NATHANAËL

Nathanaël ©Nathaniel Feis
Le cri du chrysanthème
Nathanaël est l'auteure d'une trentaine de livres, publiés au Québec,
aux États-Unis, et en France, dont L'heure limicole (2016), Feder, a scenario (2016), Sotto l'immagine (2014) et L'absence au lieu (Claude Cahun et le livre inouvert) (2007).
Elle a reçu de nombreuses distinctions, dont le prix Alain-Grandbois,
et les bourses du Centre National du Livre (France) et du PEN American Center. Nathanaël est également traductrice, notamment de Danielle Collobert, Frédérique Guétat-Liviani, Édouard Glissant et Hilda Hilst
(cette dernière en collaboration avec Rachel Gontijo Araújo).
Elle écrit, en français et en anglais, dans une langue qui n'appartient qu'à elle, entre le poème, la prose et l'essai.
Nous reproduisons ici un extrait de son dernier livre,
paru aux éditions Le Quartanier (Montréal).
Dans ce texte exigeant et pour ainsi dire aérien, elle s'interroge,
à partir d'une réflexion sur le doublage, sur les films de Mizoguchi
et les rapports énigmatiques qu'ils permettent d'entrevoir
entre le cinéma, la traduction et la disparition.

« J’ai vu en version doublée le stupéfiant Contes de la lune vague après la pluie,
et les paroles traduites du japonais n’avaient rien à voir avec les personnes qui parlaient : elles se produisaient dans deux temps absolument différents. »
Pasolini
Contes de la lune vague après la pluie (1953)
Le générique

『雨月物語』1953年
« Quand la réalité s’affronte au néant,
quand le néant vient frôler le réel,
nous ne pouvons retenir notre surprise
et nous nous écrions [...] : Pourquoi ? »
Kuki Shūzō
¶ Si c’est pour pousser un cri, poussons jusqu’à lui.
¶ Par excès de concordance, il y a ceci qui expose les rouages d’une terrible mésentente entre le corps (lequel) et son histoire. L’équivalence proposée dans la préface à la traduction française d’Empirismo Eretico [1] entre celle-ci et l’assassinat simultané de son auteur sur une plage d’Ostia est une fausse concordance. Elle trahit justement sa trahison, au nom d’un désir de raccordement.
[1] Un curieux glissement s’effectue entre le titre italien, tout à fait traduisible en français par Empirisme hérétique, et le titre de cette version : L’expérience hérétique. (Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique : langue et cinéma, traduit de l’italien par Anna Rocchi Pullberg, préface de Maria Antonietta Macciocchi, Paris, Payot, 1976).
¶ Dans un texte publié pour la première fois en 1969 dans Cinema Nuovo et repris dans ce même ouvrage, Pasolini affirme que « la distance qui sépare le grondement du tonnerre de la lumière de l’éclair, certaines fois, semble incroyable [...]. J’ai vu en version doublée » précise-t-il, « le stupéfiant [Ugetsu monogatari] Contes de la lune vague après la pluie, et les paroles traduites du japonais n’avaient rien à voir avec les personnes qui parlaient : elles se produisaient dans deux temps absolument différents. » [2]
¶ Un refoulement des temps se dégage sur le sort des organes défaillants, une ombre qui appelle son ombre, sa part de miroir, et visage. L’heure sourde d’un nom halophile lâché sur les lieues humides qui transigent entre les saillies de béton chargées et l’aire réduite qui sécrète ses légèretés.
¶ La phrase excisée de Pasolini insiste : « Mais il ne faut pas se laisser prendre au piège de ces cas limite, pas même des cas plus normaux, c’est-à-dire de la majorité des cas (les films, en Italie particulièrement, à cause du doublage, sont toujours mal parlés : et le tonnerre est une sorte de régurgitation ou de bâillement qui boite derrière l’éclair). » [3]
¶ Pourtant le piège est ce qui m’en-tend. L’encadrement est un vide sans être un néant. [4] Si je cours, si je danse, c’est le même temps — arrêté, sur l’image de sa disparition.
[2] « Il cinema e la lingua orale, » in Cinema Nuovo, n° 201, sept.-oct. 1969. « Le cinéma et la langue orale » en français (dans Pasolini, L’expérience hérétique, op. cit., p. 243).
[3] Ibid.
[4] Dans son discours du prix Nobel de littérature, Moi, d’un beau Japon (Utsukushii nihon no watakushi, 1968), le romancier Kawabata Yasunari souligne la distinction (méprise) entre le vide japonais et le néant occidental : « Here we have the emptiness, the nothingness, of the Orient. My own works have been described as works of emptiness, but it is not to be taken for the nihilism of the West. » (Kawabata Yasunari, Japan, the Beautiful and Myself, traduit du japonais en anglais par Edward G. Seidensticker, Bunkyō, Kōdansha, 1969.) Ailleurs Nishiyama Yûji confirme que « Kawabata admire le vide oriental pratiqué par le moi vague, et n’y voit pas une simple façon nihiliste d’échapper au monde, mais bien l’affirmation singulière du monde. » (Nishiyama Yuji, « Entre le vague et l’ambigu : sur la question du clair/obscur au Japon », dans Rue Descartes, 2009/3, nº 65, p. 112-119.)
『近松物語』1957年

Les amants crucifiés (1957)
Le réel assume la forme d’un toit ébréché par l’entrelacs de deux désirs inconciliables,
ne s’annulant pourtant pas
