Post Tohoku 2012-2024
Mille grues en origami, Onagawa, 2015 ©Michel Huneault
Un entretien avec l'artiste québécois
Michel Huneault

La galerie Prince Takamado de l’Ambassade du Canada au Japon présente en première mondiale le corpus achevé Post Tohoku 2012-2024 de l’artiste québécois Michel Huneault. Cette exposition offre une exploration de douze années d’engagement, de collaboration, de recherche et de documentation menées par l’artiste dans la région du Tôhoku, marquée par les événements tragiques du 11 mars 2011 : séisme, tsunami et accident nucléaire.
Michel Huneault est photographe documentaire et artiste visuel établi à Montréal, au Canada. Sa pratique s’articule autour des enjeux de développement, des traumatismes, de la migration et des réalités géographiques complexes, incluant les changements climatiques et sanitaires. Il détient une maîtrise de l’Université de Californie à Berkeley (2004), où il fut Rotary Peace Fellow. Dans son travail, il conjugue photographie, vidéo, témoignages, et éléments immersifs, ce qui confère à ses projets une dimension tant humaniste qu’esthétique. Lauréat du prix Dorothea Lange-Paul Taylor 2015, ses œuvres ont été intégrées aux collections de plusieurs institutions, dont le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée McCord Stewart, le Musée d'art contemporain de Montréal, et l’Archive of Documentary Arts de l’Université Duke.
Aurélie Lacouchie est actuellement responsable de la bibliothèque de la MEP (Maison Européenne de la Photographie à Paris, France). Membre du Conseil d’administration de Gens d’images, elle y a été déléguée du Prix Nadar pendant plusieurs années. Elle a vécu à Toronto, où elle était membre du Labo, centre d’arts médiatiques francophone.
L’exposition Post Tohoku 2012-2024 est à l’affiche du 17 janvier au 11 avril 2025. Aurélie Lacouchie s’est entretenue avec Michel Huneault à propos de ce travail.

Zones et périodes de travail
pour Post Tohoku 2012-2024
LA GENÈSE DU PROJET
A. L. - Tu préfères travailler sur le temps long, pour avoir le temps d'approfondir le sujet - on est sur un travail de plus d'une décennie. Qu'est-ce qui t'a amené à t'intéresser à cette catastrophe en 2011 ? Attendre 14 mois avant d'aller sur place, était-ce juste une question logistique, pour prendre le temps de s’organiser ?
M. H. - Je m'intéresse depuis longtemps aux traumatismes collectifs et à leur impact sur les communautés. Avant de passer à ma pratique artistique, j'ai travaillé une douzaine d'années en développement international, souvent dans des situations post-conflits ou post-catastrophes - incluant une année en poste à Kandahar, en Afghanistan, en 2006/07 pour l’Agence canadienne de développement international. J'ai aussi consacré mes études de 2e cycle universitaire au rôle de la mémoire collective à la suite d'un traumatisme de grande ampleur. Je m’y suis particulièrement attardé à l'impact de la longue guerre civile et du génocide au Guatemala. Lorsque j'ai pivoté vers la photographie et l'art en 2008, c'était d'abord pour continuer à réfléchir aux mêmes enjeux, mais avec des outils différents.
Quand le tremblement de terre est survenu au Japon, en 2011, j'étais au Népal, au fond d’une forêt. Je travaillais sur un projet autour d'une des dernières tribus nomades poussées graduellement à la sédentarité. À ma sortie, après 4 jours sans connexion Internet ni nouvelles, j'ai découvert l'ensemble de la couverture médiatique du tsunami au Japon. J’ai alors tenté d’y aller immédiatement, sans succès. J’ai choisi d’envisager une approche plus posée et viable, à plus long terme. Je m'intéresse en général davantage à la période qui suit une catastrophe ou événement traumatique, quand les médias d'actualité sont partis, mais que les communautés doivent continuer à vivre avec le choc.
En 2012, un an après le tremblement de terre et plusieurs tentatives de me rendre au Japon, une opportunité s'est manifestée : on m'invitait à une conférence à Bangkok, pour parler de mon expérience en Afghanistan, et mon vol passait par Tokyo. J'ai demandé à prolonger l'escale de plusieurs mois. Je voulais avant tout comprendre une telle catastrophe – son impact et son ampleur – simplement en tant qu'être humain. Je souhaitais surtout le faire dans le cadre d'une aide concrète et solidaire - si minime et symbolique soit-elle. J'ai rejoint l'organisation locale de volontaires « It's Not Just Mud » encore active à Ishinomaki, une ville durement touchée par le tsunami, pour participer à des activités de réhabilitation : remise en état de maisons inondées, nettoyage de terrains, appui à des communautés de pêcheurs. Cette expérience intime avec ces lieux et ces gens fut forte, riche, et bouleversante. Elle m'aurait suffi en soi.
Après deux semaines de travail et de vie commune avec les autres volontaires – on habitait, dormait et mangeait tous ensemble dans une maison partiellement réhabilitée – l'organisation a pris connaissance de mon travail artistique et m'a demandé si je voulais prolonger mon séjour pour documenter la situation. Je ne sais pas si j'aurais pu me justifier une approche moralement adéquate sans cette expérience et cette invitation. Cette dernière représentait aussi un appui logistique important pour un artiste indépendant avec bien peu de moyens : aide au logement, à la traduction (je ne parle pas japonais), au transport local, à l'orientation dans la communauté.
Dès lors, mes questions initiales – qui subsistent encore aujourd'hui – étaient les suivantes : comment vivre dans un paysage si traumatisé ? Comment comprendre et représenter les impacts à long terme d'un tel évènement, le silence et l'absence sous toutes ses formes ? Est-ce que le Tohôku se reconstruira, tant physiquement que dans notre imaginaire ?

