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Maryse CONDÉ
(1934-2024)

マリーズ・コンデ

 

 

Maryse Condé et le Japon

 

Maryse, août 2014, photo Michaël Ferrier.JPG

Maryse Condé, août 2014, Gordes

©Archives Michaël Ferrier

       Maryse Condé est venue à plusieurs reprises au Japon, où, comme on le lira ci-dessous, elle avait noué des liens à la fois amicaux et intellectuels très forts. L'Archipel occupait une place particulière dans sa cartographie intime de même que dans ses goûts esthétiques aussi bien que culinaires. Si elle n'a pas laissé de grand livre sur le sujet, elle n'en a pas moins livré à quelques reprises ses impressions et ses réflexions sur ce pays, notamment dans un texte qu'elle avait donné à Tokyo Time Table, Le Monde à l'Envers, ainsi que dans un chapitre de son Mets et Merveilles (JC Lattès, 2015), dont nous reproduisons ci-dessous quelques extraits, agrémentés de notes explicatives, dans l'espoir qu'elles aideront à comprendre dans quel contexte, avec quels alliés et pour quels enjeux Maryse Condé a tressé ce lien si particulier au Japon.

       À la fin de ce chapitre, Maryse Condé conclut, avec la pointe de mécontentement qui lui était familière : « À l'exception d'Aimé Césaire, phare lumineux, elle n'intéressa jamais qu'une poignée d'intellectuels pour qui elle était une savoureuse curiosité. Bien que de nombreux étudiants aient consacré leur thèse doctorale à mes écrits mes livres ne se vendirent pas et j'en garde le vif regret. » Sur ce point au moins, Maryse se trompait : ses livres sont lus, relus, réédités (comme La Vie scélérate, publié en 1998 et réédité en 2022), et sans doute avec plus d'empressement et d'attention que bien d'autres auteurs français.

Michaël FERRIER 

Carte des Caraïbes dans la traduction japonaise

de La Migration des cœurs

Cependant à mon insu mes livres faisaient leur petit bonhomme de chemin...

       « Cependant à mon insu mes livres faisaient leur petit bonhomme de chemin. Un certain Japonais, qui vivait à Seattle et avait nom Suga [1], avait eu entre les mains, je ne sais comment, mon dernier roman La Vie scélérate, histoire fictionnelle de l’ascension sociale de mon père, et était résolu à le traduire. Il avait donc demandé à l’association des professeurs de français du Japon de m’inviter à Tokyo lors de sa réunion annuelle afin de me faire connaître des universitaires du pays. Qu’on ne s’y trompe pas. J’étais la cinquième roue du carrosse. L’assemblée annuelle étant consacrée à Marcel Proust, l’invité d’honneur était un Don d’Oxford qui avait abondamment écrit sur À la recherche du temps perdu. Je ne devais intervenir qu’à la fin des travaux avant la clôture. Malgré ces réserves je fus éperdue de joie et de fierté d’être conviée au Japon. Pour avoir vécu trois ans à Berkeley je n’ignorais pas la richesse de la culture de ce pays. Comme je commençais à souffrir de mes articulations et surtout de celle de mon genou droit j’avais suivi plusieurs cures du célèbre massage japonais, le shiatsu. Après les séances de massages, je me rendais dans un restaurant traditionnel où les plats circulaient à travers une longue table sur une sorte de petit train. Le jeu consistait à saisir au vol ce qui était attirant. Je n’étais pas très bonne à cet exercice de haute voltige et renversais régulièrement les petites barquettes de sushi ou de sashimi pour la plus grande joie des autres clients.

