François BIZET
Le Bunraku de Barthes
François Bizet ©Michaël Ferrier
Après avoir été libraire à Paris pendant dix ans, et lecteur dans plusieurs universités d’Ankara et d’Istanbul de 1993 à 2004, François Bizet est maintenant maître de conférences à l’université de Tokyo. Il étudie depuis 2007 le gidayû (義太夫) avec Takemoto Koshikô (竹本越孝).
Il a publié : Une communication sans échange. Georges Bataille critique de Jean Genet (Droz, 2007), Tôzai !... Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka (Belles Lettres, 2013), des articles sur Pétrarque, Ponge, Bataille, Genet, Perec, Guyotat, Volodine, et dans le cadre d’un collectif sur la catastrophe de Fukushima, un texte intitulé « L’inhabitat » (Penser avec Fukushima, Cécile Defaut, 2016).
Écrivain, il est l’auteur de : Tombeau (Yapi Kredi, 2013, français et traduction turque) ; Dans le Mirador, 2018, Presses du Réel ; La Construction d'Ugarit et Traité du corail, dont des extraits ont été accueillis dans diverses revues (Le Nouveau Commerce, La Revue littéraire, Fusées, Nioques).
Le texte suivant, inédit, est adapté d’une conférence donnée le 21 mars 2017 dans le cadre du séminaire animé par Emmanuel Lozerand : « L’Empire des signes : un objet, une époque. L’autre aujourd’hui », à l’INALCO, au Centre d’Études Japonaises.
Que devenons-nous lorsque nous laissons la parole à un autre ?
Illustration : Blog Vocalomakets
Je voudrais revenir ici, quelques années après sa parution, sur l’essai que j’ai consacré au bunraku : Tôzai !.. Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka, et qui à peu de phrases près se termine par ceci : « Que devenons-nous lorsque nous laissons la parole à un autre [1] ? »
Cette question que le « je » narrateur pose à la fin de son aventure avait pour moi un double sens : elle renvoyait à la circonstance décrite dans le texte, celle d’une rencontre d’amateurs de gidayû (la part narrative, dramatique et musicale du bunraku), pendant laquelle le « je », de culture vocale européenne, se produit sous le costume traditionnel du tayû (qui est à la fois conteur, comédien et chanteur). Elle concluait aussi et surtout un dialogue discret mais constant avec le Barthes de L’Empire des signes, avec sa passion et ses limites.
Ce dialogue est d’abord d’ordre formel. Il repose sur un goût du fragment, ou mieux du détail, que Barthes appelle « le goût de la division [2] », et qui se manifeste chez lui tant à travers ses objets de lecture (je pense particulièrement à l’article qu’il consacre au Mobile de Michel Butor [3]), que dans sa propre pratique d’écriture, des vignettes de Mythologies aux Fragments d’un discours amoureux [4]. Pour ce qui me concerne, une écriture à la fois intervallaire et rhapsodique permettait d’une part de restituer le caractère tâtonnant de ma découverte du bunraku, et par là d’échapper à cette écriture surplombante du « développement [5] » dont Barthes repère la toute puissance dans la rhétorique classique, mais aussi et surtout d’amener le texte ainsi disloqué à mimer son objet : la scène coupée en deux, la scission du jeu et de la voix, la tripartition du mouvement des marionnettes, et enfin, la fureur subie par les corps, jusqu’à la désarticulation, jusqu’au démembrement. « Spectacle total, mais divisé [6] », peut-on lire dans « Les trois écritures » : une formule qui venait légitimer mon entreprise et que je ne pouvais alors que contresigner.
Je me suis glissé dans ce mode discontinu sans réserve. Ce n’est qu’en chemin, trop tard donc pour le rebrousser, que j’ai compris que je m’y étais plutôt engouffré, de manière assez irréfléchie, sans avoir pris la peine d’examiner les présupposés culturels qui sous-tendent cet énoncé au balancement impeccable, aussi dense et limpide que définitif. « Spectacle total, mais divisé ». Tôzai !... n’est donc pas seulement le récit d’une découverte, c’est aussi celui d’un retournement, presque in extremis, des postulats de départ : le bunraku ne doit pas tant se concevoir comme une scène éclatée que comme une tentative à chaque fois recommencée de fusion d’éléments disparates (ce qu’on appelle en japonais 三業 sangyô, les « trois arts réunis », ou plus courant encore le 人形浄瑠璃 ningyô-jôruri, formule qui garde la trace de l’association, vers la fin du XVIe siècle, de deux traditions jusqu’alors autonomes et ambulantes : les conteurs et les marionnettistes).
Il n’est pas question, bien entendu, de refaire ici le chemin tel qu’il apparaît dans ces pages. Je voudrais simplement, comme on le dit au rugby, transformer l’essai, pour relancer les questions qui s’y posent, les déplier autrement pour repenser, par exemple, cette relation majeure qu’eut Barthes avec le théâtre et le rôle qu’eut le théâtre dans l’aventure sémiologique, en suivre la carrière et les retombées ailleurs, avant et après L’Empire des signes, dans toute l’amplitude si possible de l’œuvre.
Arrivé au Japon, un autre réel prend Barthes par surprise
et c’est d’un seul bloc :
la vision qu’a Barthes du Japon est fondamentalement syncrétique et synthétique.
Commençons par mettre en regard deux événements décisifs de la vie de Barthes : la révélation, en juillet 1954, du travail de Brecht, et la découverte, une douzaine d’années plus tard, du Japon. Voici ce qu’il dit du premier :
« …ce théâtre désaliéné que nous postulions idéalement […]
s’est trouvé en un jour devant nous dans sa forme adulte et déjà parfaite [7] ».
Je me demande si cette phrase, écrite un an après la commotion esthétique qu’a été la rencontre avec le Berliner Ensemble [8], ne pourrait pas venir éclairer, par anticipation, la fascination pour la chose japonaise. Je relis en effet la quatrième de couverture de L’Empire des signes :
« …de tous les pays que l’auteur a pu connaître, le Japon est celui où il a rencontré le travail du signe le plus proche de ses convictions et de ses fantasmes, ou, si l’on préfère, le plus éloigné de ses dégoûts, des irritations et des refus que suscite en lui la sémiocratie occidentale. Le signe japonais est fort : admirablement réglé, agencé, affiché, jamais naturalisé ou rationalisé [9] ».
De même qu’il existait, quelque part en Europe, une scène déjà radicalement affranchie de l’emprise illusionniste propre à ce théâtre « petit-bourgeois [10] » que Barthes n’avait cessé de fustiger, il existait « quelque part dans le monde (là-bas [11]) », un pays où l’utopie des signes se trouvait pleinement, et comme immédiatement réalisée, un espace symbolique où leur exposition purement extérieure conjurait toute possibilité de concrétion mythologique. Pas de « nouvelle Citroën [12] » au Japon…
Le parallèle semble assez opératoire : l’auteur de L’Empire des signes aurait reproduit à quelques années de distance un même schéma interprétatif, et mis sur un même pied les deux phénomènes. Or on doit y regarder à deux fois. Barthes savait en 1954 que la pratique théâtrale « distanciée » de Brecht était inséparable d’une longue maturation théorique, ce qui lui permet de faire jouer la métaphore de l’insecte accompli, de l’imago. Or on le voit bien, cette durée historique, nécessaire à la métamorphose de la scène européenne, est absente du discours japonais. On devine aisément pourquoi. Barthes n’avait en effet aucun mal à diagnostiquer le passage d’un théâtre abîmé dans les narcoses de l’identification à un « théâtre de libération [13] », véritablement populaire : il y était porté par une philosophie matérialiste de l’histoire, et tout comme Brecht à la même époque, par cette « critique offensive de l’idéologie » dont Jean-Claude Milner fait le nerf d’un « marxisme strictement et complètement entendu [14] ».
