François BIZET
Le Bunraku de Barthes

François Bizet ©Michaël Ferrier
Après avoir été libraire à Paris pendant dix ans, et lecteur dans plusieurs universités d’Ankara et d’Istanbul de 1993 à 2004, François Bizet est maintenant maître de conférences à l’université de Tokyo. Il étudie depuis 2007 le gidayû (義太夫) avec Takemoto Koshikô (竹本越孝).
Il a publié : Une communication sans échange. Georges Bataille critique de Jean Genet (Droz, 2007), Tôzai !... Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka (Belles Lettres, 2013), des articles sur Pétrarque, Ponge, Bataille, Genet, Perec, Guyotat, Volodine, et dans le cadre d’un collectif sur la catastrophe de Fukushima, un texte intitulé « L’inhabitat » (Penser avec Fukushima, Cécile Defaut, 2016).
Écrivain, il est l’auteur de : Tombeau (Yapi Kredi, 2013, français et traduction turque) ; Dans le Mirador, 2018, Presses du Réel ; La Construction d'Ugarit et Traité du corail, dont des extraits ont été accueillis dans diverses revues (Le Nouveau Commerce, La Revue littéraire, Fusées, Nioques).
Le texte suivant, inédit, est adapté d’une conférence donnée le 21 mars 2017 dans le cadre du séminaire animé par Emmanuel Lozerand : « L’Empire des signes : un objet, une époque. L’autre aujourd’hui », à l’INALCO, au Centre d’Études Japonaises.

Que devenons-nous lorsque nous laissons la parole à un autre ?
Illustration : Blog Vocalomakets
Je voudrais revenir ici, quelques années après sa parution, sur l’essai que j’ai consacré au bunraku : Tôzai !.. Corps et cris des marionnettes d’Ôsaka, et qui à peu de phrases près se termine par ceci : « Que devenons-nous lorsque nous laissons la parole à un autre [1] ? »
Cette question que le « je » narrateur pose à la fin de son aventure avait pour moi un double sens : elle renvoyait à la circonstance décrite dans le texte, celle d’une rencontre d’amateurs de gidayû (la part narrative, dramatique et musicale du bunraku), pendant laquelle le « je », de culture vocale européenne, se produit sous le costume traditionnel du tayû (qui est à la fois conteur, comédien et chanteur). Elle concluait aussi et surtout un dialogue discret mais constant avec le Barthes de L’Empire des signes, avec sa passion et ses limites.
Ce dialogue est d’abord d’ordre formel. Il repose sur un goût du fragment, ou mieux du détail, que Barthes appelle « le goût de la division [2] », et qui se manifeste chez lui tant à travers ses objets de lecture (je pense particulièrement à l’article qu’il consacre au Mobile de Michel Butor [3]), que dans sa propre pratique d’écriture, des vignettes de Mythologies aux Fragments d’un discours amoureux [4]. Pour ce qui me concerne, une écriture à la fois intervallaire et rhapsodique permettait d’une part de restituer le caractère tâtonnant de ma découverte du bunraku, et par là d’échapper à cette écriture surplombante du « développement [5] » dont Barthes repère la toute puissance dans la rhétorique classique, mais aussi et surtout d’amener le texte ainsi disloqué à mimer son objet : la scène coupée en deux, la scission du jeu et de la voix, la tripartition du mouvement des marionnettes, et enfin, la fureur subie par les corps, jusqu’à la désarticulation, jusqu’au démembrement. « Spectacle total, mais divisé [6] », peut-on lire dans « Les trois écritures » : une formule qui venait légitimer mon entreprise et que je ne pouvais alors que contresigner.
Je me suis glissé dans ce mode discontinu sans réserve. Ce n’est qu’en chemin, trop tard donc pour le rebrousser, que j’ai compris que je m’y étais plutôt engouffré, de manière assez irréfléchie, sans avoir pris la peine d’examiner les présupposés culturels qui sous-tendent cet énoncé au balancement impeccable, aussi dense et limpide que définitif. « Spectacle total, mais divisé ». Tôzai !... n’est donc pas seulement le récit d’une découverte, c’est aussi celui d’un retournement, presque in extremis, des postulats de départ : le bunraku ne doit pas tant se concevoir comme une scène éclatée que comme une tentative à chaque fois recommencée de fusion d’éléments disparates (ce qu’on appelle en japonais 三業 sangyô, les « trois arts réunis », ou plus courant encore le 人形浄瑠璃 ningyô-jôruri, formule qui garde la trace de l’association, vers la fin du XVIe siècle, de deux traditions jusqu’alors autonomes et ambulantes : les conteurs et les marionnettistes).
Il n’est pas question, bien entendu, de refaire ici le chemin tel qu’il apparaît dans ces pages. Je voudrais simplement, comme on le dit au rugby, transformer l’essai, pour relancer les questions qui s’y posent, les déplier autrement pour repenser, par exemple, cette relation majeure qu’eut Barthes avec le théâtre et le rôle qu’eut le théâtre dans l’aventure sémiologique, en suivre la carrière et les retombées ailleurs, avant et après L’Empire des signes, dans toute l’amplitude si possible de l’œuvre.

