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Philippe
SOLLERS

INÉDIT

フィリップ・ソレルス(1936-2023)

SOLLERS :

DES LOINTAINS AU PARADIS

 

 

KONUMA Jun'ichi

(traduit du japonais par  Michaël Ferrier)

Sollers.JPG
Paradis, manuscrit.jpeg

Manuscrit de Paradis

Source : l'excellent site Pile Face

       C’était sans doute le soir, sur le chemin du retour, je sortais du bureau plus tôt que d’habitude grâce au système des horaires flexibles. J’étais assis dans un wagon de la ligne Yurakucho, sur ce qu’on appelle aujourd’hui une place prioritaire et qu’on appelait à l’époque, je crois, un Silver seat [1].

       Dès que je quittais l’entreprise, je tournais ma vie déprimante d’employé de bureau vers d’autres endroits, de toutes les manières possibles.

 

       Je pense que c’est le son du français dans mes oreilles qui m’a fait lever les yeux. Une Française et son enfant se tenaient devant moi, mais quand est-ce que j’ai bien pu remarquer leur présence ? Sur mes genoux, posé au-dessus de mon sac, un exemplaire du magazine Brutus [2] était ouvert. On y voyait une photo de Philippe Sollers avec une tête de cochon. Le garçon, en âge de fréquenter l’école primaire, regardait la scène avec beaucoup d’intérêt. Spontanément, j’ai grommelé dans ma barbe : « Ça, c’est Philippe Sollers… ».

       La jeune mère continua alors en disant : « Sollers, tu sais, est un écrivain bien établi, et le fait qu'il soit représenté avec une tête de cochon a pour but de surprendre et de bouleverser le système des valeurs. » Ça alors… juste en regardant du coin de l’œil la photo à l’envers, tout en douceur, sans rien connaître du contexte ni du contenu du magazine, et elle l’a expliqué à l’enfant… Quand j’ai levé la tête, la femme m’a lancé un regard qui signifiait : « N’est-ce pas, Monsieur ? ». J’ai souri spontanément sans rien dire.

       La mère et le fils, qui avaient pris le train à Kôjimachi, sont descendus à la gare où se trouvait l'école où je suis allé pendant longtemps, à peu près vers la fin des années 1980.

[1]  Silver seat : les « sièges argentés » pour les personnes âgées ou handicapées. (Note du traducteur).

[2]  Brutus (ブルータス) est un célèbre magazine japonais, créé en 1980 à destination d’un lectorat masculin, consacré à la culture et au style de vie de Tokyo. (Note du traducteur).

Sollers est un écrivain bien établi et le fait qu'il soit représenté avec une tête de cochon a pour but de bouleverser le système des valeurs...

Sollers à la tête de cochon,

 Brutus, no 197, 15 février 1989

Drame, édition japonaise originale.jpg

       Pourtant, alors que je transposais en japonais cette langue légère et spirituelle, où coexistent des fulgurances extraordinaires et une élégante fluidité, j'ai souvent ressenti un sentiment d'euphorie. Le fait de pouvoir goûter pleinement, à la fois en français et en japonais, c’est-à-dire de manière redoublée, ce style littéraire unique qui porte incontestablement la signature de Sollers,  on  ne  peut  le  décrire  que  comme  une  « bénédiction du traducteur ».

 

       Cependant, d’un autre côté, le sentiment de ne pouvoir comprendre Sollers m’est resté jusqu’à la fin. Pendant le travail de traduction, j'ai relu quand c’était nécessaire les traductions japonaises, j'ai examiné des œuvres qui n'avaient pas été traduites en japonais, j'ai parcouru l'internet à la recherche d'interviews et de vidéos, j'ai consulté des articles et des essais de chercheurs ou bien encore diverses sortes de biographies critiques, mais le sentiment de ne pas bien comprendre cet écrivain n'a pas disparu. Les œuvres remarquablement « difficiles » comme DrameNombres et Paradis, qui mettent au premier plan leur caractère expérimental en y mêlant des innovations dans le langage littéraire, mais aussi les romans « ordinaires » à partir de Femmes et Portrait du joueur, qui s’inspirent de la vie personnelle de l’auteur lui-même et d’évènements contemporains, ont tous quelque chose qui m’empêche de les comprendre. Il en va de même non seulement pour ses romans, mais aussi pour ses nombreux essais littéraires, ses essais sur l’art ou ses biographies critiques. Même s’il est possible de comprendre en surface ce que Sollers dit dans ses écrits, il reste quelque chose d’inexplicable dans ce qu'il essaie de transmettre à travers ses diverses activités d'écriture. Les motifs des fluctuations et des transformations à répétition de celui qu’on a aussi parfois qualifié de « renégat» ne sont pas non plus très compréhensibles. Quelles pouvaient bien être les motivations de l’écrivain Sollers ?