Arrivé au Japon, un autre réel prend Barthes par surprise, et c’est d’un seul bloc, sans cet étagement local et subtil des temporalités philosophiques, littéraires, politiques, idéologiques, qu’il reçoit tout ce qu’il voit. La vision qu’a Barthes du Japon est fondamentalement syncrétique et synthétique [15]. C’est un instantané sans épaisseur (non sans vertu illuminante, faut-il le rappeler ?), où la profondeur diachronique se voit non pas abolie, mais neutralisée, repérable à des effets de miroitement (cartes anciennes et haïkus côtoyant des acteurs et des joueurs de pachinko), tout le contraire apparemment du « feuilleté » (mot fétiche de Barthes), et qui s’annonce, dès les premières phrases de L’Empire des signes, sous la forme d’une série de prélèvements :
« Je puis aussi […] prélever […] un certain nombre de traits […]
et de ces traits former délibérément un système [16] ».
Je voudrais avancer ici qu’une telle saisie du réel, tout en frôlements et effleurements, qui fait l’étoffe de L’Empire des signes, a déjà été thématisée, sinon théorisée dans le commentaire que j’évoquais plus haut du livre de Michel Butor, Mobile, dont il est important de rappeler qu’il a été écrit après un séjour de sept mois aux États-Unis, et dans le refus d’emprunter au genre canonique du récit de voyage. Je propose donc de lire l’article de 1962 comme une espèce de matrice du livre de 1970. Barthes y présente Mobile comme « une énumération d’objets signalétiques » brassant trois plans historiques distincts, et il ajoute ceci, qui nous importe particulièrement : « On dirait que l’écrivain procède à des “prises”, à des “prélèvements” variés, sans aucun égard à leur origine matérielle. » Dans Mobile comme plus tard dans L’Empire des signes, la représentation du pays se construit dans l’indifférence à l’ordre du Temps et à sa logique : « en mêlant sans cesse ex abrupto le récit d’Indien, le Guide bleu de 1890 et les autos colorées d’aujourd’hui, l’auteur perçoit et donne à percevoir l’Amérique dans une perspective rêveuse [17] ». L’histoire, pourtant bien présente, perd alors ses contours habituels. Tous ces « éclats du temps [18] », tous ces objets discontinus, « producteurs de fantasmes [19] » se combinent à l’intérieur d’un « grand tableau [20] », d’un « grand catalogue [21] », et finalement d’« une histoire mythique [22] », dimension nouvelle à laquelle Barthes ne peut qu’attribuer le « nom mythique [23] » qui la signifie le mieux : pour lui en effet, c’est moins des « États-Unis » qu’il s’agit que de « l’Amérique ».
Il me semble qu’il y a dans cette lecture structurale du livre de Butor un geste prémonitoire qui annonce, toute proportion gardée avec l’innovation typographique et rythmique de Mobile, la texture de L’Empire des signes, une texture propre à faire apparaître les traits de la réalité japonaise à la fois dans leur discontinuité irréductible (« il n’y a jamais de signes que discrets [24] »), et dans leur contiguïté dynamique. À l’évidence, cela relève d’une tension, d’une contradiction insoluble, indialectique, que l’on pourrait toutefois s’amuser à faire tenir dans un (autre) mot fétiche de Barthes, dans une de ces catégories du sensible bien relevées par Jean-Pierre Richard : « le moiré [25] ». La moire, c’est bien sûr la surface pure, qu’aucune intériorité ne vient expliquer, à tout moment susceptible de muer ou de se fuir, et de se recomposer sans pour autant cesser d’être elle-même, mais pour Richard, elle renvoie aussi à « une proxémie : un art de l’immédiateté voluptueuse. Pour être reconnu, et mis en mouvement, le trait n’y a plus besoin d’invoquer aucun autre trait lointain […]. La qualité s’y manifeste d’elle-même, en une sorte d’expansion aussi intime qu’extatique [26] ». L’Empire des signes, ou : à même la peau des choses…
Édition japonaise de L'Empire des Signes (Tokyo, Shinchôsha, 1974, Chikuma Gakugeibunko, 1996)
« … ce à quoi la Sémiologie doit s’attaquer,
c’est le système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier ;
c’est trop peu de vouloir changer des contenus,
il faut surtout viser à fissurer le système même du sens :
sortir de l’enclos occidental, comme je l’ai postulé dans mon texte sur le Japon. »
Roland Barthes
Statue du poète Hôshi : « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe ».
Cela a été dit de nombreuses fois : un tel bonheur des surfaces, plutôt que des profondeurs, fait courir deux risques au texte : qu’il paraisse daté (arrêté dans les années 1960 [27]) ; et surtout, que chaque trait prélevé nous soit donné à lire non pas dans la densité multidimensionnelle de ses déterminations, en ce qu’il sédimente et fossilise de mutations complexes — ce qui, nous le savons, est le gage le plus sûr d’une lecture démythifiante [28] —, mais à la mesure exclusive d’un dualisme Orient/Occident (« utopie » versus « sémiocratie »), un tel dualisme serait-il rêvé, inventé, idéel [29].
Je ne veux pas atténuer la portée heuristique qu’eut ce dualisme pour Barthes lui-même, et ce en dépit de la défiance qu’il vouait à toute forme d’« antilogie » (on se souvient que la première version de L’Empire des signes commence par une charge assez virulente contre « l’antithèse [30] »). Si « L’utopie, c’est le champ du désir [31] », comme il l’écrit en 1974, il ne fait aucun doute que ce champ est venu informer son expérience du Japon, façonner le contact avec ce nouveau monde, cristalliser l’espace, les corps et les pratiques, et que ce qu’il appelle devant Hasumi Shigehiko « le Japon réel [32] » a été mis en suspens, on pourrait même dire obnubilé, en proportion de la puissance d’investissement de ce désir. C’est dans ce « système », ou « fantasme », ou « fiction », qu’il appelle alors : « le Japon [33] », que Barthes se convainc de trouver l’envers de son décor familier, les antipodes exacts de cette culture de la maîtrise des significations, de cette « sémiurgie [34] » où le signifié est à ce point hypostasié qu’il se trouve être à l’origine et à la fin de toute opération de savoir. Assez vite du reste, L’Empire des signes, et l’« exemption du sens [35] » qui en est le cœur, a été présenté par son auteur comme une sorte de coin enfoncé dans l’empire occidental du signifié, constituant ainsi dans l’arsenal théorique de l’époque une nouvelle « machine de guerre [36] » :
« …ce à quoi la Sémiologie doit s’attaquer, ce n’est plus seulement, comme au temps des Mythologies,
la bonne conscience petite-bourgeoise, c’est le système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier ; c’est trop peu de vouloir changer des contenus, il faut surtout viser à fissurer le système même du sens : sortir de l’enclos occidental, comme je l’ai postulé dans mon texte sur le Japon [37] ».
La visée principale de Barthes est alors de faire trembler la linéarité de la lecture,
de l’amener à se déployer dans un espace de résonances inouïes
qu’il appelle « le volume de l’écriture ».
昭和59年4月6日に開場した国立文楽劇場の番付 Programme du Théâtre National de bunraku lors de son ouverture, le 6 avril 1984
Source : 日々精進・日々文楽・日々吉田玉助
Au sein de ce dispositif militant, que Barthes appelle au moment même de la parution de L’Empire des signes, une « sémioclastie [38] », le théâtre joue un rôle majeur, et il est temps maintenant, après ce premier survol, d’aller y regarder de plus près. Appuyons-nous pour cela sur un des derniers moments rétrospectifs du Roland Barthes par Roland Barthes :
« Au carrefour de toute l’œuvre, peut-être le Théâtre : il n’y a aucun de ses textes, en fait, qui ne traite d’un certain théâtre, et le spectacle est la catégorie universelle sous les espèces de laquelle le monde est vu. […]. Ce qui l’a attiré, c’est moins le signe que le signal, l’affiche : la science qu’il désirait, ce n’était pas une sémiologie, c’était une signalétique [39]. »
Mais qu’est-ce que Barthes appelle ici « un certain théâtre » ?
