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Maryse CONDÉ
マリーズ・コンデ

Michaël FERRIER
​ミカエル・フェリエ

 

 

Entretien avec Maryse Condé

 

INÉDIT
Maryse, août 2014, photo Michaël Ferrier.JPG

Maryse Condé, août 2014, Gordes  ©Michaël Ferrier

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Logo de l'Université des Ondes

Maryse, photo Michaël Ferrier.JPG

Maryse Condé, août 2014, Gordes  ©Michaël Ferrier

       En 2001, Maryse Condé vient pour la deuxième fois au Japon, invitée par l'université Chuo. Je suis alors en train de préparer avec le professeur Nobutaka Miura une série de 15 émissions radiophoniques de 40 minutes chacune pour l'"Université des Ondes" (Hôsô daigaku 放送大学, rebaptisée depuis the Open University of Japan), destinée à présenter les "écrivains francophones" au public japonais.

 

       La liste de ces auteurs, que j'ai élaborée seul, et qui a ensuite été approuvée par le professeur Miura, regroupe certains des plus grands noms de la littérature contemporaine : Milan Kundera (Moravie), Emil Cioran (Roumanie) et Agota Kristof (Hongrie) pour l'Europe, Amadou Hampâte Bâ (Mali), Léopold Sédar Senghor (Sénégal) et Ahmadou Kourouma (Côte d'Ivoire) pour l'Afrique, Antonine Maillet (Nouveau-Brunswick) et Réjean Ducharme (Québec) pour le Canada, Kateb Yacine (Algérie), Abdelkébir Khatibi (Maroc) et Abdelwahab Meddeb (Tunisie) pour le Maghreb, Axel Gauvin (La Réunion) pour l'océan Indien, Aimé Césaire (Martinique), Édouard Glissant (Martinique) et Maryse Condé (Guadeloupe) pour les Caraïbes. Ce choix est le fruit d'un mélange de mes goûts personnels et des contraintes propres à la diffusion radiophonique : il s'agissait d'offrir au public japonais un programme non pas exhaustif mais somme toute assez représentatif de l'histoire, des problématiques et des enjeux de la "littérature francophone" (notion par ailleurs assez discutée et parfois contestée durant ces émissions, notamment par Maryse Condé elle-même), en lui offrant la possibilité de découvrir quelques-uns de ses protagonistes les plus importants.

       On trouvera ci-après la quasi-intégralité de cet entretien, que nous avions à l'époque scindé et réparti dans quatre émissions différentes (celles sur Césaire, Glissant et Senghor et, évidemment, celle sur Maryse Condé). La grande écrivaine guadeloupéenne y livre une vision "sans fards" (comme y invite un de ses titres autobiographiques qui est devenu comme sa marque de fabrique), parfois cinglante et parfois tendre, et nous livre quelques-unes de ses vérités sur son rapport à Césaire, à Glissant, à la francophonie et, par-delà, à son œuvre elle-même et à sa conception de la littérature. Cet entretien, réalisé dans les studios de The Open University à Chiba, était resté jusqu'à présent inédit.

       L'émotion me gagne lorsque je réalise qu'à l'époque, à l'exception du grand Ancien Amadou Hampâte Bâ et de Kateb Yacine, tous les auteurs de ce programme étaient encore en vie. Aujourd'hui, hormis Antonine Maillet et Axel Gauvin, ils sont tous morts. Maryse Condé vient donc désormais de rejoindre une autre liste, que la nôtre préfigurait : celle des auteurs classiques. En ce sens, elle demeure, plus que jamais, un écrivain vivant.

Michaël FERRIER 

Maryse Condé et Michaël Ferrier, New York, 1998.jpg

Maryse Condé et Michaël Ferrier, dans son appartement de New York, 1998

©Archives Michaël Ferrier

J'ai d'abord été une enfant de Césaire...

       Michaël Ferrier : Bonjour Maryse.

 

       Maryse Condé : Bonjour.

 

       Michaël Ferrier : Bienvenue ici. Le premier texte que nous allons évoquer, c'est un texte fort connu d'Aimé Césaire, et le texte s'appelle Cahier d'un retour au pays natal, bien sûr vous le connaissez. Dans ce texte, il y a le mot « Négritude » qui apparaît, et on définit souvent ce texte comme l'acte de naissance de la Négritude. Alors, j'aimerais avoir vos réactions : que représente Césaire pour vous ? Cette théorie, ce mot de « Négritude » qui a fait couler beaucoup d'encre, qu'est-ce qu'il suscite aujourd'hui pour Maryse Condé, écrivain ?