Terrains vacants, Onagawa, 2012,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 91×61 cm ©Michel Huneault
A. L. - Tu as travaillé aussi sur le temps long avec le projet de Lac-Mégantic, autre catastrophe, mais au Canada : les deux projets se sont-ils influencés l’un l’autre, si oui comment ? Est-ce que les expériences de l’un ont modifié ta façon de travailler sur l’autre ?
M. H. - Oui. Le début de Post Tohoku, en 2012, a précédé mon travail sur la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic qui, elle, est survenue en 2013. Mais ces deux projets se sont développés en parallèle par la suite, dialoguant l'un avec l'autre, de façon très intime, et ce, bien que les contextes culturels soient très différents.
Travailler sur la tragédie de Lac-Mégantic chez moi – dans un contexte de compréhension culturelle et linguistique complet – m'a aidé à comprendre ce que j’avais initié au Japon. Ma communauté de Lac-Mégantic connaissait mes travaux sur le Tôhoku, et vice versa. Les deux s'intéressaient l'une à l'autre, soulevant elles-mêmes les similarités pendant nos discussions, ce qui alimentait en retour ma réflexion. La catastrophe de Lac-Mégantic était d'une différente ampleur, mais correspondait aux enjeux des centaines de communautés touchées par le tsunami au Japon : comment constituer la mémoire collective après une tragédie, comment se reconstruire, comment avancer et retrouver une paix d’esprit.
Il y a eu un instant surréel en 2016 où la Galerie Tanto Tempo, à Kobe au Japon, a présenté mon exposition La longue nuit de Mégantic alors qu'au même moment les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie, au Canada, présentaient un extrait du travail du Tôhoku. Je me rappelle être entré dans la galerie de Kobe – après 24 heures de déplacement et le décalage horaire – et entendre les voix et accents des Méganticois sur les haut-parleurs.
Sur le plan formel, les deux projets ont donc co-évolué vers une approche transmédia similaire. Ce qui a commencé comme des séries photographiques s'est progressivement enrichi d'éléments sonores, de vidéos, de témoignages. En 2020, mon expérience avec Incipit COVID-19, où j'ai documenté dans l'urgence les impacts de la pandémie à Montréal sur mandat du Musée McCord Stewart, s'est également inscrite dans la lignée de ces travaux. La dimension temporelle y était différente, mais les questions de documentation, de traumatisme collectif, de deuil et d'adaptation restaient semblables.
Puisqu'il s'étend sur une si longue période, Post Tohoku constitue également un fil conducteur sur l'évolution générale de ma pratique. S'y trouvent des codes visuels, des stratégies et méthodes présentes dans d'autres cycles de travail. Je m’y questionne sur ce qu'est – et peut être – l'acte de documentation et de représentation d'enjeux contemporains.