Dès avant la révélation de la dramaturgie brechtienne, Barthes était convaincu que la critique du réalisme, tel qu’il présidait en France aux destinées du théâtre bourgeois, devait passer par un ressourcement dont seuls la tragédie athénienne, le spectacle populaire (le catch [40]) et plus accessoirement la tradition orientale (le nô [41]) étaient susceptibles de fournir le modèle. Au centre de cette aspiration, un motif : « l’extériorité des signes [42] » (« l’affiche », déjà), qui devait faire pièce, si j’ose dire, à la sclérose d’une scène où les principes aristotéliciens de la mimèsis avaient dégénéré pour finalement aboutir au triomphe du « simili [43] ». Dès 1953 donc, dans un article sur les « Pouvoirs de la tragédie antique », commence à s’affirmer le désir d’un théâtre idéal, débarrassé de toute scorie vériste, le rêve d’un « univers composé de signes enfin purs, irréversibles [44] » : gestes, voix, matériaux, couleurs, éclairages, musiques, etc. L’événement brechtien, pour renversant qu’il soit, ne vient donc que donner corps à ce que Timothy Scheie, dans Performance Degree zero, appelle justement un « rêve utopique [45] ». Avec Mère Courage, le rêve se matérialise, et il est désormais confirmé que la théâtralité,
« … c'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur [46] ».
Cette notion de théâtralité, dont l’enjeu sémiologique est manifeste, ne cessera d’être reprise, enrichie, bien au-delà des bornes qu’on a coutume d’évoquer lorsqu’il est question des liens de Barthes et du théâtre — 1960 marquant en effet sa désaffection des salles de spectacle, ainsi que l’abandon de la performance en tant qu’objet critique, et tout cela pour une unique raison : « Brecht m’a fait passer le goût de tout théâtre imparfait et c’est, je crois, depuis ce moment-là que je ne vais plus au théâtre [47] ». Certes, la théâtralité continue d’agir, mais hors scène. On la retrouve en 1963, significativement convoquée sous la forme d’une « polyphonie informationnelle [48] », dans le cadre plus large d’une sémiologie du texte littéraire à laquelle elle est chargée de montrer la voie méthodologique : il n’est plus question alors pour l’exégète de « transmettre un message positif (ce [le texte] n’est pas un théâtre des signifiés), mais de faire comprendre que le monde est un objet qui doit être déchiffré (c’est un théâtre des signifiants [49]) ». Selon Scheie [50], la postérité de cette notion est considérable. En témoigne notamment la production des années 1970-1973, époque où « les métaphores théâtrales prolifèrent de nouveau [51] », et ce aussi bien dans le champ théorique : c’est le cas de l’article « Texte (théorie du) », rédigé pour l’encyclopédie Universalis, où précisément le texte est présenté comme « le théâtre même d’une production où se rejoignent le producteur du texte et son lecteur [52] », selon une stricte filiation brechtienne donc ; mais aussi dans le champ d’une praxis de la lecture, comme dans Sade, Fourier, Loyola, et surtout S/Z, dont Jacques Derrida admirait « la mise en scène [53] ».
La visée principale de Barthes est alors de rompre avec une certaine « monodie littéraire [54] », de faire trembler la linéarité de la lecture, de l’amener à se déployer dans un espace de résonances inouïes qu’il appelle « le volume de l’écriture [55] » — « texte étoilé, texte brisé [56] » issus d’une découpe sauvage en lexies, mais en même temps, tressage des codes [57], « tissu des voix [58] », texte pluriel ou multiple — un tel texte n’étant plus défini par l’homogénéité d’un style ou d’un ton, vecteurs institués de l’herméneutique, mais par la théâtralisation des combinatoires langagières (idée d’inspiration bakhtinienne évidemment) qui sans arrêt le traversent. Tissure et volume : on le sent bien ici, la moire est encore à l’œuvre, et de manière tout à fait constituante dans ce paragraphe consacré à la polychromie des niveaux de discours chez Sade : « Il se forme ainsi un texte qui donne […] la sensation de son étymologie : c’est un tissu damassé, un tapis de phrases, un éclat changeant, une apparence ondée et chatoyante de styles, une moire de langages [59] ».
Il ne fallait donc pas s’y fier. L’« épaisseur de signe » n’était qu’un trompe-l’œil. L’espace scénographique qu’elle promettait n’a rien à voir avec la profondeur ordonnée, totalisante, et finalement univoque dans laquelle s’établit l’activité classique (philologique) de déchiffrement. Qu’est-ce qui explique cette différence essentielle ? Comme le réaffirme Barthes dans la Préface de Sade, Fourier, Loyola, « théâtraliser, […] c’est illimiter le langage ». L’écriture a cette caractéristique : elle advient « au moment où il se produit un échelonnement de signifiants, tel qu’aucun fond de langage ne puisse plus être repéré [60] ». La leçon capitale de S/Z, issue très directement des travaux de Charles S. Peirce sur le concept de sémiosis, se voit ici confirmée : le signe n’a pas d’origine [61]. Entrer dans le régime du signe, c’est « abolir la dernière (ou la première) limite, l’origine, le fondement, la butée, c’est entrer dans le procès illimité des équivalences [62] ». Ad infinitum, dirait Peirce [63]. On se souvient de la forme que prend cette même proposition dans la légende qui figure, dans L’Empire des signes, sous la statue du poète Hôshi : « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe [64] ». Image parfaite d’une surface simultanément altérée et reformulée, du « feuilleté de la signifiance [65] », ou encore : d’un infini lever de rideau.
Roland Barthes chez lui en 1975 ©Graeme-Baker/Sipa
S’il y a « révolution brechtienne »,
c’est bien dans l’atelier de ce nouveau « réalisme » défini par Barthes
qu’elle éclate avec le plus de force.
Et dans cette perspective d’un « art révolutionnaire »,
il n’est pas du tout indifférent que la première version des pages sur le bunraku
ait été conçue au plus fort des événements de 1968.
Bunraku en entreprise
(source : Compagnie Contre Ciel)
À la faveur de ce retour au livre qui nous occupe, posons-nous maintenant cette question : comment estimer l’impact de la scène japonaise dans le regain de la métaphore théâtrale au début des années 1970 ?
Pour Scheie, et je le suivrai entièrement sur ce point, il ne fait aucun doute que la découverte du bunraku, invité à Paris dans le cadre du Théâtre des Nations en mai 1968, quatorze ans donc après le Berliner Ensemble [66], est venue confirmer, et même radicaliser les thèses énoncées pendant la période 1953-1960 sur la nécessité en France d’un renouveau du langage dramaturgique. Par rejet viscéral d’un réalisme servile [67] et comme le suggère Bernard Dort, du théâtre d’acteurs [68], Barthes pouvait-il en effet espérer mieux qu’une scène où chaque instance du jeu est ainsi montrée, isolée dans sa singularité, si naturellement exhibée dans son fonctionnement sémiotique ? D’une certaine façon, la distanciation brechtienne est dépassée sur son propre terrain, car la marionnette du bunraku, à l’intersection des trois corps agissant des manipulateurs et des deux corps chantant du tayû et du shamiseniste (sans compter la pléthore d’accessoiristes, faussement discrets), va bien au-delà, dans la disjonction, de l’acteur chinois, dont Brecht vantait dès 1935 la capacité de dédoublement [69]. Dimension politique mise à part, le dispositif-bunraku actualise l’utopie d’un théâtre non aliéné, absolument hétérogène à l’illusionnisme. (Je voudrais malgré tout faire remarquer une ombre, légère, à ce tableau : il ne manquait plus en effet pour parfaire cette consécration d’un bunraku brechtien avant la lettre, que de faire valoir son caractère narratif. Dimension essentielle de cet « art épique » dans lequel est vivement encouragé tout « ce qui coupe (cisaille) le voile, désagrège la poix de la mystification [70] », et reconnue bien entendu par Barthes lui-même : l’« action ne doit pas être imitée, mais racontée [71] ». Or, dans L’Empire des signes, le tayû apparaît tantôt comme « récitant », tantôt comme « vociférant [72] », jamais il n’est vu comme narrateur.)