 

       Maryse Condé : Oui, je voudrais peut-être revenir sur ce qu'a dit le Professeur Miura [dans sa présentation en japonais], qui dit qu'Aimé Césaire est le fondateur de la littérature aux Antilles. Je crois qu'il faut peut-être nuancer, et dire la littérature écrite, parce qu'il ne faut pas oublier qu'il y avait toute une production orale des esclaves qui a duré des siècles et des siècles, et qui aujourd'hui surtout irrigue la littérature de tous les écrivains antillais. Alors, disons que Césaire est le fondateur de la littérature écrite. La littérature en français. C'est une réserve qui est assez importante.

 

       Il est assez paradoxal de voir qu'Aimé Césaire, qui a été un produit parfait de la culture et de l'éducation françaises, puisqu'il a été un Normalien – le premier Normalien des Antilles, de la Martinique – a été aussi le premier à se révolter contre cette espèce d'assimilation aveugle des Antillais aux valeurs de l'Occident, et a été le premier à dire, à déclarer ouvertement : « Il est beau et bon d'être un nègre ».

 

       Alors, Frantz Fanon qui a été son élève quelques années plus tard, nous raconte comment la plupart des gens en Martinique se demandaient s'il n'était pas fou. Tellement il était étonnant, à cette époque-là, de dire des choses pareilles.

 

       Donc pour lui, le fondement de ce qui est devenu la Négritude, c'est le fait que les Martiniquais, les Guadeloupéens ne sont pas des Fran..., ne sont pas des Blancs. Ce sont des Noirs, ce sont des « nègres » comme on  disait à l'époque, dont l'origine se trouve par-delà le vaisseau négrier en Afrique. Et que par conséquent, il faut avoir les yeux tournés vers ce continent si on veut affirmer son identité et sa culture.

Maryse Condé, 2008

Photo : Medef

Source :  Wikimedia Commons

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Césaire : « le premier Normalien des Antilles, a été aussi le premier à se révolter contre cette espèce d'assimilation aveugle des Antillais aux valeurs de l'Occident, et a été le premier à déclarer ouvertement : 

« il est beau et bon d'être un Nègre »»

       Michaël Ferrier : Et alors, comme vous l'avez dit, il y a quelque chose de paradoxal dans cet écrivain. Là, dans le poème que nous étudions, il y a un vers par exemple qui définit les Africains, c'est :

« Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole

Ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité »

 

       Là, le paradoxe est bien présent, puisque c'est un éloge mais en même temps un éloge qui passe par une double négation à chaque fois.

 

       Maryse Condé : Oui, n'oubliez pas que Césaire écrit ce Cahier autour des années 1938. Toute l'Afrique est encore colonisée : il n'y a pas de pays libre, il n’y a que des gens sous le fer et la domination et des Occidentaux. Par conséquent, il n'y a pas encore... il ne pense pas encore à se débarrasser des mythes et des clichés qui ont été entassés sur le dos des Africains. Il a tendance à valoriser justement ce qui a été toujours considéré comme une négativité : « D'accord, on n’a rien inventé, on n'a rien inventé mais au moins on n'est pas pareil à vous, c'est-à-dire des brutes sanguinaires et guerrières ». Donc, c'est une façon, vous avez raison, paradoxale, de valoriser sa différence.

Césaire, Cahier, tapuscrit 3.jpg

       Maryse Condé : Je dirais que j'ai d'abord été une enfant de Césaire et qu'Aimé Césaire a été celui qui m'a d'abord éveillée à l'écriture et qui m'a donné un sens de mon identité. Alors, comme vous le savez, Césaire voulait, enfin préconisait une sorte de retour, au moins spirituel, à l'Afrique. Comme les femmes font toujours les choses beaucoup plus à fond que les hommes, j'ai pensé qu'un retour spirituel n'était pas suffisant et qu'il fallait un retour physique à l’Afrique. Donc j'ai commencé par retourner en Afrique, vivre douze ans en Afrique, essayer de comprendre cette civilisation qui se révélait à moi. 

 

       Après douze ans, je me suis rendu compte que je la comprenais très mal et que vraiment j'étais autre chose, que je portais en moi une culture qui était différente, la culture antillaise. Donc, très logiquement, je suis retournée chez moi pour essayer de découvrir cette culture, et là je suis arrivée à un deuxième stade de la « quête d'identité », pour employer cette expression très connue, et qui était une sorte de caribéanité, une sorte de créolité, mais pas du tout basée sur l'utilisation exclusive de la langue créole.