         C’est mon professeur particulier de français qui m’a appris le nom de Sollers. J’étudiais le français depuis longtemps, mais comme je n’avais fait aucun progrès et que cela pouvait me causer du tort pour l’examen d’entrée à la fac, mes parents avaient demandé à un élève plus âgé de me donner des cours. Mais celui-ci ne parlait que d’art et de littérature et mes résultats ne se sont pas beaucoup améliorés. Il m’enseignait plutôt les noms des écrivains de la période post-existentialiste qui gravitaient autour du Nouveau Roman, et c’est alors que j'ai lu quelques pages d'un exemplaire du Défi de Sollers aux éditions Daisan Shobô, qui était censé être épuisé à l'époque. Même si je lisais le texte, comme cela faisait partie de ma préparation aux examens, je ne regardais que le sens des mots, la grammaire et la syntaxe, et j’en ignorais complètement le contenu et le style. Cependant, le nom de l’auteur est incontestablement resté dans un coin de ma tête, et j'ai acheté Drame et Nombres. Je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait. Même sans les comprendre intellectuellement, j’aurais pu me satisfaire de les saisir intuitivement. Mais je n’y arrivais pas non plus. Mon seul mérite finalement, c’était de les avoir achetés.

Édition japonaise de Drame (1965),

rééd. Getsuyosha, 2015

Eureka.jpg

Le fameux numéro d'Eureka

de juillet 1978

       Bien des années plus tard, j'ai acheté l'exemplaire original de Paradis. Il porte la mention au crayon : « 19850601 » (1er juin 1985). La première édition date de 1981, cela fait donc un certain temps. Avant sa publication en livre, j’en avais vu quelques pages dans la revue Eureka (le numéro de juillet 1978, portant sur « Le Roman français contemporain »), dans la traduction d’Iwasaki Tsutomu [3]. Je les avais juste regardées en passant et n’avais pu en lire que des extraits. J’avais tout de suite été découragé. Je ne pouvais pas comprendre le texte original. Pourtant, je l’ai acheté pour y jeter un coup d’œil. Avais-je d’ailleurs vraiment l’intention de l’acheter ? Peut-être faisais-je seulement du lèche-vitrines ? Si j’en juge d’après la date, il semble que je venais de terminer ma formation, juste après avoir commencé à travailler en entreprise : contrarié et irrité, je suis allé à France Tosho [4], et comme ce livre rouge m’a sauté aux yeux, je l’ai acheté en désespoir de cause, sans en attendre grand chose.

       On ouvre le livre et le regard suit les mots au fur et à mesure qu'ils apparaissent. Le son des mots, le crépitement qu’ils portent en eux, coule indépendamment de leur sens. La sonorité de la langue française et la façon dont les mots s’entrelacent sont très agréables. Cela ne veut pas forcément dire que le texte n’est jamais relié à un sens mais, en fonction des parties, il arrive qu’on se demande ce que ça veut dire, même si on risque de faire plein d'erreurs. Par endroits, on peut voir le mot et l’« image » clignoter tour à tour. En même temps, le son, les sonorités des mots et les enchaînements de sons vibrent dans le corps.

       Je n'ai jamais eu de livre de référence. Jamais. Mais quand on me demande : « Quel est votre livre préféré ? », et que je me sens mal à l'aise de répondre tout de suite par la négative, alors, celui qui me vient à l'esprit, c'est Paradis. Je ne le dis jamais à voix haute. Jamais. Le livre à couverture rouge que j'ai sous les yeux flotte dans mon esprit. Pour l’instant, l’ensemble des pages entre (par les yeux) dans mon champ de vision. C’est la course-poursuite des mots. Peut-être même que j’esquisse un léger frémissement des lèvres ? Et pourtant, je n’y comprends rien. Rien du tout. Mais c'est là. À une époque, lorsque j'essayais d'écrire un texte créatif et que j'étais bloqué, j'ouvrais Paradis au hasard et je suivais les mots.