Quoi qu’il en soit de ce point aveugle, la réception a lieu. La troupe d’Ôsaka, qui donne alors Sonezaki shinjû, vient sans nul doute combler chez Barthes le vide laissé par toutes ces années d’éloignement de la vie théâtrale, et incarner à sa manière, du fond de son ancienneté et de son extranéité culturelle, les constructions théoriques des décennies 1950 et 1960 : très loin d’une « pseudo-Physis » (« fausse Nature » donc, ou « esthétique de l’expression “naturelle” du réel », bref vérisme bourgeois), le ningyô-jôruri réunit à l’inverse tous les critères d’une « anti-Physis [73] », tel que Brecht en avait eu de longue date l’intuition :
« …chez Brecht, l’homme est fait par le dramaturge ; il n’est pas si loin qu’on le croit d’une poupée animée ; on peut dire d’une autre manière que le fond brechtien constitue la créature en artifice ; comme dans beaucoup d’arts populaires, du théâtre oriental au guignol, c’est parce que les hommes sortent d’un milieu physique évidemment informe, qu’ils sont déjà démystifiés [74] ».
S’il y a « révolution brechtienne », c’est bien je crois dans l’atelier de ce nouveau « réalisme [75] », défini par Barthes dans le même texte, qu’elle éclate avec le plus de force. Et dans cette perspective d’un « art révolutionnaire [76] », il n’est pas du tout indifférent que la première version des pages sur le bunraku ait été conçue au plus fort des événements de 1968. Je ne reviendrai sur la charge polémique de ce qui s’intitulait alors « Leçon d’écriture », très justement relevée par Tiphaine Samoyault [77], qu’afin d’ajouter ceci : le passage le plus explicitement critique de l’hystérie révolutionnaire (à propos de l’antithèse), a été retiré de la version définitive, en conséquence de quoi les phrases qui suivent, et qui, elles, ont été conservées, prennent plus de poids encore :
« La parole étant […] massée sur le côté du jeu, les substances empoissantes du théâtre occidental sont dissoutes : l’émotion n’inonde plus, ne submerge plus, elle devient lecture […].
Tout cela rejoint, bien sûr, l’effet de distance recommandé par Brecht, qui fut le premier, il faut peut-être le rappeler, à comprendre et à dire l’importance critique du théâtre oriental. Cette distance, réputée chez nous impossible, inutile ou dérisoire, et abandonnée avec empressement, bien que Brecht l’ait très précisément située au centre de la dramaturgie révolutionnaire (et ceci explique sans doute cela), cette distance,
le Bunraku fait comprendre comment elle peut fonctionner [78] ».
À qui était-il urgent de « rappeler » que le lieu majeur de l’action révolutionnaire n’était peut-être pas tant la rue, ni même l’Odéon occupé (Jean Genet parlerait plus tard de Mai 68 comme d’une « théâtralité […] sans danger [79] »), qu’une scène où devait se jouer une profonde et rigoureuse refonte de la perception et de la conscience [80] ? Révolution trahie donc, ou tout simplement manquée… Comme lorsque dans un tout autre contexte Antonin Artaud déplorait l’engagement des surréalistes dans la « Révolution du monde », forcément limitée à ses yeux car strictement matérielle, au détriment de ce qu’il appelait alors de ses vœux : une « Révolution intégrale [81] » qui aurait permis de modifier les conditions mêmes de la pensée. Le retour impromptu de Brecht sur la scène japonaise ravive chez Barthes à la fois un enthousiasme fondateur et l’amère désillusion qui s’est ensuivie, contradiction qu’il avait déjà éprouvée en 1965 en ces termes, quasi orphiques : « Il faut […] revenir sur l’éblouissement brechtien, puisque c’est lui, semble-t-il, qui m’a paradoxalement éloigné du théâtre [82] ». En 1968, un cycle s’achève. Il y a bien loin en effet du moment inaugural que j’évoquais en commençant cet exposé — la révélation en 1954 d’un théâtre « désaliéné » —, à ce jour du 2 mai qui vient tout à coup exhumer le rêve brechtien pour l’enfouir tout aussitôt.
Et pourtant… C’est dans le temps même de cet étrange reflux que le dispositif-bunraku se voit investi d’une vertu inédite, porteuse, prometteuse. Car dans l’esprit de Barthes, et c’est aussi ce qu’a bien vu Scheie, cette scène segmentée, ces « trois écritures séparées, […] geste effectué, […] geste effectif, […] geste vocal [83] », mais interdépendantes, ne cessent de faire écho, à moins qu’elles n’y appellent, à la théorie du texte qui est alors en train de mûrir, dans la dynamique lancée en 1966 par Critique et vérité. Entre autres nombreuses occurrences, citons celle-ci, où le parallèle est explicite :
« Comme dans le texte moderne, le tressage des codes, des références, des constats détachés, des gestes anthologiques, multiplie la ligne écrite, non par la vertu de quelque appel métaphysique, mais par le jeu d’une combinatoire qui s’ouvre dans l’espace entier du théâtre [84]. »
On assiste ici à un étonnant chassé-croisé, car tandis qu’il fait entrevoir et s’évanouir, à la faveur d’un coup de théâtre aussi resplendissant qu’éphémère, véritable baroud d’honneur, ce qu’aurait pu devenir une scène occidentale convertie au brechtisme, le bunraku avance et matérialise tous les enjeux à venir de la sémiologie critique : primauté des codes, de la discontinuité, de l’écriture plurielle, primauté de la combinatoire. Parce qu’il est, au-delà de Brecht, hors « mimésis », s’étant défait du dernier alibi naturaliste qu’est l’acteur, parce qu’il est en conséquence tout entier tendu vers cette « sémiosis [85] » où il est loisible aux signes de se croiser, de se fuir et de se régénérer à l’infini, le bunraku assure une nouvelle légitimité à la métaphore théâtrale. Il n’est donc pas du tout surprenant de voir celle-ci présider à la relecture de Sade, de Fourier, de Loyola et de Balzac.
Le tayu Takemoto Toji
Source ; Japanese Theater by Thomas Immoos (text) and Fred Mayer (photos). London: Studio Vista, 1977, p. 17. English translation by Hugh Young.
L’œuvre de Barthes doit être considérée comme
« une magnifique entreprise de dépoissement »,
c’est-à-dire : comme une lutte contre la répétition, le retour du même,
contre toute forme d’ossification du langage et de la pensée.
Tout compte fait, la section intitulée « Les trois écritures » est un moment charnière. La scène du bunraku s’y tient comme au carrefour des lignes de force théoriques du moment, mais elle semble aussi reproduire, de l’intérieur du livre même, le geste critique qui le fonde : comme elle, et selon un singulier effet spéculaire, L’Empire des signes se construit à la grâce de « la citation, [de] la pincée d’écriture, [du] fragment de code [86] ». La structure discontinue du spectacle transparaît dans le texte même. Une théâtralité en acte, pourrait-on dire.
Or, une question se pose : en quoi consiste (au sens étymologique de « se tenir ensemble ») un « Spectacle total, mais divisé » ? Comment un livre tel que L’Empire des signes peut-il tenir ensemble, s’il est à ce point étranger à la coagulation d’un savoir, mais plutôt, comme le dira sous peu la Leçon, résolument du côté, plus volatil, de la « saveur [87] » ? On se souvient du Mobile de Butor : discontinuité irréductible et contiguïté dynamique. La question qui se pose à Barthes, jusque dans son dernier cours au Collège de France sur La Préparation du roman (qui est je le rappelle une réflexion sur le passage de l’infiniment petit de la notation à l’infiniment grand du récit), est presque une question de physique — cohésion moléculaire ou liaison atomique. Puisque en effet les signes sont essentiellement discrets [88], puisque entre eux travaille cet espacement sans lequel aucune mobilité ne serait possible (vieux thème lucrécien), pourquoi ne partageraient-ils pas les propriétés des composantes les plus fines de la matière ?