       Et puis ensuite, troisième stade, je me suis rendu compte que cette appartenance aux Antilles était un peu étroite, qu'il y avait des liens que les Antilles avaient créés avec les États-Unis, avec toutes les parties du monde, peut-être le Canada aussi, et qu'il fallait un peu explorer beaucoup plus largement l'identité. Donc je suis arrivée à un troisième stade, dans lequel je suis encore maintenant, qui serait une forme d'identité éclatée, qui ne s'appuie plus sur le lieu d'origine, qui ne s'appuie plus tellement sur la langue, qui ne s'appuie surtout pas sur la race, mais qui peut-être est beaucoup plus complexe et composite que tout cela à la fois.

       Michaël Ferrier : Donc vous êtes dans un processus d'écartement vis-à-vis de nombreux points d'ancrage...

         

       Maryse Condé : La littérature antillaise a toujours été définie de façon très étroite. D'abord Césaire dit : nous sommes Africains. Je m'aperçois que ce n'est pas vrai du tout : nous ne sommes pas des Africains. Ensuite,  la  créolité  –  Glissant  en  particulier –  dit  :  « nous sommes des Créoles, nous appartenons à un univers qui a été défini par la plantation ». Oui ! c'est vrai, mais cet univers a quand même débordé le bassin caribéen, s'est étendu à d'autres lieux, a essaimé, s'est enrichi d'autres cultures. Donc finalement je pense que cette vision un peu stéréotypée, et surtout sclérosée, monolithique, de la culture antillaise doit être repensée. La culture change, la culture vit, les gens, les Antillais changent, les Antillais se déplacent dans l'espace et se déplacent aussi dans d'autres cultures et il faut essayer justement de saisir ces  modifications.

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« Je suis arrivée à un troisième stade,
qui serait une forme d'identité éclatée,
qui ne s'appuie plus sur le lieu d'origine,
qui ne s'appuie plus tellement sur la langue,
qui ne s'appuie surtout pas sur la race,
mais qui peut être beaucoup plus complexe
et composite que tout cela à la fois. 
»

La révolution d'Édouard Glissant
est une révolution extrêmement importante,
et dont la portée doit être pleinement mesurée.

       Michaël Ferrier : Nous continuons notre voyage dans les Caraïbes avec Édouard Glissant.

 

       Maryse Condé : Si on peut schématiser, disons que pour Aimé Césaire, l’Africain était… l’Antillais était un fils d’esclave. Il venait d’Afrique, et son devoir c’était de se retourner vers ce continent perdu et de le réhabiliter. Césaire n’a jamais pensé que dans les Antilles, dans le système de plantation, l’esclave avait créé quelque chose. Édouard Glissant est celui qui nous a fait connaître la créativité de la culture née dans cet espace carcéral, cet espace terriblement ghettoïsant et horrible : en dépit des conditions dans lesquelles l’esclave vivait, il a créé. Et Édouard Glissant a été le premier qui a attiré l’attention sur la langue que l’esclave a créée, sur la musique, sur les formes de vie, sur les formes de religion et qui nous a dit que nous n’étions pas simplement des bâtards d’Afrique, que nous étions des créateurs du Nouveau Monde. Je crois que la révolution d’Édouard Glissant est une révolution extrêmement importante, et dont la portée doit être pleinement mesurée.

 

       Michaël Ferrier : Oui – et cette révolution… Comme tous les grands penseurs, Glissant ne part pas de zéro. Est-ce que vous pouvez nous dire un mot sur les écrivains, les essayistes, les théoriciens, notamment du côté anglo-saxon, qui l’ont influencé ?

 

       Maryse Condé : Influencé… Peut-être que sur le mot je mettrais des réserves. Mais disons que, avant lui, nous avons un écrivain comme Kamau Brathwaite, qui a beaucoup étudié le problème des sociétés créoles à la Jamaïque, son pays, et qui a vu que vraiment, le Blanc et le Noir, dans l’espace de la colonisation, créaient des formes de vie nouvelle, créaient une culture nouvelle. Évidemment, Glissant l’a lu, Glissant a été pénétré de la justesse de ses études.

Édouard Glissant

Photo : Ulf Andersen/Solo

Source :  edouardglissant.fr

Maryse Condé, La Cuisine et la Vie

traduit par Miyako Otsuji, 

Éditions Sayûsha, 2018

       Nous avons aussi un écrivain très important de la Guyane, qui s’appelle Wilson Harris, qui lui aussi a compris que nous n’étions pas simplement des gens aux mains nues, que toute la région des Caraïbes est au contraire une région de grande créativité, malgré l’oppression économique, politique et culturelle qu’elle connaissait. Alors, il est certain que Glissant faisait partie d’une espèce de fratrie comme ça d’écrivains, appartenant à des origines diverses. Et ces idées, il les a exprimées avec force, et il les a fait connaître mais surtout pour le monde francophone. Elle existaient déjà, elles étaient déjà prononcées dans d’autres parties du monde.

