Michaël FERRIER
De la catastrophe
considérée comme un des Beaux-Arts
Tokyo, Graffiti ©Michaël Ferrier
Le thème de la catastrophe est aujourd’hui omniprésent, que ce soit dans les domaines économique, politique, écologique ou technologique, ou dans les pratiques artistiques. L’usage généralisé du mot, son caractère protéiforme et la confusion de plus en plus grande qui le caractérise invitent à s’interroger sur ce qui est en jeu dans son extension actuelle. À partir d’exemples concrets puisés dans l’art japonais, notamment certaines œuvres issues du désastre de Fukushima, on questionnera cette notion en la mettant en relation avec l’apparition de « nouveaux régimes de la catastrophe » (les « catastrophes furtives ») et ce qu’on pourrait nommer une « fuite de la représentation », faisant du geste artistique à l’époque de Fukushima l’expérience d’une négativité incommensurable autant que le lieu possible d’une libération.
Ce texte est issu d'une conférence donnée à l'École des Beaux-Arts de Paris, le 6 octobre 2014. Remerciements à Nicolas Bourriaud, Jany Laugaa, Jean-Luc Vilmouth (†) et Clélia Zernik.
Le thème de la catastrophe est aujourd'hui omniprésent, que ce soit dans les domaines économiques, écologiques ou technologiques, mais aussi dans les pratiques artistiques (cinéma, peinture, littérature, danse, théâtre, etc.). Croissance nulle, chômage de masse, épidémies et pandémies, réchauffement climatique, crises budgétaires ou monétaires, chaos humanitaires ou désastres sanitaires... tout semble devenu catastrophique : la conjoncture économique et sociale, le contexte international, la situation de la planète elle-même dans son ensemble - il est peu de domaines où le mot ne soit pas utilisé.
Pire même, la catastrophe semble désormais atteindre le cœur de nos existences, s'insinuant dans leur déroulé le plus quotidien, comme le dit si bien en français l'expression : « c'est la cata ! » Courte, incisive, l'apocope ne retient du mot que le préfixe grec (« du haut en bas »), l'abrégeant mais le généralisant du même coup à peu près à tout et n'importe quoi. Le curseur de la catastrophe s'est à la fois déplacé, multiplié et abaissé, élargissant son champ d'application à des événements très dissemblables : toute la liste des plaies planétaires (déforestation, acidification des océans, pollutions chimiques...), mais aussi une prestation sportive ou musicale ratée, un sondage d'opinion et même l'état d'une route Nationale 4 entre Martelange et Bastogne [1].
On peut évidemment n'y voir qu'une inflation métaphorique ou une surenchère médiatique dont est friande notre « société du spectacle », mais l'usage hypertrophique du mot, son caractère protéiforme et la confusion de plus en plus grande qui le caractérise, invitent aussi à s'interroger sur ce qui est en jeu dans son extension actuelle.
Le monde de l'art n'est pas à l'abri de cette tendance. Dès 1989, l'écrivain anglais Julian Barnes la pointait dans son recueil de nouvelles, A History of the World in 10½ Chapters : « Comment transformer la catastrophe en art ? De nos jours, le processus est automatique. Une centrale nucléaire explose ? Nous aurons une pièce de théâtre sur la scène londonienne dans moins d'un an. Un Président est assassiné ? Vous pouvez avoir le livre ou le film ou le livre adapté en film ou le film transformé en livre. Une guerre ? Envoyez les romanciers ! Une série de meurtres horribles ? Tendez l'oreille à la troupe des poètes [2]. »
Plus près de nous, le plasticien français Claude Lévêque note aussi, avec une ironie plus acerbe encore, cette esthétisation de la catastrophe, accompagnée d'une kitschification accélérée, en faisant même, sous la forme d'une boutade, le propre de l'art contemporain. À la question « Quel est le rôle de l’artiste aujourd’hui ? », il répond : « Cramer les voitures avec les jeunes des cités et choisir la plus jolie pour la mettre au musée de la ville la plus proche [3]. »
Un dernier exemple, plus institutionnel : celui de la Tisch School of the Arts, l'une des quinze écoles de l'Université de New York, située à Manhattan, mondialement réputée pour les études artistiques, et principalement pour avoir formé de nombreux réalisateurs américains (de Woody Allen à Martin Scorsese ou Oliver Stone en passant par Jim Jarmusch et Spike Lee). Depuis quelques années, la Tisch School propose un cours précisément intitulé « Art and Catastrophe » : tous les mercredis, de 11 du matin à 14h45, le Professor Radhika Subramaniam développe une réflexion dont le but est d'« examiner les sollicitations adressées aux pratiques artistiques (écriture et création d'images) par la catastrophe ». Celle-ci y est désignée de manière très large : « génocide, catastrophes naturelles, guerre, massacres d'État, torture, mais aussi les catastrophes dans lesquelles l'humanité n'est pas reconnue en tant que telle comme l'esclavage » [4].