J’ai mis en évidence, dans Tôzai !…, le traitement lexical différencié que Barthes appliquait aux scènes japonaise et occidentale : d’une part, le vocabulaire de la division : césure, déphasage, etc ; et d’autre part, l’homogénéité organique d’un spectacle jugé « anthropomorphe », où « le geste et la parole (sans parler du chant) ne forment qu’un seul tissu, congloméré et lubrifié comme un muscle unique [89] », version physiologique de la « poix » et de toutes les « substances empoissantes » déjà citées, auxquelles on pourrait encore ajouter l’image de l’engluement [90]. Je voudrais avant de conclure donner une ampleur nouvelle à cette opposition.
Il n’y aurait aucune raison de revenir sur cette métaphorique des substances si une grande partie des textes antérieurs de Barthes sur le théâtre n’en déclinait toutes les nuances possibles. Le ton de ces textes, très politique, intransigeant, argumenté, ne doit pas nous empêcher d’entendre cette autre petite musique, liée davantage aux affects, dont Jean-Pierre Richard à très justement répertorié les leit-motivs, ou « métaphores névralgiques [91] ». De la « nappe lumineuse [92] » qui sature la scène des Folies-Bergère à la « réplétion bourgeoise [93] » du public, en passant par le « glacis d’air et de ton [94] » d’une mise en scène de Jean-Louis Barrault, par la liquéfaction de l’acteur (« pleurs, sueurs et salive [95] »), ou par le psychologisme excessif de Gérard Philippe, dont le rôle se voit « réduit et transvasé comme quelque nourriture infantile ou élémentaire, ingérée à la tétine ou à la pipette [96] », le théâtre vériste est enveloppé de flux et d’humeurs pris à différents degrés de solidification. La poix et la glue, « le poisseux » pour Richard, irriguent (si l’on peut dire) tout le corpus, jusqu’au dernier texte consacré à Brecht : « L’art critique est celui qui […] délie et dilue l’empoissement de la logosphère ». (Je pourrais arrêter ici la citation, mais je suis bien obligé de continuer : « Savez-vous ce qu’est une épingle japonaise ? C’est une épingle de couturière, dont la tête est garnie d’un minuscule grelot, de telle sorte qu’on ne puisse l’oublier dans le vêtement terminé. Brecht refait la logosphère en y laissant des épingles à grelots [97] ». Jusqu’au bout, donc, l’antithèse honnie continue d’opérer à vif : d’un côté les substances enrobantes, asphyxiantes, de l’autre le signal, l’écart salutaire.)
Ce réseau métaphorique extrêmement florissant n’a bien sûr rien d’anodin. Jean-Claude Milner en a bien montré la haute charge philosophique, à travers notamment la figure de l’énallage, d’origine sartrienne (le poisseux, le visqueux [98]), et Jean-Pierre Richard, à sa suite, en a fait la toute première entrée d’une typologie des « qualités sensibles [99] » constitutives de l’imaginaire barthésien. Et là encore, rien de fortuit, car pour Richard, l’œuvre de Barthes doit être considérée comme « une magnifique entreprise de dépoissement [100] », c’est-à-dire : comme une lutte contre la répétition, le retour du même, contre toute forme d’ossification du langage et de la pensée. Le grelot japonais doit retentir lorsque quelque chose — une image, une formule, une théorie — a commencé de s’institutionaliser, autrement dit de dépérir. C’est d’ailleurs au critique Hasumi Shigehiko que Barthes livre la description la plus complète du phénomène :
« ...j’ai une intolérance profonde qui règle […] toute mon œuvre et qui est l’intolérance au stéréotype.
[…] dès qu’un langage prend de la consistance […], j’ai un mécanisme en moi presque physiologique du langage et qui est un mécanisme de vomissement, de nausée. […]
dès que je sens qu’un certain type de langage […] est en train de prendre quelque part, comme on dit qu’une mayonnaise prend […], alors immédiatement j’ai envie d’aller ailleurs [101] ».
Barthes, en bon cuisinier japonais, toujours visible parmi ses produits,
mais aussi bien en marionnettiste avisé, pour qui il est aussi important de signifier l’intériorité de son personnage que de montrer le « travail » qui la sous-tend,
nous laisse entrevoir le geste cardinal de son écriture.
Écriture intersticielle, écriture de la découpe, de l’attaque et du suspens, écriture de l’éclaircie.
L’affaire serait donc entendue. L’image de l’épaississement des fluides se serait spécialisée, aurait acquis partout dans l’œuvre la fermeté d’une « métaphore obsédante [102] » dévolue à la dénonciation de toute forme d’emprise idéologique. Or, le système de Barthes est sur ce point quelque peu instable. Plusieurs fois en effet, dans d’autres contextes, cette même image suscite des développements tout à fait inverses. Prenons par exemple l’étude où Barthes s’intéresse au peintre Bernard Réquichot, dans lequel l’huile est une substance créatrice, « qui augmente l’aliment sans le morceler : qui l’épaissit sans le durcir : magiquement, aidé d’un filet d’huile, le jaune d’œuf prend un volume croissant, et cela infiniment [103] ». Mais c’est surtout aux analyses qu’il donne de la structure de la Recherche du Temps perdu, que nous devons nous arrêter :
« …tous les écrits de Proust qui précèdent la Recherche ont un aspect fragmenté, court : de petites nouvelles, des articles, des bouts de textes. On a l’impression que les ingrédients sont là (comme on dit en cuisine), mais que l’opération qui va les transformer en plat n’a pas encore eu lieu : ce n’est pas “vraiment ça”. Et puis, tout d’un coup (septembre 1909), “ça prend” : la mayonnaise se lie, et n’a plus dès lors qu’à augmenter peu à peu [104] ».
Nous voici donc devant deux types de sauce, deux états très proches de la matière verbale : la première, uniment figée, d’ores et déjà paralysée dans le gel de la doxa ; la seconde, éminemment active et productive, en puissance illimitée d’émulsion. Un rien les distingue. Mais l’essentiel, pour Barthes, c’est que l’instant de la floculation se conserve tel qu’en lui-même, dans son ressort natif. L’essentiel est que l’appareil échappe à la compacité du monument et qu’au contraire y soient sans arrêt assurés le vacuum, la porosité, l’échange oxygénant. On n’aurait peut-être pas besoin, pour comprendre la nature miraculeuse de ce processus d’agglomération, d’évoquer « la subversion de la substance », ou mieux encore sa « perversion [105] », qui définissent pour Peter Sloterdijk l’efficacité critique de cette matière moderne, anti-globalisante, qu’est l’écume. Il suffirait de se souvenir, mais ce n’est qu’une hypothèse [106], qu’en 1967 paraissait un livre de Francis Ponge, Le Savon, dont « l’ébullition à froid », maintenue pendant quelque cent quarante pages, devait servir à « la toilette intellectuelle [107] » du lecteur…
Sommes-nous si loin que cela du Japon de Roland Barthes ?
Il est très révélateur qu’un des mots-clefs de L’Empire des signes, « l’interstice », serve d’intertitre au chapitre sur la tempura. La friture japonaise condense en effet les qualités structurelles [108] que l’on retrouve partout ailleurs au « Japon », dans la distance entre les êtres et entre les choses. Comme la scène du jôruri ne tient que par le jeu — au sens mécanique — introduit partout et à tout moment entre les intervenants, et comme plus tard le haïku se verra donner la forme d’un « petit pavé aéré [109] », la tempura est « un petit bloc de vide [110] ». Un même agencement lacunaire parcourt ces trois objets sans les constituer. Barthes s’est-il souvenu de cette denrée de rêve qu’est la tempura lorsqu’au colloque de Cerisy qui le prenait pour « prétexte » il évoque le pouvoir pétrifiant de l’image ?