       J’avais lu de nombreux écrivains japonais : Mishima évidemment, Abe Kôbô, Kawabata, Shūsaku Endō, Murakami, Ōe et bien d’autres. Quand mon invitation fut confirmée je me plongeai dans la relecture d’Un barbare en Asie d’Henri Michaux. Le Barbare c’était moi, pensais-je fièrement. (…)

[1] Keijirô Suga 管啓次郎 est un des traducteurs de Maryse Condé au Japon. Remarquable intellectuel, c'est aussi l'un des principaux introducteurs des pensées créoles au Japon : voir Michaël Ferrier, « Japon créole, ou les aléas de la créolisation », paru pour la première fois dans Carlo A. Celius (ed.), Situations créoles. Pratiques et représentations, Canada, Québec, Ed. Nota Bene, 2005 (p. 251-265), repris et complété dans Japon, la Barrière des Rencontres, éd. Cécile Défaut, 2009. La version anglaise est disponible dans Small Axe : 'Creole Japan; or, The Vagaries of Creolization', in Small Axe [vol 14, number 3 33], translated by Nadève Ménard, 2010. (p.33-44).

Small Axe, Ferrier, Creole Japan, 2010.png

Couverture japonaise de La Vie scélérate

Heibonsha (1998), rééd. 2022

Suga Keijirô 管啓次郎 (Source : Kateigahô)

traducteur japonais de Maryse Condé

       À la réception une note rédigée dans un français impeccable nous informa que Chikako Mori [2] était venue nous chercher pour dîner et passerait le lendemain matin à 8 heures 30 pour nous conduire à la conférence. Chikako Mori ? Etait-ce un garçon ou une fille ? C’était une fille, très jeune et très jolie avec son teint crémeux et ses paupières masquant à moitié ses prunelles brillantes. Autour d’un café pris dans la salle à manger de l’hôtel, elle nous expliqua, toujours dans un français châtié, qu’elle dépendait de l’HESS à Paris et rédigeait une thèse sur le parler des jeunes des banlieues. Elle disserta avec autorité sur le 93 où ni Richard ni moi n’avions jamais mis les pieds. La scène était surréaliste.

(…)

       [Suit un « débat interminable  » mais où, malgré « la lourdeur de cette rencontre », Maryse Condé éprouve « un sentiment de satisfaction profonde »]. « J’atteignais, je le sentais, à une des fonctions primordiales de la littérature qui est de faire communier dans une culture des individus qui en sont profondément éloignés. Nous opérions un transfert d’identité. Ces jeunes Japonais, enfants gâtés du Pacifique, perdaient soudain leur morgue et sortaient de leur splendide isolement. Sur leurs épaules pesait le triple poids de la dépossession, de la dispersion et de l’exil des Antillais. Ils découvraient le système des plantations où des maîtres cruels les cravachaient. Ils devenaient à leur tour les damnés de la terre [3].

(…)

Chikako Mori et Richard Philcox, 2014_edited.jpg

[2] Chikako Mori 森千香子​ est aujourd'hui une des sociologues japonaises les plus réputées.  Formée au Japon (université Keio) et en France (elle obtient son doctorat à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales), elle a ensuite été maître de conférences à l'université Hitotsubashi Tokyo), chercheuse invitée à l'université Princeton (Center for Migration and Devlopment) et à Sciences Po Paris. Spécialiste en sociologie urbaine et en migrations internationales, elle a obtenu le Prix Shibusawa-Claudel et le Prix Jirô Osaragi des Sciences Sociales (équivalent japonais du prix Pulitzer) pour le  livre sur les banlieues françaises dont parle Maryse Condé. Elle est aujourd'hui professeure à l'université Doshisha (Kyoto), où elle a fondé et dirige un important centre de recherches en sciences sociales, le MICCS.

[3] Référence au livre de Frantz Fanon Les Damnés de la Terre. Frantz Fanon est un des auteurs souvent cités par Maryse Condé. Son mari Richard Philcox est également traducteur de ce livre : The Wretched of the Earth (1961, Grove Press, 2004).