Pour malicieuse qu'elle puisse sembler, la question est donc tout à fait pertinente : la catastrophe - sous toutes ses formes - serait-elle devenue un des Beaux-Arts ? « De la catastrophe considérée comme un des Beaux-Arts » : on aura reconnu dans mon titre un clin d'œil au livre de Thomas de Quincey : De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts [5]. Dans cet ouvrage, paru en 1827 (en 1854 sous sa forme définitive), de Quincey imaginait une société de « connaisseurs en meurtre », des sortes de gourmets de l'assassinat qui se réuniraient régulièrement pour apprécier les crimes célèbres et les évaluer sous leur aspect esthétique. C'est une conférence fictive, tombée accidentellement entre les mains de l'auteur, qui ouvre le recueil, dans laquelle le conférencier passe en revue les meurtriers de l'histoire depuis Caïn (« En tant qu'inventeur de l'assassinat et que le père de l'art, Caïn dut être un génie de premier ordre ») jusqu'aux temps modernes. La deuxième partie invite à porter un toast à divers assassins méritants comme les Thugs de l'Inde ou les Sicaires de Palestine, tandis que la dernière, la plus célèbre, s'intéresse au tueur en série John Williams, qui fit régner la terreur à Londres au cours de l'hiver 1811-1812, en assassinant les membres de deux paisibles familles londoniennes. Pas moins de sept victimes, dont un bébé de 3 mois, tabassées au maillet et égorgées au rasoir : « Comme Eschyle ou Milton en poésie, comme Michel-Ange en peinture, il a élevé son art à un degré de sublimité extrême » conclut de Quincey.
Véritable chef d'œuvre d'humour noir, ce qui lui valut d'ailleurs de figurer dans l'Anthologie de l'humour noir d'André Breton, ce livre n'en pose pas moins, sous une forme provocante, une question essentielle, bien résumée par Patrick Thériault : « Thomas de Quincey formulait un argument par lequel le meurtre en viendrait bientôt à acquérir un statut privilégié dans la pensée et les pratiques de l’esthétique moderne ; il y posait que, si on est en devoir de condamner le meurtre et de le prévenir par tous les moyens possibles, comme le veut la morale la plus élémentaire, on n’en est pas moins autorisé, quand on est placé devant le fait accompli, d’en jouir comme d’un spectacle [6]. »
Ne serait-on pas aujourd'hui en présence d'un phénomène similaire avec la catastrophe ? Ainsi, tout comme s'est développé une « esthétique du faits divers » dans un certain contexte esthétique et épistémologique (la promotion progressive du fait divers et de la culture journalistique au XIXe siècle), se déploierait aujourd'hui une « esthétique de la catastrophe », la catastrophe étant en quelque sorte devenue un faits divers comme un autre, ce dont chacun pourra aisément se convaincre en ouvrant son ordinateur ou son poste de télévision, ou en allant visiter une galerie d'art contemporain.