« Comment une image de moi “prend”-elle au point que j’en sois blessé ? Voici une nouvelle métaphore : “Dans la poêle, l’huile est étalée, plane, lisse, insonore […]. Jetez-y un bout de pomme de terre : c’est comme un appât lancé à des bêtes qui dormaient d’un œil, guettaient. Toutes se précipitent, entourent, attaquent en bruissant ; c’est un banquet vorace. La parcelle de pomme de terre est cernée — non détruite, mais durcie, rissolée, caramélisée ; cela devient un objet : une frite [111]”. »
Chacun sa cuisine… Ici aussi, un rien distingue les deux fritures. Tandis que l’une transforme en desséchant, l’autre garde le souvenir du piment ou du crustacé, ce que Barthes appelle la « fraîcheur [112] », thème matériel où l’on reconnaîtra aisément ceux de la circulation vivifiante ou de l’extension maximale des tissus. La frite est funèbre, ointe d’une matière qui déjà s’achemine vers le rance. La tempura, elle, est un objet paradoxal où coexistent l’idée de la saisie (et l’on connaît l’horreur de Barthes pour tout « vouloir-saisir [113] »), et l’idée d’une virginité intacte. Une telle opération, contrairement à la mayonnaise qui en appelle au temps infini pour sublimer sa puissance d’expansion créatrice, se contente d’un temps court, « ténu [114] », pour accomplir sa forme. Le temps d’une « pincée » ou d’un « prélèvement » : « Ce qui importe, c’est que l’aliment soit constitué en morceau, en fragment (état fondamental de la cuisine japonaise, où le nappage — de sauce, de crème, de croûte — est inconnu), non seulement par la préparation, mais aussi et surtout par son immersion dans une substance fluide comme l’eau, cohésive comme la graisse, d’où sort un morceau fini, séparé, nommé et cependant tout ajouré [115]. » Concomitante à la démonstration culinaire, la leçon d’écriture est limpide : découpez un « trait », plongez-le dans un bain adéquat, et ressortez avant que le tout n’ait eu le temps de se racornir, de devenir autre. Barthes, en bon cuisinier japonais, toujours visible parmi ses produits, mais aussi bien en marionnettiste avisé, pour qui il est aussi important de signifier l’intériorité de son personnage que de montrer le « travail [116] » qui la sous-tend, nous laisse entrevoir le geste cardinal de son écriture [117]. Écriture intersticielle, écriture de la découpe, de l’attaque et du suspens [118], écriture de l’éclaircie. L’Empire des signes ne cesse en effet de ménager des passages, des glissements du plan du référent au plan du texte, la fabrication de l’un éclairant la genèse de l’autre, et vice-versa, selon un renvoi spéculaire infini, reconduit d’un fragment l’autre, résolument étranger à la consistance et à l’opacité, maintenu au contraire dans la dynamique d’un processus, d’une poïesis. De ce point de vue, il faut je crois considérer L’Empire des signes comme un exemple de ce que Barthes appellera plus tard, dans ce formidable laboratoire qu’est La Préparation du roman, une « œuvre-maquette » : une œuvre qui se présente « comme simulation d’elle-même », « comme sa propre expérimentation », une œuvre qui « met en scène une production [119] ». Le théâtre, toujours.
Photo ©Stéphane Barbery
Je voudrais pour terminer ajouter un petit grain de sel.
Il n’est pas sans intérêt que dans les dernières années de la vie intellectuelle de Barthes, le haïku se soit imposé en tant qu’idéal formel, devant le bunraku, et qu’il ait fini par figurer l’ingrédient principal, la materia prima du roman, y compris d’un roman aussi démesuré que la Recherche du Temps perdu. Mais au fait, en quoi consiste exactement le roman de Proust ? Faut-il se ranger à l’avis de Barthes, au risque d’une indigestion de mayonnaise ? Ou bien à celui de Jean-Pierre Richard, qui bien avant de se pencher sur l’imaginaire barthésien des substances, a repéré dans l’immense masse narrative de la Recherche un plat emblématique de l’entreprise littéraire même, comme est emblématique de L’Empire des signes, la tempura — à moins que ce ne soit le sukiyaki —, tous deux analogons sapides d’une scène où tout, absolument tout, se fait sous vos yeux.
Ce plat, proustien, c’est le bœuf à la gelée, qui apparaît sous la forme d’une spécialité de Françoise dans les Jeunes filles en fleurs, et qui ressurgit à quelques pages de la fin du Temps retrouvé, comme le modèle, réduit mais illuminant, de l’œuvre qui s’achève et qui vient [120]. Et bien pourtant, malgré cette reconnaissance de Proust lui-même, pas un mot, dans le cours au Collège de France, sur ce bœuf mode que la cuisinière prépare avec un soin d’esthète, en choisissant au marché des morceaux variés de viande — « carrés de romsteck, […] jarret de bœuf, […] pied de veau [121] » que la gélatine viendra fédérer tout en maintenant l’intervalle à la fois matériel et transparent qui leur assure à tous, aujourd’hui encore, d’apparaître tels quels, comme ça, comme ils sont, côté Swann et côté Guermantes, dans leur fraîcheur de détails.
François BIZET
©2018 by François Bizet/Tokyo Time Table
Le grelot japonais doit retentir lorsque quelque chose
— une image, une formule, une théorie —
a commencé de s’institutionnaliser, autrement dit de dépérir.
NOTES
ET RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
[1] François Bizet, Tôzai !... Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka, Les Belles Lettres, « Collection Japon », 2013, p. 151.
[2] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 648.
[3] R. Barthes, « Littérature et discontinu » (1962), repris dans Essais critiques (1964), O.C., vol. II, pp. 430-441.
[4] Dans « Le cercle des fragments », l’auteur jette un regard rétrospectif sur cette pratique de l’écriture fragmentaire (R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, pp. 670-71).
[5] R. Barthes, « Littérature et discontinu », op.cit., pp. 432-433.
[6] R. Barthes, L’Empire des signes (1970), O.C., vol. III, Seuil, 2002, p. 351.
[7] R. Barthes, « Mère Courage aveugle » (1955), repris dans Essais critiques (1964), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 313.
[8] « …je me rappelle très bien […] avoir été littéralement incendié par cette représentation, mais, je le dis tout de suite, incendié aussi par les vingt lignes de Brecht reproduite dans le programme. Je n’avais jamais rien lu un tel langage sur le théâtre et sur l’art » (R. Barthes, « Vingt mots-clés de Roland Barthes » (1975), IV, p. 868).
[9] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 346.
[10] En gros : Opéra, Châtelet, Folies-Bergère (R. Barthes, « Folies-Bergère » (1953), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 242).
[11] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 351.
[12] R. Barthes, Mythologies (1957), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 788.
[13] R. Barthes, « Théâtre capital » (1954), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 505.
[14] Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Lagrasse, Verdier, « Philia », 2003, p. 48
[15] Bien plus tard, au Collège de France, Barthes anticipe d’éventuelles critiques envers son approche anhistorique du haïku : « On dira : vous faites une philosophie du haïku écrit (alors qu’à l’origine, il était évidemment dit) ; mais je ne m’occupe pas de l’origine, de la “vérité” historique du haïku ; je m’occupe du haïku pour moi » (La Préparation du roman. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 & 1979-1980), Seuil-IMEC, « Traces écrites », 2003, p. 59).
[16] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 351. Par ailleurs, cette définition du « logothète » peut aider à comprendre la nature et la finalité de ces prélèvements : « …c’est quelqu’un qui sait voir dans le monde, dans son monde (social, érotique ou religieux), des éléments, des traits, des “unités”, comme disent les linguistes, qu’il combine et agence d’une façon originale, comme s’il s’agissait d’une langue nouvelle dont il produirait le premier texte » (R. Barthes, « Roland Barthes contre les idées reçues », op.cit., p. 568). Françoise Gaillard quant à elle fait de ce trait « une figure du refus de l’approfondissement » (« Autoportrait en Roland Barthes », Conférence, 2016, à écouter ci-après).
[17] R. Barthes, « Littérature et discontinu » , op.cit., p. 436.
[18] Ibid., p. 437.
[19] Ibid., p. 438.
[20] Ibid., p. 437.
[21] Ibid., p. 441.
[22] Ibid., p. 438.
[23] Ibid., p. 441.
[24] Ibid., p. 439.
[25] Jean-Pierre Richard, Roland Barthes, dernier paysage, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 9 sq.