Chikako Mori et Richard Philcox

©Archives Michaël Ferrier

Chikako Mori, The Banished Suburbs.jpg
MICCS.jpeg
Fanon, Les damnés de la terre.jpg
Maryse Condé.jpg

« Ces jeunes Japonais, enfants gâtés du Pacifique, perdaient soudain de leur morgue
et sortaient de leur splendide isolement.
Ils devenaient à leur tour les damnés de la terre. 
»

       Nous suivîmes Chikako afin d’aller dîner et alors je découvris que derrière les artères et les avenues bruyantes, brillamment illuminées, se coulait un labyrinthe de ruelles, bordées de jardinets fleuris, de restaurants et de bars modestes. Les jeunes qui nous avaient emboîté le pas nous entouraient comme si nous étions des vedettes. Ils rivalisaient d’amabilité. Celui-là nous indiquait l’adresse d’une masseuse de shiatsu aveugle, car chacun sait que ce sont les meilleures. Celui-là nous proposait de nous emmener visiter les temples de la région. Celui-là était même prêt à nous véhiculer jusqu’au célèbre Pavillon d’Or immortalisé par Mishima. Chikako nous présenta un jeune homme de haute taille en qui mon œil exercé d’Antillaise décela la présence du sang noir. Il se nommait Michaël Ferrier et était son compagnon. L’autre homme à côté de Chikako se présenta. Il s’appelait Nobutaka Miura.

« — Mon nom est trop long, sourit-il. Appelez-moi simplement Nobu. Elle, c’est ma femme, Makiko [4]. »

(…)

[4] Nobutaka Miura 三浦信孝 est professeur émérite de l'université Chuo, où il a appartenu au Groupe de Recherches Figures de l'Étranger fondé par Michaël Ferrier. Il a traduit un recueil de conférences de Maryse Condé en japonais :越境するクレオール マリーズ・コンデ講演集』岩波書店 (Créole passeur de frontières, Iwanami, 2001). Sa femme, Makiko Watanabe 渡辺眞紀子, est l'auteure d'un livre sur la Martinique, Martinique mon amour (Sangensha, 2003).

Le cœur à rire et à pleurer,

couverture japonaise, trad. Nozomu Kubota

Seidôsha, 2002

C'était cela qu'offrait
le Japon :
des moments de communion quasi-mystique

       Chikako, Michaël, Nobu, Makiko et nous devînmes immédiatement très proches. Nous nous revîmes fréquemment à Tokyo, en Guadeloupe, à Paris ou à New York. J’invitai Michaël Ferrier à l’université Columbia lors d’un colloque que j’organisai sur l’oralité et l’écriture. Il fit une présentation remarquable sur Louis-Ferdinand Céline. Il est devenu un écrivain connu, auteur notamment d’un excellent livre sur la catastrophe de Fukushima au Japon.

(…)

       À la fin de notre troisième ou quatrième séjour à Tokyo nous passâmes les derniers jours chez Nobu et Makiko qui habitaient Yoyogi-Shibuya, quartier assez élégant. Néanmoins comme cela est fréquent à Tokyo, leur appartement était petit, encombré de tapis, de tableaux et d’objets divers. Heureusement il comprenait une pièce, devenue chambre d’amis, que Nobu à l’origine avait aménagée pour sa mère, qui, trop malade, était maintenue dans un hôpital spécialisé. Ils invitèrent Chikako et Michaël à se joindre à nous pour un dîner d’adieu dont je garde un souvenir inoubliable. Tout le monde but abondamment du saké, sauf moi. Car connaissant mes préférences Nobu avait acheté à prix d’or une bouteille de champagne Bollinger. La table de la salle à manger était couverte de petits récipients en laque rouge emplis de toutes sortes de légumes taillés en biseaux, en carrés ou en losanges. Au centre trônait un plat contenant de somptueux poissons caramélisés. Il y avait aussi plusieurs variétés de tempura, les uns bruns, les autres jaunes vifs, d’autres encore écarlates. Après le riz, blanc comme les dents d’une jolie femme, ainsi que l’affirme le proverbe guadeloupéen, Makiko servit des brochettes d’une viande particulièrement savoureuse que je ne pus nommer. Je ne songeais pas à poser des questions. C’était cela qu’offrait le Japon : des moments de communion quasi mystique. Peu importe si je n’avais jamais rien mangé de semblable, le souvenir de ce repas me hanterait toute ma vie. »

 Maryse CONDÉ             

 

©2001-2024 by Maryse Condé-JC Lattès/Michaël Ferrier pour l'introduction/Tokyo Time Table pour les annotations

Ce texte fait partie du
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