Arrivé au Japon, un autre réel prend Barthes par surprise
et c’est d’un seul bloc :
la vision qu’a Barthes du Japon est fondamentalement syncrétique et synthétique.

Commençons par mettre en regard deux événements décisifs de la vie de Barthes : la révélation, en juillet 1954, du travail de Brecht, et la découverte, une douzaine d’années plus tard, du Japon. Voici ce qu’il dit du premier :
« …ce théâtre désaliéné que nous postulions idéalement […]
s’est trouvé en un jour devant nous dans sa forme adulte et déjà parfaite [7] ».
Je me demande si cette phrase, écrite un an après la commotion esthétique qu’a été la rencontre avec le Berliner Ensemble [8], ne pourrait pas venir éclairer, par anticipation, la fascination pour la chose japonaise. Je relis en effet la quatrième de couverture de L’Empire des signes :
« …de tous les pays que l’auteur a pu connaître, le Japon est celui où il a rencontré le travail du signe le plus proche de ses convictions et de ses fantasmes, ou, si l’on préfère, le plus éloigné de ses dégoûts, des irritations et des refus que suscite en lui la sémiocratie occidentale. Le signe japonais est fort : admirablement réglé, agencé, affiché, jamais naturalisé ou rationalisé [9] ».
De même qu’il existait, quelque part en Europe, une scène déjà radicalement affranchie de l’emprise illusionniste propre à ce théâtre « petit-bourgeois [10] » que Barthes n’avait cessé de fustiger, il existait « quelque part dans le monde (là-bas [11]) », un pays où l’utopie des signes se trouvait pleinement, et comme immédiatement réalisée, un espace symbolique où leur exposition purement extérieure conjurait toute possibilité de concrétion mythologique. Pas de « nouvelle Citroën [12] » au Japon…
Le parallèle semble assez opératoire : l’auteur de L’Empire des signes aurait reproduit à quelques années de distance un même schéma interprétatif, et mis sur un même pied les deux phénomènes. Or on doit y regarder à deux fois. Barthes savait en 1954 que la pratique théâtrale « distanciée » de Brecht était inséparable d’une longue maturation théorique, ce qui lui permet de faire jouer la métaphore de l’insecte accompli, de l’imago. Or on le voit bien, cette durée historique, nécessaire à la métamorphose de la scène européenne, est absente du discours japonais. On devine aisément pourquoi. Barthes n’avait en effet aucun mal à diagnostiquer le passage d’un théâtre abîmé dans les narcoses de l’identification à un « théâtre de libération [13] », véritablement populaire : il y était porté par une philosophie matérialiste de l’histoire, et tout comme Brecht à la même époque, par cette « critique offensive de l’idéologie » dont Jean-Claude Milner fait le nerf d’un « marxisme strictement et complètement entendu [14] ».
Arrivé au Japon, un autre réel prend Barthes par surprise, et c’est d’un seul bloc, sans cet étagement local et subtil des temporalités philosophiques, littéraires, politiques, idéologiques, qu’il reçoit tout ce qu’il voit. La vision qu’a Barthes du Japon est fondamentalement syncrétique et synthétique [15]. C’est un instantané sans épaisseur (non sans vertu illuminante, faut-il le rappeler ?), où la profondeur diachronique se voit non pas abolie, mais neutralisée, repérable à des effets de miroitement (cartes anciennes et haïkus côtoyant des acteurs et des joueurs de pachinko), tout le contraire apparemment du « feuilleté » (mot fétiche de Barthes), et qui s’annonce, dès les premières phrases de L’Empire des signes, sous la forme d’une série de prélèvements :
« Je puis aussi […] prélever […] un certain nombre de traits […]
et de ces traits former délibérément un système [16] ».
Je voudrais avancer ici qu’une telle saisie du réel, tout en frôlements et effleurements, qui fait l’étoffe de L’Empire des signes, a déjà été thématisée, sinon théorisée dans le commentaire que j’évoquais plus haut du livre de Michel Butor, Mobile, dont il est important de rappeler qu’il a été écrit après un séjour de sept mois aux États-Unis, et dans le refus d’emprunter au genre canonique du récit de voyage. Je propose donc de lire l’article de 1962 comme une espèce de matrice du livre de 1970. Barthes y présente Mobile comme « une énumération d’objets signalétiques » brassant trois plans historiques distincts, et il ajoute ceci, qui nous importe particulièrement : « On dirait que l’écrivain procède à des “prises”, à des “prélèvements” variés, sans aucun égard à leur origine matérielle. » Dans Mobile comme plus tard dans L’Empire des signes, la représentation du pays se construit dans l’indifférence à l’ordre du Temps et à sa logique : « en mêlant sans cesse ex abrupto le récit d’Indien, le Guide bleu de 1890 et les autos colorées d’aujourd’hui, l’auteur perçoit et donne à percevoir l’Amérique dans une perspective rêveuse [17] ». L’histoire, pourtant bien présente, perd alors ses contours habituels. Tous ces « éclats du temps [18] », tous ces objets discontinus, « producteurs de fantasmes [19] » se combinent à l’intérieur d’un « grand tableau [20] », d’un « grand catalogue [21] », et finalement d’« une histoire mythique [22] », dimension nouvelle à laquelle Barthes ne peut qu’attribuer le « nom mythique [23] » qui la signifie le mieux : pour lui en effet, c’est moins des « États-Unis » qu’il s’agit que de « l’Amérique ».
Il me semble qu’il y a dans cette lecture structurale du livre de Butor un geste prémonitoire qui annonce, toute proportion gardée avec l’innovation typographique et rythmique de Mobile, la texture de L’Empire des signes, une texture propre à faire apparaître les traits de la réalité japonaise à la fois dans leur discontinuité irréductible (« il n’y a jamais de signes que discrets [24] »), et dans leur contiguïté dynamique. À l’évidence, cela relève d’une tension, d’une contradiction insoluble, indialectique, que l’on pourrait toutefois s’amuser à faire tenir dans un (autre) mot fétiche de Barthes, dans une de ces catégories du sensible bien relevées par Jean-Pierre Richard : « le moiré [25] ». La moire, c’est bien sûr la surface pure, qu’aucune intériorité ne vient expliquer, à tout moment susceptible de muer ou de se fuir, et de se recomposer sans pour autant cesser d’être elle-même, mais pour Richard, elle renvoie aussi à « une proxémie : un art de l’immédiateté voluptueuse. Pour être reconnu, et mis en mouvement, le trait n’y a plus besoin d’invoquer aucun autre trait lointain […]. La qualité s’y manifeste d’elle-même, en une sorte d’expansion aussi intime qu’extatique [26] ». L’Empire des signes, ou : à même la peau des choses…

