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Jacques PEZEU-MASSABUAU
(1930-2024)

 

L'Urgence universelle du lieu

 

Jacques Pezeu-Massabuau

       Agrégé d'histoire et géographie, auteur de textes décisifs sur La Maison Japonaise (POF, 1981). et sur les Façons d'habiter au Japon (avec Philippe Bonnin, CNRS, 2017), Jacques Pezeu-Massabua​u a toujours été hanté par la notion de "lieu" et toutes les problématiques se rapportant à l'habitat : géographie, ville, architecture... Son expertise étant reconnue par tous, et particulièrement appréciée des Japonais, il fut notamment l'un des rares Français - sinon le seul - à faire partie de plusieurs comités d'urbanisme de la ville de Tokyo.

       Dans le texte ci-dessous, extrait de Construire l'espace habité: L'architecture en mouvement (L'Harmattan, 2007), il se penche sur le rapport très différent à "l'environnement naturel" des nations européennes et des pays d'Extrême-Orient : une question dont on voit aujourd'hui encore - et peut-être plus que jamais - toute l'actualité...

Tang Yi (1470-1524, Le perfectionnement moral de Wuyangzi,

 Musée de la province de Liaoning, Shenyang

La mainmise autoritaire des nations européennes
sur leur environnement naturel exprime une volonté de domination. En Extrême-Orient, il en va autrement...

       La mainmise autoritaire que les nations européennes exercent sur leur environnement naturel exprime, depuis des siècles, une volonté de domination qui a culminé plus récemment en Amérique du Nord. Ici le colon se fait le maître après Dieu de ces vastes étendues jugées (à tort) vacantes et que ce même Dieu a mises libéralement à la disposition de l’homme (occidental) afin qu’il les taille à sa convenance. Tout un aspect de la jeune culture de ce peuple repose ainsi sur « l'épopée » conquérante que furent, des rivages atlantiques à ceux du Pacifique, la conquête et la construction de leurs lieux, qui devinrent aussi celles de leur propre identité.

       La séculaire avancée du peuple russe à travers les semi-solitudes glacées de l’Asie septentrionale, depuis les régions de Novgorod et Moscou jusqu'aux rives du Pacifique (atteintes dès 1648), paraît de même nature, quoiqu’avec une histoire, des territoires, et des exploits qui laissent loin derrière la modeste épopée du Far West. Poursuivie du XVIe au XIXe siècle sur quelque huit mille kilomètres, au travers d’un environnement meurtrier et de peuples autochtones autrement redoutables, elle s’opéra surtout par des initiatives individuelles dont les héros furent soit des conquérants (tel Yermak), soit des marchands (ainsi les Stroganov), soit des explorateurs, ou encore des fonctionnaires entreprenants.

Ayutthaya, Thailande.jpeg

« En Corée, au Vietnam, au Japon, la révérence native envers le monde naturel est un fait de civilisation dont la pensée, l'art et la littérature perpétuent la vision depuis les temps anciens ».

Bouddha dans l'arbre, Thailande

       ​​Mais en Extrême-Orient, il en va autrement et les démarches les plus modernes dans lesquelles ces sociétés se lancent à présent s’accordent tant bien que mal avec une révérence native envers le monde naturel, qui est un fait de civilisation et dont la pensée, l’art et la littérature perpétuent la vision depuis les temps anciens.

 

       Le montre l’exemple de la Corée, du Viêtnam et du Japon, où une telle attitude semble fonder toute la notion de lieu. Ici, il s’agit moins de dominer que de se fondre dans la nature selon une relation d’intimité jugée nécessaire à l’existence de l’homme. Elle qualifie le caractère constructeur de ces peuples et paraît aussi ancienne que leurs civilisations, même si elle s’est vu ensuite codifier et exalter dans une géomancie et une tradition artistique et poétique d’origine chinoise. Le rêve domestique qu’exprime en tous ces pays la peinture à l’encre, montrant cabanes et ermitages perdus dans la brume et comme dissous dans le paysage, s’est vu ainsi reprendre savamment dans le style japonais dit sukiya et l’architecture du thé. Parallèlement, la littérature de ce pays, pris ici comme exemple, exalte le désir de trouver dans la demeure non plus le refuge absolu qu’y voit notamment l’Occident, mais un abri ouvert aux variations saisonnières et accordant à son occupant une familiarité de chaque instant avec les éléments.

