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ÔE

Kenzaburô

 

大江 健三郎

(1935-2023)

INÉDIT

Philippe
SOLLERS

フィリップ・ソレルス(1936-2023)

Oe, un homme d'oreille

PHILIPPE SOLLERS ET ÔE KENZABURÔ

 

 

MITSUBORI Kōichirō

(traduit du japonais par  Michaël Ferrier)

 

Philippe Sollers

       Lorsque j'ai appris la mort de Philippe Sollers, soudain, le nom d'Ōe Kenzaburō m'est venu à l'esprit. Les deux grands écrivains français et japonais décédés successivement ne semblent pas avoir de point de contact entre eux, mais en tant qu'écrivains du même âge, il me semble qu'ils ont suivi une trajectoire très similaire. D'où, sur un coup de tête, les quelques propos ci-dessous.

       Quoique mon nom soit inscrit sur la liste des traducteurs de cette étoile scintillante, je n'ai en fait jamais pu comprendre l'écrivain Sollers. Lorsque j'étais étudiant à l'université (dans la première moitié des années 1990), j'avais certes lu la série des traductions japonaises publiées jusque là, mais comme cela se produit avec la rougeole, qu'on n'attrape que pendant la jeunesse, une fois la fièvre retombée, je n'ai plus touché aux livres de Sollers publiés en France. Pour le dire franchement, ils ne m'ont pas intéressé.

       Par conséquent, lorsque j’ai accepté, à l'invitation des éditions Suiseisha, de traduire Un vrai roman. Mémoires [1], je me suis retrouvé à me demander à plusieurs reprises, dans un mélange de regret et de remise en question, pourquoi j’avais entrepris de traduire quelqu’un comme Sollers. C’est pourquoi je n’avançais pas tellement dans la traduction. C'était vraiment un manque de respect envers l'éditeur qui m’en avait fait la demande, et surtout envers l'écrivain et son œuvre. J’en suis profondément désolé.

[1] Philippe Sollers, Un vrai roman. Mémoires, Paris, Plon, 2007. (Note du traducteur).

Sollers, édition japonaise d'Un vrai roman


Le fait de pouvoir goûter pleinement,
à la fois en français et en japonais,
c'est-à-dire de manière redoublée,
ce style littéraire unique,
qui porte incontestablement la signature de Sollers,
on ne peut le décrire que comme
une 
« bénédiction du traducteur ».

 

Un vrai roman (2007)

『本当の小説 ― 回想録』

Édition japonaise, Suiseisha, 2016

       Pourtant, alors que je transposais en japonais cette langue légère et spirituelle, où coexistent des fulgurances extraordinaires et une élégante fluidité, j'ai souvent ressenti un sentiment d'euphorie. Le fait de pouvoir goûter pleinement, à la fois en français et en japonais, c’est-à-dire de manière redoublée, ce style littéraire unique qui porte incontestablement la signature de Sollers, on ne peut le décrire que comme une « bénédiction du traducteur ».

 

       Cependant, d’un autre côté, le sentiment de ne pouvoir comprendre Sollers m’est resté jusqu’à la fin. Pendant le travail de traduction, j'ai relu quand c’était nécessaire les traductions japonaises, j'ai examiné des œuvres qui n'avaient pas été traduites en japonais, j'ai parcouru l'internet à la recherche d'interviews et de vidéos, j'ai consulté des articles et des essais de chercheurs ou bien encore diverses sortes de biographies critiques, mais le sentiment de ne pas bien comprendre cet écrivain n'a pas disparu. Les œuvres remarquablement « difficiles » comme DrameNombres et Paradis, qui mettent au premier plan leur caractère expérimental en y mêlant des innovations dans le langage littéraire, mais aussi les romans « ordinaires » à partir de Femmes et Portrait du joueur, qui s’inspirent de la vie personnelle de l’auteur lui-même et d’évènements contemporains, ont tous quelque chose qui m’empêche de les comprendre. Il en va de même non seulement pour ses romans, mais aussi pour ses nombreux essais littéraires, ses essais sur l’art ou ses biographies critiques. Même s’il est possible de comprendre en surface ce que Sollers dit dans ses écrits, il reste quelque chose d’inexplicable dans ce qu'il essaie de transmettre à travers ses diverses activités d'écriture. Les motifs des fluctuations et des transformations à répétition de celui qu’on a aussi parfois qualifié de « renégat» ne sont pas non plus très compréhensibles. Quelles pouvaient bien être les motivations de l’écrivain Sollers ?

