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Nikos KAZANTZAKI

 

 

 

Petit portrait du Japon

dans un éclat de rire

ニコス・カザンザキス

(1883-1957)

Nikos Kazantzaki

Nikos KAZANTZAKI

Nikos Kazantzaki, Voyages ChineèJapon

       En 1935, Nikos Kazantzaki part pour un long voyage dans toute l'Asie : Chine, Japon, Mandchourie, Asie centrale et Tibet. Il quitte Le Pirée le 20 février 1935, arrive à Kobe le 24 mars 1935, puis séjourne à Tokyo du 5 au 22 avril 1935, d'où il embarquera ensuite pour la Chine (chronologie établie à partir de Nikos Kazantzaki : Sa vie, son œuvre, 1883-1957, de Colette Janiaud-Lust, Maspéro, 1970). Ses impressions de voyage paraissent d'abord dans un quotidien athénien, puis dans un recueil de textes intitulé Japon-Chine, publié en 1938.

       En voici les premières lignes, qui résument bien l'empathie et l'écoute que Kazantzaki cultive dans son écriture de voyage : « Quand je ferme les yeux pour voir un pays que j'ai connu, pour l'écouter, le humer, le toucher, je sens mon corps se troubler et se réjouir comme à l'approche d'un visage bien-aimé. »

       Dans le passage suivant, extrait du chapitre « Derniers jours à bord », Kazantzaki relate son arrivée au Japon, par bateau, après une longue et ennuyeuse traversée - et le choc d'un pays qui s'ouvre dans un éclat de rire. Prenant le contre-pied de bien des discours convenus sur le Japon de l'époque (et sur celui d'aujourd'hui), c'est par le rire en effet qu'il choisit de caractériser le Japon, un rire homérique, tragique et puissant.

 

       Kazantzaki reviendra une fois au Japon, juste avant sa mort, en 1957. Sur sa tombe est inscrite l'épitaphe suivante, issue de son essai Ascèse :

 

Δεν ελπίζω τίποτα / Δε φοβούμαι τίποτα / Είμαι λέφτερος

« Je n'espère rien,

Je ne crains rien,

Je suis libre. »

Michaël FERRIER

Haniwa​,  terre-cuites funéraires japonaises, période Kofun (VIe siècle) 埴輪、古墳時代

Haniwa​,  terre-cuites funéraires japonaises, période Kofun (VIe siècle)

埴輪、古墳時代

Traduit du grec par Liliane Princet

et Nikos Athanassiou

「尾形光琳 光琳図案」Ogata Kōrin

「尾形光琳 光琳図案」Ogata Kōrin

         Sur le bateau, j'observe mes compagnons de voyage et tantôt je suis saisi de pitié, tantôt mon regard se durcit et les refuse. Quand les hommes se sont partagé les femmes, et les femmes les hommes, quand ils ont échangé leurs marchandises, sorti toutes leurs toilettes de soirée et raconté toutes leurs histoires, ils sont vidés. Ils pendent aux cordages du bateau : ballons dégonflés. Comme des pantalons, des chemises, des robes, une lessive humaine claquant et gonflant au vent de la mer.

(...)

         Nous avons appris tous les mots japonais que nous pouvons. Arigato, qui veut dire merci, o hayo, bonjour, komban wa, bonsoir, nippon panjai, vive le Japon. Le soleil s'appelle taiyo, la lune, tsouki, mais tout cela ne nous réconforte pas.

         A la proue, un chien attaché fixe le désert du large en hurlant lamentablement. A l'entendre, nous avons le frisson. Comme si c'était notre voix. Dans l'ennui, les êtres humains et les animaux se confondent. Je commence déjà à constater que mes compagnons de voyage perdent peu à peu leurs expressions humaines. Chacun revient en arrière, à l'animal ancestral, au totem de sa famille - l'un au porc, l'autre au perroquet, le troisième à l'âne. Et les femmes à la renarde, à la jument, à la truie. Le bateau ressemble à un monstre infernal qui nous transporterait sur ses épaules. La nuit, il est plein d'yeux verts et rouges et ses entrailles métalliques gémissent. La journée, il en sort un flot de langues humaines et il parle. et quand il s'approche d'un port, il se met à siffler d'un air moqueur pour que ceux de la terre viennent nous voir.