Face à une telle déferlante, il est évidemment hors de question de proposer une synthèse ou un panoramique des artistes, innombrables, qui travaillent sur ce thème, et des problématiques, multiples, qu'il génère [7]. À partir d'exemples concrets puisés dans l'art contemporain, notamment certaines œuvres issues du tout récent désastre de Fukushima, je voudrais questionner cette notion de catastrophe en la mettant en relation avec l'apparition de ce que je nomme de « nouveaux régimes de la catastrophe » et une « fuite de la représentation » : à quelles conditions l'évocation artistique de Fukushima peut-elle éviter le piège de l'exploitation commerciale ou de la récupération esthétisante ? Comment faire du geste artistique autre chose qu'un simple outil idéologique et ouvrir à un début de compréhension voire à une véritable prise de conscience des catastrophes passées comme de celles à venir ?
1.
LE MODELE DRAMATURGIQUE DE LA CATASTROPHE
Masques du théâtre grec
Dans les arts plastiques, comme en littérature, il y a en effet de multiples manières de s'approcher d'un désastre. Si le mot « catastrophe » désigne aujourd'hui beaucoup de choses, et recouvre plus qu'il ne fait saillir, il n'est pas inutile de chercher à éclaircir cette nébuleuse sémantique en en fixant quelques caractéristiques. De même que Thomas de Quincey démontrait qu'en matière de meurtre, trois éléments étaient véritablement importants (la personne à éliminer, le lieu et l'heure de l'action), on pourra fixer qu'il y a au moins trois facteurs permettant de définir une situation de catastrophe classique : une catastrophe est toujours évidente (elle est liée à un événement spectaculaire), elle provoque de l'émotion (elle est liée à de l'imprévisible), et elle fonctionne selon un certain régime de temporalité (régime téléologique, tourné vers la fin).
Aristote, L'École d'Athènes, fresque de Raphaël, Vatican
Cette pensée de la catastrophe vient, on le sait, d'une conception dramaturgique très ancienne et constamment revisitée au fil des siècles : dans le théâtre grec, la catastrophe était la dernière des cinq parties de la tragédie, καταστροφή désignant à la fois un « bouleversement » et la fin de la pièce. Par la « catastrophe », quelque chose tourne, se dénoue (στροφή désigne un tournant, un retournement), un renversement s'opère, qui signe à la fois l'apothéose du spectacle et sa terminaison. Le Dictionnaire synonymique complet de la langue française le dit dans une formule lapidaire : « Le dénouement démêle l'intrigue ; la catastrophe termine l'action ». De même, l'un des plus anciens dictionnaires étymologiques de la langue française précise : « C'est le changement et la révolution qui se fait dans un poème dramatique. Il se dit aussi figurément d'une fin funeste et malheureuse, parce que d'ordinaire les actions que l'on présente dans les poèmes dramatiques, se terminent d'une manière funeste [8]. »
Même si, comme le rappelle avec à-propos Catherine Ailloud-Nicolas, le mot n'apparaît pas chez Aristote (qui utilise le couple désis/lúsis, « nouement »/« dénouement »), la reprise de ses théories et leur adaptation au théâtre classique français puis à l'Opéra, via le système d'Evanthius véhiculé par Donat, ont fait de la catastrophe « le synonyme de la fin, de la péripétie et du dénouement » [9]. La catastrophe renverse, bouleverse, et elle termine : elle a un rapport avec la conclusion d'une action dramatique (à la scène comme dans la vie). Un « coup de théâtre » en somme.
Détail d'une frise avec masques de la Maison du Faune à Pompéi, Ier siècle après J.-C.
Nulle surprise si ce thème de la catastrophe essaime donc aujourd'hui dans une série de créations spectaculaires. L'un de ceux qui s'est fait un nom dans ce genre désormais très prisé du art disaster est l'artiste israélien Eyal Gever : né en 1970, issu de l'industrie high-tech et du monde des start-ups, fondateur de plusieurs entreprises liées aux nouvelles technologies (il est détenteur de huit brevets dans les technologies multimédias et l'infographie), Gever a également étudié à la Betzalel Academy of the Art and Design (l'école nationale d'Israël des beaux-arts, à Jérusalem), et se définit comme un artiste au carrefour de l'art et de la technologie. Il passe des heures à peaufiner des programmes informatiques pour tenter de capturer le mouvement de catastrophes variées, les reproduire sur ordinateur et, à l'aide de logiciels d'animation et d'imprimantes 3D laser dernier cri, en faire des sculptures ou des impressions numériques.