Les deux hommes ont des thèmes divergents
et l'atmosphère créée par leur style d'écriture unique est également dissemblable...

Philippe Sollers

Sollers dans son bureau

Ôe Kenzaburô

Ôe dans son bureau

Cela dit, la trajectoire qu'ils ont tous deux suivie
n'est-elle pas quelque peu similaire ?

Ôe Kenzaburô
Ôe Kenzaburô, Un curieux travail

       Toutefois, à la mort de Sollers, je ne sais trop pourquoi, la figure d’Ōe Kenzaburō m’a paru se surperposer à la sienne – comme pour dire, sous le coup d’une émotion profonde, « ah, monsieur Sollers, après monsieur Ōe, vous aussi finalement ?... », sur l’air de The Times They Are A-Changin' – et j’ai eu l’impression de comprendre un tout petit peu mieux comment appréhender l’écrivain Sollers. Bien sûr, les deux hommes ont des thèmes divergents et l’atmosphère créée par leur style d’écriture unique est également dissemblable. Plus que tout, leur image en tant qu’écrivain est différente. Cela dit, la trajectoire qu’ils ont tous deux suivie n’est-elle pas quelque peu similaire ?

 

       On peut admettre qu’ils sont morts à peu près en même temps, mais leur date de naissance ne diffère elle aussi que d’une année : 1935 pour Ōe, 1936 pour Sollers. Autrement dit, ils ont vécu à la même époque et à peu près au même âge. La guerre dont ils ont fait l’expérience pendant leur enfance a dû laisser une marque importante sur leur formation intellectuelle ultérieure. Tous deux ont faits leurs débuts dans le milieu littéraire lorsqu’ils avaient à peine plus de vingt ans. Un curieux travail d’Ōe (1957) et Une curieuse solitude de Sollers (1958) [2] – il m’arrive de confondre les deux titres – ont été acclamés par des écrivains et des critiques bien plus âgés qu’eux. Cependant, tous deux ont rapidement abandonné le style vif et frais de leurs premières années et se sont retrouvés exposés aux commentaires négatifs des critiques, Sollers pour Le Parc (1961) et Ōe pour Une affaire personnelle (1964). De même, bien qu’ils aient ensuite pris des orientations différentes, tous deux n’ont eu de cesse de renouveler constamment leur écriture romanesque. Tout au long des années 1970, tout en négociant en permanence avec des conceptions intellectuelles d’avant-garde, ils ont continué à explorer de nouvelles méthodologies et, vers 1980, ils ont finalement produit des œuvres étranges et déconcertantes, inaccessibles au commun des lecteurs : Le Jeu du siècle pour Ōe (1979) et Paradis pour Sollers (1981) en constituant sans doute le point culminant.

Philippe Sollers
Une curieuse solitude, Philippe Sollers
Philippe Sollers
Ôe Kenzaburô

[2] Il s’agit de la nouvelle Kimyô na shigoto, traduite du japonais par Stéphane Nadaud et Murasawa Mahoro sous le titre Une vie de chien (dans Stéphane Nadaud, Les Japons de Kenzaburô Ôé, Paris, éd. Demopolis, 2013, p. 141-162), et par Antonin Bechler, sous le titre Un curieux travail (Gallimard, 2016, repris dans Œuvres, Paris, éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2016). La première publication en japonais avait eu lieu dans le journal de l’université de Tokyo (Tôkyô daigaku shimbun), en mai 1957. Le roman de Sollers Une curieuse solitude est paru au Seuil l’année suivante, en 1958. (Note du traducteur).

       À partir des années 1980, leurs trajectoires sont également similaires. Tous deux sont progressivement revenus à un format et à un style narratif faciles à comprendre et ils ont commencé à modeler leurs sujets, leurs intrigues et leurs personnages en choisissant leur matière dans leur vie personnelle et dans les phénomènes sociaux de leur époque. Chez l'un comme chez l'autre, la tendance à l'autofiction est évidente. De plus, les ressemblances sont frappantes dans leur technique consistant à créer leur propre œuvre à partir d'une relecture d'auteurs classiques, en utilisant parfois leurs citations comme noyau. La Divine Comédie de Dante est une référence importante qui leur est commune à tous deux, mais les relectures/réécritures de William Blake et de Dickens du côté d’Ōe et celles des classiques chinois et des écrivains français du XVIIIe siècle pour commencer, puis de Nietzsche, Rimbaud, Proust et Céline du côté de Sollers, sont trop nombreuses pour être énumérées.