       Tel est entre autres le message du poète-ermite Kamo-no-Chômei (1155-1216) dans ses Notes de la hutte de dix pieds carrés [1], ou des Notes sur l'oreiller de la mondaine de la cour Sei Shônagon (fin Xe-début XIe siècle) [2]. Composés peu après, les Glanages d’un moment d'ennui du moine Kenkô (1283-1350) [3] tracent une vision semblable de la maison : refuge à l’écart des hommes mais ouvrant sur la profondeur de la nature. Construite de façon simple, voire rustique, sa fragilité même exprime encore le caractère périssable de toute chose.​

Notes de ma cabane de moine.jpg
Notes de l'oreiller.jpg
Les Heures oisives.jpeg

Jacques Pezeu-Massabuau a sa propre traduction des titres japonais. Nous donnons dans ces trois notes les références bibliographiques les plus récentes. 

[1] Hôjôki, 方丈記, également traduit sous le titre Cahiers de l'Ermitage ou Notes de ma cabane de moine (traduit du japonais et annoté par le Révérend Père Sauveur Cand, postface de Jacqueline Pigeot, Gouville-sur-Mer, Le Bruit du Temps, 2010).

[2] Makura no sōshi, 枕草子, également traduit sous le titre Notes de l'oreiller ou Les Notes de chevet (traduit du japonais par André Beaujard, Paris, Gallimard, 1966).

[3] Tsurezuregusa, 徒然草, également traduit sous le titre Les Heures oisives (Paris, Gallimard, 1968).

Hutte de Kamo no Chomei, sanctuaire Shimogamo, Kyoto

« La littérature japonaise exalte le désir de trouver dans la demeure non plus le refuge absolu qu'y voit notamment l'Occident, mais un abri ouvert aux variations saisonnières et accordant à son occupant une familiarité de chaque instant avec les éléments ».

​       [Ce caractère périssable de toute chose] que la nature avait enseigné ici bien avant l’arrivée du bouddhisme. Car le modèle japonais montre encore le clivage selon lequel chaque société confronte son milieu naturel dans ses conditions objectives, à la figure que sa culture en a élaborée et la réaction (prescrite par elle) qu’il convient d’y opposer. Cette « appropriation mentale » de son environnement physique par le corps social en vue d’y construire les lieux de sa continuité est la marque (et possiblement la condition de survie) de toute collectivité. Or la nature nippone se montre l’une des moins hospitalières qui soient et il n’est guère de cataclysme qui ne frappe l’archipel selon des rythmes plus ou moins rapides auxquels se succèdent typhons, séismes et raz-de-marée, volcans, enneigements excessifs et inondations. Pourtant, comme chez tout autre peuple, la civilisation nationale a dû constamment nier, justifier ou intégrer ce qui faisait obstacle à son œuvre de construction sociale. À partir de ce cruel environnement, elle a élaboré un mythe de la terre natale qui est aussi une image de la marâtre devenue mère, toute de révérence et de tendresse, et fonde un patriotisme intransigeant.

       Grâce à quoi chacun s’accommode d’une architecture domestique dont on sait la légèreté et la vulnérabilité, ouverte à tous les vents et dénuée de fondations. Glaciale en hiver, étouffante durant les étés pénétropicaux du pays, victime sans défense de ces tragiques visitations, la maison traditionnelle de l’archipel offre (n’en déplaise aux géographes) un des cadres d’existence les moins  « adaptés » qui soient aux conditions physiques. La cité multiplie à son échelle ces caractéristiques de l’habitation ; telle sa vulnérabilité aux catastrophes naturelles, qu’elle aggrave par un tissu urbain dont la compacité renforce la nature combustible. Elles donnent ensemble aux incendies (que séismes et typhons entraînent souvent) une ampleur parfois spectaculaire. Mais de ces carences de la ville ou de la demeure, le Japon ne constitue qu’un exemple ; on sait qu’il en va de même de la kasba marocaine, du patio sud-américain et, probablement, de tous les types d’établissements urbains ou de constructions dites vernaculaires, c’est-à-dire de tous les lieux traditionnels de l’homme.

(…)

       L’urgence universelle du lieu se retrouve jusque-là où l’on s’essaie à le fuir. L’art et la poésie certes mais, plus concrètement, les lieux réels de nos évasions supposées – espaces de vacances, maisons secondaires – où l’on pense oublier périodiquement les autres, ceux de l’enracinement quotidien. Telle est, au niveau du quotidien, la fonction du cabanon marseillais : asile des libertés masculines face à la demeure, lieu de la femme et symbole de la famille. Tel fut encore le « chalet suisse » dont le mobilier rustique en sapin, la façade en bois découpé, le coucou de la Forêt Noire, etc. définirent en Europe un siècle durant (1830-1930) une échappée vers les cimes alpestres d’une Helvétie imaginaire.