[3] Iwasaki Tsutomu (1931-2015), premier traducteur de Sollers dans l’Archipel. C’est un des traducteurs les plus importants du XXe siècle (Beckett, Duras, Larbaud, Malraux, Proust, Robbe-Grillet, Simon, Yourcenar…). Voir son témoignage dans la table ronde « Les  coulisses  de  la traduction », in La Tentation de la France, la tentation du Japon, dir. Michaël Ferrier, Arles, Picquier, 2003 (Note du traducteur).

[4] France Tosho : célèbre librairie spécialisée dans la vente de livres français (Note du traducteur).

Edition japonaise de Nombres.jpg

Édition japonaise de Nombres (1966), Shinchôsha, 1976

Sollers, Paradis.jpg

       Ce n'est pas que je n'ai pas lu certaines œuvres de Sollers depuis qu'il est revenu à des « romans » beaucoup plus ordinaires. Après Femmes, plusieurs traductions ont vu le jour. J’en ai lu certaines et d’autres non. En ce qui concerne les livres que je voulais lire, ils n’avaient pas été traduits. J’ai feuilleté Les Folies françaises et Beauté et j’ai eu l’impression d’y prendre du plaisir. Peut-être me suis-je trompé. Je me suis aussi intéressé à ses textes sur la musique et à ses essais de théorie littéraire. Pourtant, je les ai tous oubliés. La seule chose dont je me souvienne est une partie de son livre sur Dante. Mais cela ne vient-il pas aussi, peut-être, du fait qu’avant, il y avait eu Paradis ?

       J'ai aussi acheté Paradis 2. Date de l’achat : 19860508 (le 8 mai 1986). Une année plus tard seulement que le premier livre rouge. Celui-ci cependant, je crois que je l'avais trouvé sur l'étagère des nouvelles publications. C'est vers le milieu des années 1990 que j'ai acheté l'édition de poche Points-Seuil. À cette époque, je n’ai pas noté la date. La couverture montre un fragment de la peinture originale du Retable de Saint-Job de Bellini, avec trois personnes jouant des instruments de musique, et le visage de Jean-Baptiste tronqué sur le côté droit. Il a les yeux fermés, son menton repose sur l'instrument. Il tient un luth à la main, mais sur cette couverture, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'un instrument de musique, même si l'on sait que c'en est un.

       Quand on ouvrait la revue Tel QuelParadis apparaissait de manière remarquable. Il n'y avait pas de ponctuation. Pas de majuscules, pas de points d'exclamation. De plus, il était en italiques. En revue, le texte n’avait pas beaucoup de pages, mais une fois devenu un livre, il en comptait 254. Parfois, comme s'il se mettait à tracer l'alphabet lettre par lettre, le texte scande le rythme tan ti ta ta ta ta tan ti ta ta ta ta ta ta tan et énumère les noms de langages informatiques courants à l'époque (Fortran, Cobol, Assembleur), mais démodés depuis longtemps au XXIe siècle. Au milieu de tout cela, il y avait aussi des passages comme donc pas ce roman il vous est fermé et non pas parce que difficile mais élémentaire, dont je ne pouvais dire s’ils étaient ou non autoréférentiels.

Édition japonaise de Femmes

Kawade Bunko, 2007

Paradis, Tel Quel.jpg

Édition japonaise de Théorie des Exceptions (1985)

Kawade Shobô Shinshi, 1991

       Cependant, comme cela arrive souvent, ce sont le début et la fin du livre qui attirent le regard. 

 

       Du début du texte, voix fleur lumière écho des lumières cascade jetée dans le noir chanvre écorcé filet des le début c’est perdu plus bas je serrais ses mains fermées de sommeil, jusqu’à la fin : il commande un express serré qui lui est aussitôt servi le boit avale un verre d’eau glacée bâille deux fois de sommeil allume une cigarette puis soudain relâché léger renverse négligemment la tête au soleil.

 

       Des mots comme voix, lumière, noir, chanvre, mains fermées et express, verre d'eau glacée, cigarette et bâille se trouvent liés par le mot sommeil et reviennent en boucle de la fin au début. C’est ce que les italiques incarnent par leur forme même. C'est ainsi que je le ressens.