       Nobutaka Miura : Glissant est présenté au Japon surtout comme penseur de l’antillanité et de la créolisation. Alors, qu’est-ce que ces mots représentent ?

 

       Maryse Condé : L’antillanité, il l’a bien définie. Il a dit : « Le lieu dont nous parlons, c’est les Antilles ». Ça veut dire que maintenant il est peut-être un peu vain de chercher toujours à se rattacher à une origine africaine. Glissant a eu des mots très durs pour l’origine africaine, l’ancêtre africain. Il dit qu’il devient charlatan dans les Antilles, il dit que sa pensée se pervertit, qu’il devient pour ainsi dire un peu en dégénérescence finalement. Il faut donc un peu oublier l’Afrique, selon Glissant, et penser au présent, à ce qui a été fait dans le contexte du bassin caribéen. L’antillanité donc, c’est simplement se détacher de cette espèce de raccord/rapport césairien, pour évaluer ce qui est créé aujourd’hui.

       Et la créolisation, alors là c’est une notion beaucoup plus floue à mon avis, qui veut dire qu’étant donné les mélanges, l’immigration, les échanges, les contacts qui se font à travers le monde, que ce soit en Guadeloupe, mais que ce soit aux États-Unis, que ce soit au Japon peut-être, partout, le monde finalement devient multiculturel, pluriculturel, et la créolisation ce n’est qu’une façon de parler de cette perte de culture « pure » si l’on peut dire, au détriment d’une forme de culture qui serait beaucoup plus métisse.

Démultiplier les lieux et les référents...

       Michaël Ferrier : Venons-en maintenant à Traversée de la Mangrove. Un homme est mort. Cet homme s’appelle Francis Sancher et le roman, c’est donc la veillée funèbre : tout le monde se réunit autour du mort et va parler du mort à sa manière. C’est un choix narratif extrêmement habile : ça permet de reconstituer tout un puzzle social, et ça dessine donc de manière extrêmement intelligente la Guadeloupe…

 

         Maryse Condé : Oui, alors il faut dire d'abord qu'un écrivain n'aime pas ses enfants, une fois qu'ils sont adultes, une fois qu'ils sont sortis de lui-même, il n'y a pas ce rapport narcissiste et obsessionnel à l'œuvre qu'on a créée. Une fois qu'un livre est fait, finalement, on n'est pas tellement content de lui et on pense déjà au prochain.

 

       Donc c'est un peu difficile pour moi de revenir au moins dix ans en arrière et parler de la Traversée. Mais disons que c'est un roman que j'ai écrit au moment où j'essayais de me persuader que j'étais une Créole, et que je n'étais rien d'autre que ça, que mon univers c'était la Guadeloupe, et où j'essayais d'enregistrer ce qui fait la culture de la Guadeloupe. Déjà j'étais sensible au changement qu'il y a entre la Guadeloupe dans laquelle je vivais et la Guadeloupe qui avait été présentée par d'autres écrivains comme une espèce de Guadeloupe à peu près mythique et invariable. Mais c'était quand même un moment où je pensais que je n'avais pas d'autres raisons d'être à travers le monde, que je n'avais pas de liens avec d'autres parties du monde. Donc c'est un roman un peu, comment dirais-je ? : une sorte d'isolat, l'expression d'un isolat guadeloupéen. Et par la suite évidemment, j'ai complètement abandonné cette théorie et j'ai parlé de tout ce qui s'ajoute à cette culture des origines.

         Alors oui, Traversée de la Mangrove : 20 monologues, de plusieurs personnages. Je venais de lire un écrivain américain, Faulkner, qui m'avait énormément frappé : son livre Tandis que j'agonise. J'avais aimé la structure en monologue intérieur et j'avais eu envie de m'inspirer de cela. J'avais eu aussi envie de construire un récit qui ne soit pas linéaire, qui soit éclaté, et finalement, ne pas présenter une histoire, plutôt démultiplier les lieux et les référents, afin que le lecteur construise l'histoire à sa façon.

 Maryse CONDÉ             

 

©2001-2024 by 放送大学/Maryse Condé/Michaël Ferrier/Tokyo Time Table

Laurent Voulzy, Belle-Île-en-Mer,

chantée par L. Voulzy à son enterrement

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