Vitrine de la librairie Mollat, Bordeaux

Qu'arrive-t-il à ceux qui font de l'écriture
une « habitude de vie » ?

Oe Kenzaburo, 2023

Hommage à Philippe Sollers en vitrine de la librairie Mollat, Bordeaux

Photo ©Marc Pautrel, mai 2023

Hommage à Ôe Kenzaburô, couverture de la revue Eureka, juillet 2023

Photo ©Michaël Ferrier

Ôe Kenzaburô et son fils

Ôe et son fils

Hikaru

       Rétrospectivement, ce qu’on a pu considérer comme les « apostasies » de Sollers, comme par exemple le passage du maoïsme au papisme, n'ont rien d'un changement frivole de pensée ou de position, mais semblent plutôt être l'expression de la sincérité d’un écrivain qui, quelles que soient les résistances qu'il a rencontrées, n'a jamais cessé de renouveler ses techniques narratives personnelles. Dans ses dernières années, Ōe a révélé qu'il avait travaillé sans relâche en tant que romancier et, dans ses dernières années, Sollers a lui aussi affirmé que c’était sa fierté d’avoir poursuivi son travail avec concentration sans jamais se lasser. Même s'il semble parfois exhiber son masque médiatico-culturel et se comporter de manière ostentatoire, Sollers est un homme qui, dès son plus jeune âge, a fait de l'écriture une « habitude de vie », pour reprendre une des expressions préférées d’Ōe.

       Qu'arrive-t-il à ceux qui font de l'écriture une « habitude de vie » ? Ōe a déclaré dans une interview publiée en 2007 : « J’ai commencé à écrire des romans quand j'étais jeune. J'ai écrit des romans sur des choses qui se sont produites dans ma propre vie, pas sous forme de récit personnel (watakushishôsetsu) [3], mais en y substituant une forme de fiction. Cependant, je me suis aperçu qu’imperceptiblement, c’est l’inverse qui s’est produit et j’ai eu à plusieurs reprises l’impression que ce que j’avais moi-même créé comme fiction envahissait ma vie réelle. Au fur et à mesure que, par le biais de mes romans, je scrute la réalité quotidienne de ma propre vie, en l'exagérant, en la distordant et en la mettant sens dessus dessous, la frontière entre ma vie réelle et mes romans se déplace curieusement » (« Ōe Kenzaburō par lui-même »). 

Philippe Sollers et son fils

Sollers et son fils

David

[3] Watakushi-shôsetsu (mot à mot : « roman-je ») : genre littéraire japonais complexe, Souvent écrit à la première personne (en anglais, on le traduit par I-novel), et que l’on compare souvent à l’autofiction.

(Note du traducteur).

Signature d'Ôe Kenzaburô

       J’ai l’impression que la citation d’Ōe jette un éclairage saisissant sur la déclaration du début d’Un vrai roman. Mémoires de Sollers (2007) : « Toute ma vie, on m’a reproché d’écrire des romans qui n’étaient pas de vrais romans. En voici enfin un. « Mais c’est de votre existence qu’il s’agit », me dira-t-on. Sans doute, mais où est la différence ? ».

Signature de Philippe Sollers

Kōichirō MITSUBORI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©2023 by Kôichirô Mitsubori/Suiseisha,

Michaël Ferrier pour la traduction

Tokyo Time Table 2024

Références électroniques :

http://www.tokyo-time-table.com/ôe-sollers

Comète, juin 2023

      MITSUBORI Kōichirō est né en 1972. Actuellement professeur à l'Institut de technologie de Tokyo. Spécialisé dans la littérature française. Ses principales publications comprennent Histoire littéraire des citations (co-auteur, 2019) et les traductions de Loin de Rueil de Raymond Queneau (2012) et d’Un vrai roman. Mémoires de Philippe Sollers (2019).

       Ce texte, écrit à l'occasion de la mort de Philippe Sollers, a été publié pour la première fois en japonais dans コメット通信第35号 (revue Comète, numéro 35, juin 2023). Avec l'aimable autorisation de la revue Comète, Tokyo, Suiseisha).

 

Traduction : Michaël FERRIER

Koichiro MITSUBORI

Ce texte fait partie du
DOSSIER
ŌE KENZABURŌ

Ôe Kenzaburô au milieu de ses livres, décembre 2014  ©Kyodo

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PHILIPPE SOLLERS

Philippe Sollers au milieu de ses livres
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