 

         La mer de Chine monte et descend, sauvage. Toute la journée, elle a été trouble, jaune et le bain que nous avons pris dans la mer était plein de boue. Jamais je n'avais vu une eau si hostile et si repoussante. Haine acharnée des vagues. Ecumantes, sombres, obstinées, elles frappent le bateau. Celui-ci gémit, grince, relève le nez et avance. Mais d'autres vagues déferlent, silencieuses, jaunes, dans l'écume de leur haine, et continuent à le frapper. Aucun salut, pense-t-on. Un jour viendra où le bateau s'émiettera.

 

(...)

仙厓 義梵 Sengai Gibon

« Le peuple japonais, austère, qui parle avec mesure,
et qui a comme aucun peuple au monde, le sens de la responsabilité,
le peuple japonais sait rire. »
Le peuple japonais, austère, qui parle avec mesure,

仙厓 義梵 Sengai Gibon

         Loin à l'horizon, nous pouvons discerner dans l'espace les montagnes du Japon. Après un mois de voyage, nous voilà arrivés à destination. Tous les cœurs sont soulagés. Le sang se réveille, les visages reprennent leurs expressions intelligibles, humaines.

         Les passagers japonais rient, ils commencent à plaisanter, une anecdote en amène une autre ; je découvre une nouvelle facette de la mystérieuse âme jaune, celle du rire. Le rire a toujours été pour moi un des plus grands dieux, des plus révélateurs. Je sais bien pourquoi les rudes et taciturnes Spartiates qui prenaient la vie beaucoup plus au sérieux et au tragique que les autres Grecs, ont élevé un autel au dieu du Rire. Seul le rire spontané le plus pur a le pouvoir, non de vaincre certes (cela ne se vainc jamais) mais de neutraliser l'horreur de la vie. La tragédie n'aurait pu naître (l'homme n'aurait pu la supporter) si la comédie n'était née en même temps qu'elle. Ce sont deux sœurs jumelles. Celui-là seul qui a senti le tragique de la vie, celui-là seul est capable de sentir la puissance libératrice du rire.

         Le peuple japonais, austère, qui parle avec mesure, et qui a comme aucun peuple au monde, le sens de la responsabilité, le peuple japonais sait rire. Justement parce qu'il a un sens si tragique de la responsabilité ? La veine du rire est si riche dans les poitrines japonaises que des siècles entiers de jeûnes confucéen et bouddhique n'ont pu l'épuiser. Durant les longues soirées d'hiver, les conteurs japonais colportent encore le bonheur de village en village et le rire fait trembler les maisons basses comme il fait trembler aujourd'hui le pont du bateau. A l'horizon, apparaissait le Japon ; mère grave, silencieuse, et ses enfants l'accueillaient par des rires. Comme pour discipliner la joie qui jaillissait des poitrines sévères, chacun choisissait dans son souvenir une blague à raconter et tous ensemble, prenant prétexte de la blague, laissaient le rire éclater.

         À la limite du ciel et de la mer, le Japon se distinguait de plus en plus nettement, souriant et brillant sous le soleil matinal. Et tandis que sur  le pont les Japonais riaient d'allégresse, je crus voir soudain le Japon, telle une Aphrodite orientale, émerger du rire.

 Nikos KAZANTZAKI    

Voyages : Chine-Japon (1938)

©1971 Plon/2018 Tokyo Time Table

Dessin représentatnt Kazantzaki

Pour lire un autre texte de Kazantzaki

sur le Japon

Sur le Japon grec, le livre de Michael Lucken

Le Japon grec.jpg

北斎 葛飾 「漫画」 Hokusai Katsuhika, Manga

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