La liste de ses créations est éloquente : une série intitulée Collisions (2012) comprend ainsi une série d'accidents, « bus contre voiture », « bus contre mur », « bus contre pilier », « camion contre voiture », « camion contre camion » (crash latéral, crash frontal...). Explosions, projections de liquides, débris, inondations sont également au programme, de même que les tsunamis (Massive tsunami crashing, mixed media, 2011/2012), et même l'explosion reconstituée d'une bombe atomique (Nuclear bomb, vidéo et impression multicouches par imprimante ultra-violets à jets d'encre et diodes électro-luminescentes LED sur acrylique, mai 2012).
Eyal Gever, Nuclear bomb, 2012
« C'est une quête du sublime, explique Eyal Gever. J'essaie de trouver la beauté dans la catastrophe [10]. » Ou encore : « Je crée des sculptures fondées sur des moment sublimes. Ce sont des moments qui remplissent les gens de stupéfaction, de crainte, de terreur, d'étonnement et de silence. Ce sont aussi des moments de pure beauté. (...) Mon travail capture et fige des situations catastrophiques comme des expériences cathartiques [11]. »
La référence au sublime (une exhibition de Gever à la Galerie Alon Segev de Tel-Aviv, en juin 2012, s'intitulait précisément Sublime Moments) n'est pas ici malvenue : au delà d'une réflexion sur la fragilité de la condition humaine, dès qu'on évoque le sublime, ce sont toujours, comme le rappelait Philippe Lacoue-Labarthe, « le statut même de l'œuvre d'art en sa vérité et le problème de la destination de l'art qui sont en cause [12] ». Que peut l'art face à un événement illimité (dans son ampleur, dans sa gravité, dans son importance, dans l'espace ou dans le temps), qui dépasse le pouvoir de la représentation et de la conceptualisation ? Mais la référence à la catharsis ne survient pas non plus au hasard : même si elle n'est pas explicitement reliée à la conception aristotélicienne de la catastrophe, elle indique que nous sommes bel et bien ici dans le domaine d'une représentation dramatique, d'une mise en spectacle, s'appuyant sur des événements dévastateurs pour en proposer une recréation elle-même spectaculaire.
Cette série de catastrophes est curieusement élégante, abstraite et désincarnée. Elle ne renvoie en fait à aucune catastrophe véritable. Gever déclare d'ailleurs qu'il n'est pas intéressé par les entreprises mémorielles et que la recréation d'une catastrophe ayant réellement eu lieu ne l'intéresse pas : « Je laisse les implications au spectateur. Je vous montrerai des collisions de rectangles que votre cerveau va relier à des choses que vous avez vues aux actualités, mais pour quelqu'un d'autre, ce sont juste des formes qui entrent en collision [13]. » Cette manière de botter en touche fait à la fois la force du travail d'Eyal Gever pour ses admirateurs et ses limites pour ses détracteurs. En un clic, un tsunami déferle sur ce qui ressemble à un immeuble, de manière bien propre et bien polie, bien jolie, sans le détruire, sans faire de dégâts (Tsunami crashing on cube, 2011/2012 [14]). L'image est nette, lisse, épurée, jouant sur le contraste du noir et du blanc. Jamais un être humain là-dedans, pas de bruit de vitres qui se brisent, on n'y entend rien du fracas de la mer qui rugit, des oiseaux qui s'envolent, des maisons détruites et des existences saccagées... Figée ou ralentie, éthérée, dématérialisée, la catastrophe y est saisie pour ainsi dire dans son indifférence glaciale, géométrique.