       Paradis 2, c’est une autre histoire. Cette fois, le texte n'est pas en italiques, mais il est disposé en lettres droites et dans une police de caractères très courante. Bien. Je suppose que cette orientation était voulue (je n'ai pas vérifié ce qu’il en était dans la publication en revue), et que c’était l’intention de l’auteur. Et pourtant, et pourtant, il y a un mais. L'édition de poche de 1994 est en caractères droits. Alors que la première version de Paradis était en italiques, la façon dont cette version apparaît à l'œil est assez – ou devrais-je dire tout à fait – différente. Ce n’était pourtant pas la réimpression d’un texte du 17e ou du 18e siècle, mais pour Paradis 2, en une dizaine d'années, à ma grande surprise, le format a été modifié, et même la police de caractères a été changée. J'étais vraiment perplexe et j’ai pensé que cette version avait perdu de l’éclat et de la douceur du Paradis originel. Je disais pour plaisanter que, vraiment, l'édition originale et cette édition de poche devaient être goûtées différemment, et s’il s’agissait bien du même Paradis, la dimension en était différente – dans l'édition de poche, toutes les polices de titres en faisaient un   paradis minuscule, et non un PARADIS majuscule.

Bandeau de la collection Sekai no bungaku (Littératures du Monde),

volume 26, figurant Sollers (Le Parc) et Le Clézio (Terra Amata)

éditions Shueisha, 1976. Photo Michaël Ferrier

Édition japonaise de Mille Plateaux (1980)

Kawade Shobô Shinshi, 1994

『密室論』七月堂.jpg

La Théorie de la chambre fermée,

livre sans ponctuation,

Shichigatsudo, 1989

       Je n'ai jamais été un bon lecteur de Sollers, et je ne le serai certainement jamais. Au moment oùj'ai découvert son nom pour la première fois, les éditions Shueisha publiaient la collection Sekai no Bungaku (Littératures du monde), où Sollers et Le Clézio figuraient dans le même volume. C’était en 1976. J'avais l'idée stéréotypée que c'était l’avant-garde de la France, et j'y croyais. Si je regarde en arrière, je m’aperçois que la publication de Paradis a eu lieu l'année suivant celle de Mille plateaux. Sans oublier le recueil de poèmes d’Asabuki Ryôji, La Théorie de la chambre fermée (1989) [5]. C’est cette atmosphère, que je sentais ne serait-ce qu'un peu, depuis l'autre côté de la mer, qui fait que j’ai toujours été sensible à Sollers, même si je ne l’ai pas suffisamment lu. Il y a Sollers, Sollers est là. Je ne sais pas s’il s’agit d’un hommage approprié, mais je voulais envoyer ce message au Paradis pour lui dire que c’est ainsi qu’il est reconnu dans l'archipel de l'Extrême-Orient.

[5] Recueil de poésie d’Asabuki Ryôji publié en 1989. Asabuki Ryôji, né en 1952, qui a obtenu un doctorat en littérature française en 1982, est spécialiste de la poésie française moderne et contemporaine et du surréalisme : professeur à la faculté de droit de l'université Keio depuis 1997, il est notamment l’auteur d’un livre sur Breton. C’est le père d’Asabuki Mariko, lauréate du prix Akutagawa. La Théorie de la chambre fermée est un livre sans saut de ligne, portant notamment sur l’amour sexuel. (Note du traducteur).

KONUMA Jun'ichi    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©2023 by Konuma Jun'ichi/Suiseisha,

Michaël Ferrier pour la traduction

Tokyo Time Table 2024

Références électroniques :

http://www.tokyo-time-table.com/sollers-japon-paradis

Comète, juin 2023.png

       KONUMA Jun’ichi est né en 1959. Critique musical et culturel, actuellement professeur à l'Université Waseda (Tokyo), il est aussi poète. Ses principales publications incluent Minimal Music : Réflexions et développements (en japonais, Tokyo, Seidosha, 1997 [édition complétée 2008]), Konuma Jun’ichi, une compilation d’essais sur la musique, à une époque où on trouve la musique ennuyeuse (en japonais, Tokyo, Artes Publishing, 2023).

       Ce texte, écrit à l'occasion de la mort de Philippe Sollers, a été publié pour la première fois en japonais dans コメット通信第35号 (revue Comète, numéro 35, juin 2023). Avec l'aimable autorisation de la revue Comète, Tokyo, Suiseisha.

Traduction : Michaël FERRIER

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Ce texte fait partie du
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PHILIPPE SOLLERS

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