[26] Ibid., pp. 10 & 11. En 1979, Barthes fait référence au livre d’Edward Twitchell Hall, La Dimension cachée (1966), traduit en français en 1971, et à la proxémie, pôle de plus en plus présent, relève-t-il, des sciences du discours (« Présentation », O.C., vol. V, Seuil, 2002, pp. 662-665).
[27] Emmanuel Lozerand, « L’Empire des signes de Roland Barthes : le temps d’un recadrage » (Maison de la Culture du Japon à Paris, novembre 2015).
[28] On doit rappeler ici : « En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules » (R. Barthes, Mythologies, op.cit., p. 854).
[29] « …l’Orient […] me fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de “flatter” l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre » (R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 351).
[30] R. Barthes, « Leçon d’écriture » (1968), O.C., vol. III, Seuil, 2002, pp. 33-34.
[31] R. Barthes, « L’utopie » (1974), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 531.
[32] R. Barthes, « Pour la libération d’une pensée pluraliste », Entretien avec Hasumi Shigehiko (1972), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 476.
[33] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 351.
[34] R. Barthes, S/Z (1970), O.C., vol. III, Seuil, 2002, p. 264. Sur cet aspect, voir aussi « Saussure, le signe, la démocratie » (1973), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, pp. 329-333.
[35] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 407.
[36] Je fais référence au concept de Gilles Deleuze, tel qu’il est exposé dans Dialogues : extériorité, nomadisme, déterritorialisation (Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues (1977), Flammarion, « Champs-Essais », 1996, pp. 168-172).
[37] R. Barthes, « L’aventure sémiologique » (1974), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, pp. 525-526. Cf. aussi la présentation de L’Empire des signes comme « contre-mythologie », dans « Plaisir / Écriture / Lecture » (1972), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 200.
[38] R. Barthes, Préface (1970) à Mythologies, op.cit., p. 675.
[39] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op.cit., p. 749.
[40] R. Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique » (1953), O.C., vol. I, Seuil, 2002, pp. 262-263.
[41] R. Barthes, « Folies-Bergère » (1953), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 242.
[42] R. Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique », op.cit., p. 262.
[43] Cf. R. Barthes, « Folies-Bergère », op.cit., p. 236.
[44] R. Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique », op.cit., p. 263.
[45] « …the unalienated theatre Barthes envisions is potentially more than a utopian dream » (Timothy Scheie, Performance degree zero : Roland Barthes and Theatre, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 33).
[46] R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire » (1954), repris dans Essais critiques (1954), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 304.
[47] R. Barthes, « Témoignage sur le théâtre » (1965), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 712.
[48] R. Barthes, « Littérature et signification » (1963), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 508.
[49] Ibid., p. 510.
[50] Les travaux pionniers de Scheie ont contribué à réorienter la lecture de l’œuvre de Barthes. Citons, parmi de nombreuses contributions, la plus aboutie : Jonathan Roberge, « Roland Barthes au théâtre de la Cité », Cahiers de recherche sociologique, n° 51, 2011, pp. 139-156.
[51] « Theatre, or at least a certain theatricality, returns after years of inattention to reclaim prominence in Barthes’s writing at this critical juncture of his career. Theatrical metaphors again proliferate […] » (Timothy Scheie, op.cit., p. 98). Scheie soutient que cette prolifération est continue tout au long de l’œuvre : « …I critically revise the prevalent assumptions about Barthes’s sudden silence on theater, observing that figurative theaters and rich tropes of theatricality continue to proliferate throughout his later writings. The body, le corps, similarly re-emerges as a key figure in his later thought » (p. 17).
[52] R. Barthes, « Texte (théorie du) » (1973), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 448.
[53] Lettre de J. Derrida (22 mars 1970), citée par Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, « Fiction & Cie Biographie », 2015, p. 468.
[54] R. Barthes, « Littérature et signification », op.cit., p. 508.
[55] R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola (1971), O.C., vol. III, Seuil, 2002, p. 703.
[56] R. Barthes, S/Z, op.cit., p. 129.
[57] Ibid., pp. 252-253.
[58] Ibid., p. 134.
[59] R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p. 819.
[60] Ibid., p. 703.
[61] Cf. C. S. Peirce, « Pragmatism » (1907), The Essentiel Peirce II, Bloomington, Indiana University Press, 1998, pp. 398-433. Barthes a pu avoir connaissance des travaux de Peirce en 1968, lorsque Gilles Granger a publié Essai d’une philosophie du style (Armand Colin), où il est question pour la première fois de ce qu’il appelle les « triangles sémiotiques » (Cf. François Latraverse, La Pragmatique : histoire et critique, Liège, Pierre Mardaga éditeur, « Philosophie et langage », p. 46).
[62] R. Barthes, S/Z, op.cit., p. 151.
[63] « Un signe ou ‘representamen’ est “une chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son ‘objet’, de telle manière qu’il mette en relation une troisième chose, son ‘interprétant’, avec ce même objet, et ceci de façon à mettre en relation une quatrième chose avec cet objet, et ainsi de suite ad infinitum” » (C. S. Peirce, cité in F. Latraverse, op.cit., p. 80, note 8).
[64] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 389. Saygyô Hôshi, poète japonais (1118-1190).
[65] R. Barthes, Le Plaisir du texte (1973), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 225. Cf. aussi : « …un feuilleté de sens qui laisse toujours subsister le sens précédent, comme dans une construction géologique » (R. Barthes, « Le troisième sens » (1970), O.C., vol. III, Seuil, 2002, p. 493.
[66] Sur ce sujet, cf. Daniela Peslin, Le Théâtre des nations. Une aventure théâtrale à redécouvrir, L’Harmattan, 2009, pp. 127-145.
[67] « Je ne suis pas, en art, partisan du réalisme » (R. Barthes, « Sur la photographie » (1980), O.C., vol. V, Seuil, 2002, p. 933).
[68] « Sans doute n’y a-t-il rien d’accidentel dans le fait que son dernier texte sur la pratique de la scène concerne le Bunraku […].Peut-être le rêve ultime de Barthes était-il d’expulser l’acteur du théâtre » (Bernard Dort, « Barthes ou le spectateur suspendu », Le Jeu du Théâtre. Le Spectateur en dialogue, P.O.L, 1995, p. 143).
[69] « The Bunraku puppet establishes a distance between the performer as demonstrator and the character being demonstrated even more radically than Brecht’s Chinese actor » (Timothy Scheie, op.cit., p. 121). Pour Brecht, cf. L’Art du comédien, particulièrement « Sur le théâtre chinois » (1935), trad. G. Delfel & J. Tailleur, Gallimard, Écrits sur le théâtre, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, pp. 804-805.
[70] R. Barthes, « Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » (1975), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 787.
[71] R. Barthes, « La révolution brechtienne » (1955), repris dans Essais critiques (1964), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 314.
[72] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 390. Définition du Grand Robert : « Personne qui récite un texte. Personne (ou personnage) qui lit un commentaire explicatif, les passages destinés à relier des morceaux isolés…, dans une œuvre dramatique, un film, une émission radiophonique, etc »). C’est le terme utilisé par Nicole Zand dans son compte-rendu dans Le Monde du 6 mai 1968 : « récitant — chanteur acteur ». C’est encore, curieusement, celui que choisissent René de Ceccatty et Nakamura Ryôji dans leur traduction de Sonezaki Shinjû (Mille ans de littérature japonaise, vol. II : Anthologie du XIIIe au XVIIIe siècle, Picquier Poche, 1998, p. 165.
[73] Pour la critique brechtienne, en opposition à la critique jdanovienne, « l’art dramatique a moins à exprimer le réel qu’à le signifier. Il est donc nécessaire qu’il y ait une certaine distance entre le signifié et son signifiant » (R. Barthes, « Les tâches de la critique brechtienne » (1956), repris dans Essais critiques (1963), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 346).
[74] R. Barthes, « Préface à Brecht, Mère Courage et ses enfants (avec des photographies de Pic) » (1960), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 1067.