Usant de codes informatiques de plus en plus sophistiqués, d'ordinateurs de plus en plus rapides, de procédés d'impression de plus en plus perfectionnés, à mi-chemin entre la programmation informatique et la création d'entreprise, les mathématiques appliquées, l'art et la finance, Eyal Gever est emblématique d'une nouvelle génération d'artistes hybrides, tels que le tournant du XXIe siècle en a vu éclore en grand nombre. Il n'en est pas moins tributaire d'une esthétique très classique de la catastrophe : c'est un événement exceptionnel, qui peut être le support de considérations esthétiques et morales, d'une prouesse technologique comme d'une performance artistique. Elle se voit, s'entend, se déguste pour ainsi dire.
2.
LES « CATASTROPHES FURTIVES» :
COMMENT SAISIR L'INSAISISSABLE ?
Hirokawa Taishi, 広川泰士
Sounds from the planet, 1992
Mais le XXe siècle nous a apporté ce qu'on pourrait nommer un « nouveau régime de catastrophes », dont Fukushima fournit un exemple terrible dans sa banalité même. Fukushima combine en effet les aspects spectaculaires d'une catastrophe au sens classique (le tremblement de terre et le tsunami, les explosions à la centrale, l'exode massif des populations qui s'ensuivit...) et des aspects radicalement inouïs, dont seul Tchernobyl avait fourni une première apparition.
Une catastrophe comme Fukushima n'est pas une catastrophe comme les autres. Liée au nucléaire, elle pose un problème de visibilité, donc de représentation (scientifique, médicale, politique, artistique, médiatique - tous ces aspects inextricablement liés). En dehors des côtes ravagées, des forêts dévastées, des villes et des vies emportées, la catastrophe radioactive poursuit son œuvre, lente, rampante, diffuse. En grande partie inaccessible (à nos sens, mais aussi à nos autres moyens de connaissance) et même, parfois, indécidable (d'où les polémiques, stériles autant que récurrentes, sur sa dangerosité), elle relève davantage du « spectraculaire » que du spectaculaire, pour reprendre un jeu de mots habile et éclairant de Yoann Moreau [15]. C'est une catastrophe discrète, répétitive et criblée de silences.
Ce que nous nommons « Fukushima » est sans doute un événement paradigmatique de toute une série de mutations qui sont aujourd'hui en cours, dont font - et feront - partie les catastrophes nucléaires bien sûr, mais également certaines formes d'affections épidémiques ou de pollutions virales, qui ne peuvent plus être représentées de manière traditionnelle. On pourrait les nommer « les nouvelles catastrophes », pratiquement invisibles et virtuellement interminables. Elles sont à la fois souterraines et souveraines, insensibles et insistantes. Expansives, envahissantes, mais silencieuses et déferlantes. Faisant irruption dans des cadres épistémologiques qui n'ont pas été pensés pour elles et se trouvent mal configurés pour les appréhender, elles provoquent la circonspection plus que l'étonnement. Le sarcasme ou le fatalisme sont souvent les seules réponses qu'on leur trouve, car on a du mal à en définir les causes précises, à en cerner les contours et à en penser les conséquences. Ainsi, leur dimension politique et historique peut être éludée, leur potentiel pathétique désamorcé, toutes les souffrances qu'elles portent niées ou minimisées. Pourtant, leur inscription dans nos vies se fait sur le long terme, dans l'intime et dans le quotidien. Ce sont des catastrophes pour ainsi dire obliques et oblitérées.
À la fois enquête de terrain et curieuse nature morte, Hirokawa est tout simplement le premier à montrer la pénétration du nucléaire dans nos vies quotidiennes, progressive et insidieuse, inexorable
Hirokawa Taishi, 広川泰士
Still Crazy, nuclear power plants as seen in Japanese landscapes, 1994
L'enjeu est alors de redonner une visibilité (au sens aussi bien physique que prospectif du mot) à ces catastrophes occultées. De ce point de vue, le travail des artistes revêt évidemment une importance cruciale. Je donnerai ici trois exemples qui me semblent particulièrement intéressants d'une approche nouvelle de la catastrophe, dans le seul registre du nucléaire, mais que l'on pourrait tout aussi bien élargir à d'autres domaines. Le premier est celui du photographe japonais Hirokawa Taishi 広川泰士 et de son livre intitulé Still Crazy.