Édition japonaise de L'Empire des Signes (Tokyo, Shinchôsha, 1974, Chikuma Gakugeibunko, 1996)
« … ce à quoi la Sémiologie doit s’attaquer,
c’est le système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier ;
c’est trop peu de vouloir changer des contenus,
il faut surtout viser à fissurer le système même du sens :
sortir de l’enclos occidental, comme je l’ai postulé dans mon texte sur le Japon. »
Roland Barthes
Statue du poète Hôshi : « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe ».
Cela a été dit de nombreuses fois : un tel bonheur des surfaces, plutôt que des profondeurs, fait courir deux risques au texte : qu’il paraisse daté (arrêté dans les années 1960 [27]) ; et surtout, que chaque trait prélevé nous soit donné à lire non pas dans la densité multidimensionnelle de ses déterminations, en ce qu’il sédimente et fossilise de mutations complexes — ce qui, nous le savons, est le gage le plus sûr d’une lecture démythifiante [28] —, mais à la mesure exclusive d’un dualisme Orient/Occident (« utopie » versus « sémiocratie »), un tel dualisme serait-il rêvé, inventé, idéel [29].
Je ne veux pas atténuer la portée heuristique qu’eut ce dualisme pour Barthes lui-même, et ce en dépit de la défiance qu’il vouait à toute forme d’« antilogie » (on se souvient que la première version de L’Empire des signes commence par une charge assez virulente contre « l’antithèse [30] »). Si « L’utopie, c’est le champ du désir [31] », comme il l’écrit en 1974, il ne fait aucun doute que ce champ est venu informer son expérience du Japon, façonner le contact avec ce nouveau monde, cristalliser l’espace, les corps et les pratiques, et que ce qu’il appelle devant Hasumi Shigehiko « le Japon réel [32] » a été mis en suspens, on pourrait même dire obnubilé, en proportion de la puissance d’investissement de ce désir. C’est dans ce « système », ou « fantasme », ou « fiction », qu’il appelle alors : « le Japon [33] », que Barthes se convainc de trouver l’envers de son décor familier, les antipodes exacts de cette culture de la maîtrise des significations, de cette « sémiurgie [34] » où le signifié est à ce point hypostasié qu’il se trouve être à l’origine et à la fin de toute opération de savoir. Assez vite du reste, L’Empire des signes, et l’« exemption du sens [35] » qui en est le cœur, a été présenté par son auteur comme une sorte de coin enfoncé dans l’empire occidental du signifié, constituant ainsi dans l’arsenal théorique de l’époque une nouvelle « machine de guerre [36] » :
« …ce à quoi la Sémiologie doit s’attaquer, ce n’est plus seulement, comme au temps des Mythologies,
la bonne conscience petite-bourgeoise, c’est le système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier ; c’est trop peu de vouloir changer des contenus, il faut surtout viser à fissurer le système même du sens : sortir de l’enclos occidental, comme je l’ai postulé dans mon texte sur le Japon [37] ».

La visée principale de Barthes est alors de faire trembler la linéarité de la lecture,
de l’amener à se déployer dans un espace de résonances inouïes
qu’il appelle « le volume de l’écriture ».