[75] Id. On ne peut comprendre ces dernières citations qu’en rappelant l’analogie qui les sous-tend : le fond insignifiant utilisé par Brecht a son répondant dans la peinture réaliste (nature morte), où les choses représentées s’enlèvent sur un néant uniforme. De même donc que ces objets sont « débarrassés de toute nature dans la mesure où ils sont extraits d’un fond artificiel, de même la population brechtienne devient pleinement, c’est-à-dire artificiellement humaine, parce qu’elle n’est tirée d’aucun simulacre de nature » (ibid., p. 1066). C’est cet « irréalisme du fond » qui assure le renouvellement du « réalisme de l’objet » (id.).
[76] R. Barthes, « Les tâches de la critique brechtienne », op.cit., p. 346.
[77] T. Samoyault, op.cit., pp. 436-438.
[78] R. Barthes, « Leçon d’écriture » (1968), O.C., vol. III, Seuil, 2002, p. 38.
[79] J. Genet, « Entretien avec Hubert Fichte » (1975), L’Ennemi déclaré, Gallimard, 1991, p. 155.
[80] Cf. R. Barthes, « Mère Courage aveugle » (1955), repris dans Essais critiques (1964), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 311 ; & « Sur La Mère de Brecht » (1960), repris dans Essais critiques (1964), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 401.
[81] A. Artaud, À la grande nuit ou le bluff surréaliste (1927), Œuvres, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 237, note 2. Citons aussi : « Y a-t-il d'ailleurs encore une aventure surréaliste et le surréalisme n'est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate, l'aboutissement d'une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau » (ibid., p. 236).
[82] R. Barthes, « Témoignage sur le théâtre », op.cit., p. 712.
[83] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 390.
[84] Ibid., p. 396.
[85] « …Sémiosis, aventure de l’impossible langagier, en un mot : Texte […] ; la littérature représente un monde fini, le texte figure l’infini du langage : sans savoir, sans raison, sans intelligence » (R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op.cit., pp. 694-695).
[86] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 396.
[87] R. Barthes, « Leçon » (1978), O.C., vol. V, Seuil, 2002, p. 446.
[88] R. Barthes, « Littérature et discontinu », op. cit., p. 439.
[89] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 397.
[90] Ibid., p. 396.
[91] Jean-Pierre Richard, op.cit., p. 7.
[92] R. Barthes, « Folies-Bergère », op.cit., p. 235.
[93] R. Barthes, « Pourquoi Brecht ? » (1955), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 575.
[94] R. Barthes, « L’arlésienne du catholicisme » (1953), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 285.
[95] R. Barthes, « Deux mythes du jeune théâtre », Mythologies, op.cit., p. 755.
[96] R. Barthes, « Fin de Richard II » (1954), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 468.
[97] R. Barthes, « Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » (1975), O.C., vol. IV, Seuil, 2002, p. 783.
[98] Cf. Jean-Paul Sartre, La Nausée & L’Être et le Néant. Cette filiation est développée par J.-C. Milner, op.cit., pp. 26-28.
[99] Jean-Pierre Richard, op.cit., p. 14.
[100] Ibid., p. 10.
[101] R. Barthes, « Pour la libération d’une pensée pluraliste », op.cit., pp. 472-473. C’est peut-être la figure de Méduse qui condense le mieux tous ces thèmes : « La Doxa, c’est l’opinion courante, le sens répété, comme si de rien n’était. C’est Méduse : elle pétrifie ceux qui la regardent. Cela veut dire qu’elle est évidente. Est-elle vue ? Même pas : c’est une masse gélatineuse qui colle au fond de la rétine » (R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op.cit., p. 697).
[102] J’emprunte cette célébrissime formule à Charles Mauron (Des métaphores obsédantes au mythe personnel : introduction à la psychocritique, éditions José Corti, 1963).
[103] R. Barthes, « Réquichot et son corps » (1973), O.C., vol. I, Seuil, 2002, p. 385.
[104] R. Barthes, « Ça prend » (1979), O.C., vol. V, Seuil, 2002, p. 655. Cette même analyse figure également dans La Préparation du roman (op. cit., p. 154).
[105] P. Sloterdijk, Écumes. Sphères III, trad. O. Mannoni, « Pluriel », 2005, p. 24. « …l’ère du cercle de l’unité, l’unique, le plus grand, celui qui enveloppe toute chose et celle de ses exégètes courbés est irrévocablement passée. L’image morphologique du monde que nous habitons n’est plus la sphère mais l’écume. La mise en réseau actuel qui encercle la terre entière ne représente pas tant d’un point de vue structurel une globalisation qu’une écumisation (P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, trad. O. Mannoni, « Pluriel », 2002, p. 80).
[106] D’après Jean-Marie Gleize, qui interrogea Barthes sur sa lecture de Ponge, il y a cependant très peu de chance que cette hypothèse soit pertinente (communication personnelle).
[107] F. Ponge, Le Savon (1967), O.C., vol. II, 2002, p. 364 & p. 367. Dans Roland Barthes par Roland Barthes : « …le sens, avant de s’abolir dans l’in-signifiance, frissonne encore : il y a du sens, mais ce sens ne se laisse pas “prendre” ; il reste fluide, frémissant d’une légère ébullition. L’état idéal de la socialité se déclare ainsi : un immense et perpétuel bruissement anime les sens innombrables qui éclatent, crépitent, fulgurent sans jamais prendre la forme définitive d’un signe tristement alourdi de son signifié : thème heureux et impossible, car ce sens idéalement frissonnant se voit impitoyablement récupéré par un sens solide (celui de la Doxa) ou par un sens nul (celui des mystiques de libération) » (op. cit., p. 674).
[108] On pourrait même dire architecturales puisque elle partage avec la Tour Eiffel le caractère « ajouré » de sa « dentelle de fer » (R. Barthes, La Tour Eiffel (1964), O.C., vol. II, Seuil, 2002, p. 552).
[109] R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 57.
[110] R. Barthes, L’Empire des signes, op. cit., p. 368.
[111] R. Barthes, « L’image » (1977), O.C., vol. V, Seuil, 2002, p. 516-517.
[112] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 370.
[113] « …exclure de sa pensée tout vouloir-saisir ; le haïku : une éraflure légère sur le mur du non-vouloir-saisir » (R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 111).
[114] R. Barthes, L’Empire des signes, op.cit., p. 370.
[115] Ibid., p. 370.
[116] Ibid., p. 399. Ce mot est par ailleurs directement issu de la théorie de Brecht, pour qui la pièce épique donne à voir le « travail théâtral [Theaterarbeit] » (B. Brecht, Écrits sur le théâtre, op. cit., Introduction, p. XXIV).
[117] Jean-Pierre Richard a eu l’intuition de cette forme de réflexivité au début de son intervention au colloque de Cerisy (« Plaisir de table, plaisir de texte », Prétexte : Roland Barthes. Cerisy 1977, Christian Bourgois éditeur, 2003, p. 363).
[118] Dans un entretien avec Bernard-Henry Levy et Jean-Marie Benoist, Barthes confie : « (…) j’aime beaucoup commencer. J’ai un plaisir d’invention à trouver ou à faire l’attaque d’un paragraphe, d’un fragment. J’aime bien commencer. J’aime bien rompre. J’aime bien imaginer la rupture d’avec le rien qui précède. Alors évidemment, en multipliant les fragments, je multiplie les plaisirs d’attaque » (R. Barthes, « Roland Barthes audio interview. Le métier », 1977).
Entretien avec Bernard-Henry Levy et Jean-Marie Benoist (1977)
Vidéo mise en ligne par Random Rambler
[119] R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 232.
[120] « D’ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d’impressions nombreuses, qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée. », Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1927, p. 214. Ce texte est cité par J.-P. Richard, « Proust et l’objet alimentaire », Littératures, vol. 6, n° 2, « Lectures », 1972, p. 18. Je remercie mon ami Hervé Couchot de m’avoir mis sur la piste de cet article.
[121] Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, 1919, p. 24.
Une communication sans échange. Georges Bataille critique de Jean Genet,
Droz, 2007
Tôzai !...
Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka
Belles Lettres, 2013
Dans le Mirador,
Presses du Réel, 2018
Traité du Corail,
Fidel Anthelme X, 2021