 

       Mais d’autres faces de notre réflexion, d’autres parts de notre espace vécu nous éloignent plus expertement du corps social et savent avec élégance disperser un moment notre moi : nous y jouons « vraiment » à nier nos lieux véritables, c’est-à- dire à les oublier quelques instants. Afin de mieux cerner a contrario la fonction de ces derniers, j’insisterai sur ces éléments de notre espace ludique que figurent le labyrinthe, la scène de théâtre et le décor de l’apparat mais, d’abord, la négation autrement profonde du lieu dont l’Asie orientale nous montre la voie dans sa pensée et son art.

La Maison japonaise, POF, 1981 

« Une architecture domestique dont on sait la légèreté et la vulnérabilité, ouverte à tous les vents et dénuée de fondations ».

Philippe Bonnin, Jacques Pezeu-Massabuau

Façons d'habiter au Japon, CNRS Editions, 2017

LA LEÇON CHINOISE

       De la Chine (et secondairement des pays qui l’entourent) nous vient une représentation de l’échappée et du « vide » que la peinture et la poésie de ces pays invitent avec force à contempler. Un tel besoin est sans doute universel et l'Occident offre à sa manière de lyriques évasions hors des lieux communs. Admirer une fleur, se perdre en son arôme, écouter tel accord de Fauré ou d’Albéniz, tel écho d’un chambertin ou d’un yquem se perdre infiniment en nous, caresser le corps d’un être aimé : autant de plongées aveugles hors de la durée quotidienne et du temps de l'horloge, un moment niés. Pourtant, à notre insu, ces « écarts » ne cessent de nous relier, et finalement nous renvoyer au système symbolique où notre culture a inscrit les valeurs du beau, du confortable, du savoureux, du mélodieux, du fantastique et de l’exotique. Ainsi feignons-nous seulement de déserter nos lieux qui en sont les dépositaires.

       Tout autre est la leçon chinoise : l’abîme que peintres et poètes ouvrent ici sous nos pensées et nos pas revêt cette fois les caractères du Vide – c’est-à-dire du véritable non-lieu. Aucune civilisation sans doute n’a déployé autant de raffinement et de subtilité à « travailler » la notion d’espace, chargeant densément d’implications philosophiques les concepts de grand/petit, dedans/dehors, et notamment de plein et de vide : « Donner de la densité aux vides en matérialisant l’irréel, ouvrir des espaces denses en irréalisant le réel » (P. Ryckmans). Dans la peinture à l’encre, le noir et le blanc s’exaltent mutuellement selon une « présence » dénuée de forme mais non de structure. À l’opposé du paysage descriptif, l’œil ne perçoit qu’une ellipse de l'intention dirigée, à la faveur de laquelle l’artiste et son œuvre se confondent en un souffle rythmique qui est l’Un, c’est-à-dire ce qui précède et dépasse la multiplicité des êtres et des choses. La poésie en propose un exemple plus catégorique encore car elle agit aux dépens des mots : la disparition des pronoms personnels, de l’indication des temps et des lieux par des prépositions, etc. replace chaque objet nommé – l’homme, la montagne, le fleuve, la fleur – dans ce monde de l’Un qui ignore (antérieur à) toute relation « logique ». De cet art, Coréens, Japonais, Viêtnamiens ont donné à leur tour des variations conformes à leur propre tempérament mais sans en altérer vraiment le message. J’en prendrai pour exemple un haïkai du grand poète japonais Bashô (1644-1694) :

Mon père, ma mère

tenace nostalgie

le cri d'un faisan

    Cette traduction (de René Sieffert) a su préserver fidèlement la réalité « nue » avant qu’elle ne s’empiège dans le réseau des rapports où l’homme l’a « logiquement » assujettie. Pour l’y réinsérer, il suffirait d’écrire banalement, dans un souci de « clarté » :

 

Je songe à mon père et à ma mère

avec une tenace nostalgie

tandis que retentit le cri d’un faisan

– langage dénotatif qui replace le lecteur au niveau du  discours  (celui  de  l’adulte,  déprivé  de  la  « vacance » de la pensée enfantine). Tout se remet en ordre et retrouve son lieu approprié ; mais les objets – moi / mes parents / la nostalgie / le cri du faisan – ont dépouillé leur pure présence tandis que l’évasion promise par le poète, le passage à l’infini, a cessé d’être possible. De l’échappée ne reste que le simulacre : la fuite au second degré qu’offre l’image littéraire.

Autres textes

de J. Pezeu sur Tokyo Time Table

 J. PEZEU-MASSABUAU  

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