Bien avant Fukushima, entre septembre 1991 et octobre 1993, Hirokawa prépare un album constitué uniquement de photographies de centrales nucléaires japonaises. Le livre couvre l'ensemble des centrales en activité sur le territoire japonais (53 à l'époque), mais sous une forme très intelligente, qui ne relève ni du reportage journalistique ni du documentaire artistique. Chaque site est en effet présenté en situation dans son environnement naturel, comme l'indique le sous-titre anglais du projet, « nuclear power plants as seen in Japanese lanscapes » : les centrales nucléaires comme on les voit dans les paysages japonais. L'ensemble est soutenu par un parti-pris de simplicité : les photos sont en noir et blanc, le cadrage sans apprêts, la mise en scène minimale et répétitive. Au premier plan, souvent la mer - et une forêt dans les lointains. Parfois la perspective est renversée, et c'est la forêt qui couvre la moitié de la page. Au-dessus, le ciel, à la fois omniprésent et comme indifférent. À chaque photo, la centrale se trouve ainsi entourée de son écrin de verdure et de nuages, de routes, de sentiers, de rochers. Sur l'une d'entre elles, particulièrement émouvante, des hommes, des femmes et des enfants en bouées se baignent dans la fraîcheur d'une crique, à l'ombre des pins parasols et des cheminées radioactives. À la fois enquête de terrain et curieuse nature morte (still-life - l'expression prend ici une nouvelle résonance), doté d'une maestria et une justesse dont on ne se rendra compte qu'une vingtaine d'années plus tard (le livre sera republié en juillet 2011, quelques mois après la catastrophe du 11 mars, prenant évidemment une dimension prophétique), le travail de Hirokawa est tout simplement le premier à montrer la pénétration du nucléaire dans nos vies quotidiennes, progressive et insidieuse, inexorable, insensible, avec un dispositif photographique tout à fait adapté à son sujet [16].
Hirokawa Taishi, 広川泰士
Centrale nucléaire de Fukushima, 24 octobre 1991
Photographies extraites de Still crazy, 1992
La comparaison avec un autre géant de la photographie moderne, Mitch Epstein, est très révélatrice. Dans American Power, travail mené à bien entre 2003 et 2009, Epstein entreprend en effet lui aussi de photographier des sites de production énergétiques, dont des centrales nucléaires. Mais sa mise en scène est fort différente de celle d'Hirokawa : un drapeau américain qui couvre une usine, deux cheminées nucléaires qui dominent un match de football américain (sport emblématique), des balançoires d'enfant ou une piscine sur fond de paysage industriel... dans le travail d'Epstein, la charge symbolique est toujours très forte, car il sélectionne des lieux ou des mises en scènes chargés de signification. Lorsqu'il photographie la centrale nucléaire de Rancho Seco par exemple, en Californie, il choisit le moment où, dans un cours d'eau qui borde la centrale, a lieu une cérémonie de baptême [17]... De même, le drapeau américain orne la raffinerie de BP Carson, révélant la puissante machinerie états-unienne, ainsi que son envers de tuyaux et de fumigènes. Chez Hirokawa au contraire, le lyrisme de la catastrophe cède la place à un « infra-ordinaire » très perecquien. Nulle emphase ni volonté explicite de dénonciation, nul "panache" chez Hirokawa (ils sont omniprésents chez Epstein, sous la forme le plus souvent de bouffées musculeuses et menaçantes s'échappant des usines), juste quelques nuées pâles et incertaines dans un ciel apparemment serein. Le travail d'Epstein est remarquable, mais celui de Hirokawa sonne de manière plus mate et d'une certaine façon plus terrible : un simple déplacement du regard, mais une vraie puissance d'interrogation.