Mille grues en origami, pour de la chance et des vœux exaucés, Onagawa. 2015,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 137×91cm ©Michel Huneault
A. L. - Même avec cette volonté de travailler sur le temps long, pensais-tu déjà que près de 12 ans plus tard tu poursuivrais toujours ce projet ? Comment ta perception des événements et de leurs conséquences a-t-elle évolué au fil du temps ?
M. H. - Non, je n'avais pas du tout planifié une telle durée, mais je savais qu'il faudrait du temps pour bien observer, documenter, comprendre et représenter, pour laisser l'esprit des lieux évoluer. Dans la plupart de mes projets, je retourne souvent vers les mêmes lieux ou personnes. C'est une façon pour moi de corriger ou approfondir les premières impressions, puis de trouver les pistes d’investigation pour la suite.
Ma perception a évolué avec le temps, ainsi que ma pratique et mes propres sensibilités. Lors de mon premier séjour en 2012, l'accent était mis sur le choc de l'absence et du vide laissé par la catastrophe, l'urgence d'en prendre une première empreinte. Au fil des invitations et des possibilités de collaboration – et de financement –, j'ai pu revenir en 2015-2016, 2017, 2020, 2023 puis 2024. J'ai alors observé l'évolution progressive de la réhabilitation, les paysages et les individus. Je me suis questionné sur les débats et choix en filigrane, comment les appréhender et les saisir. Il fallait me rappeler, avec humilité, qu'une vue d'ensemble définitive est impossible. J’ai plutôt voulu assembler un corpus nuancé et intersubjectif – situé, mais ouvert – sur la complexité des émotions, du traumatisme et des transformations qu’a traversées la région à travers le temps.
Ma compréhension a été nourrie par les relations que j'ai développées avec des collaborateurs devenus amis, telle que Masae Ishikawa, directrice et cofondatrice de « It's Not Just Mud ». Ma position était celle d'un témoin impliqué, doublé d’un certain recul de par ma situation d'étranger. Lors d'une de nos discussions en 2023, Masae m'a dit : « Maintenant, la réhabilitation continue d'évoluer lentement, mais elle est intégrée à nos vies. Nous ne la remarquons plus autant que toi, qui peux observer les changements à différents moments. Nous continuons nos vies, nous n'en parlons pas. Chacune de tes visites devient un moment qui me fait réaliser comment nous avons progressé. »
Je pensais terminer ce corpus en 2020, alors que le pays accélérait la reconstruction en vue des Jeux olympiques. Ce séjour de travail fut toutefois interrompu à mi-chemin par l'épidémie de COVID-19. J'ai pu revenir au Japon quand le pays a rouvert ses portes aux étrangers en 2023, puis en 2024.

Le fleuve Kitakami et son embouchure, par laquelle le tsunami s'est infiltré, 2012,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 61×41 cm ©Michel Huneault
A. L. - Comment as-tu approché les lieux et les victimes ? Comment étais-tu perçu, accepté (ou pas ?) en tant qu'Occidental qui documente un tel drame au Japon ?
M. H. - Je pense que participer aux efforts de nettoyage et de réhabilitation a créé une relation de confiance, mais m'a surtout permis de mieux comprendre les enjeux, de mieux diriger mon travail, mes questions et mes intentions.
Au fil des années, des relations sincères se sont nouées, notamment avec Masae et ses parents, qui m'ont accueilli dans leur maison lors de plusieurs de mes séjours. C'est à travers ce temps long, les repas partagés, les rires, les pauses silencieuses que les récits et les émotions se sont dévoilés. Sans devoir le nommer ou même le solliciter, ce lien de collaboration s'est construit, naturellement. Mon travail, mes rencontres et les lieux que je documentais étaient orientés et portés par ces échanges.
J’ai d'abord travaillé dans la préfecture de Miyagi, où vit ma principale communauté de support. J'ai eu l'opportunité de prolonger mon travail vers le nord, dans la préfecture d'Iwate en 2020, suite à l'invitation en résidence artistique de Natsukashii Mirai Sozo Co. à Rikuzentakata. Le coordonnateur, Jun Matsuyama, m'a soutenu et nous avons réalisé une nouvelle série d'interviews importantes. Le travail s'est progressivement étendu sur 500 km de territoire côtier affecté, de Tomioka (au sud, dans la préfecture de Fukushima) à Fudai (au nord, dans la préfecture d'Iwate).
Être un étranger au Japon apporte son lot de défis, oui, mais j'ai trouvé que les habitants du Tôhoku étaient ouverts à notre présence. Pendant des années, j'ai senti que le regard sur les étrangers dans cette région – peu touristique – était bien différent de Tokyo ou d'autres villes plus visitées. J'ai souvent reçu des remerciements, dirigés à tous les anciens bénévoles, soulignant l'appréciation et l'importance de nous revoir des années après, pour témoigner de la progression de la reconstruction.
Plusieurs pratiques et perspectives sont requises pour arriver à saisir un tel impact, que ce soit par des Japonais, des étrangers, des scientifiques ou des artistes. J’y ai toujours été bien reçu et compris en tant qu'artiste occidental qui documente cet événement. À travailler sur ces sujets difficiles, au Canada ou ailleurs, j'ai appris qu'être écouté, entendu, est apprécié et nécessaire, désiré, pourvu que ce soit bien fait, avec patience et respect des limites de chacun.

Vertige : 10 nouveaux murs du Tôhoku,
arrêt sur image extrait de la vidéo monobande verticale,
14 minutes, 2020 ©Michel Huneault
« Dans ce paysage ravagé puis vidé, il n'y avait pas une narration claire à suivre – l'essentiel du propos était sans événement, souvent sans témoignage direct. »
UN PATCHWORK IMMERSIF :
LE CHOIX DES MÉDIAS
A. L. - Tu ne te restreins pas à l'utilisation exclusive d'un seul outil pour faire de la photo et/ou de la vidéo : tu explores les techniques à ta disposition pour les assembler afin que tout soit complémentaire dans le rendu final. Je me souviens qu'à Toronto avec Le Labo, quand on avait présenté Post Tohoku 2012-2016, il y avait à la fois de la photo, de la vidéo et – ce qui était très novateur à l'époque ! – de la réalité virtuelle. Ici, il y a de la photo, de la vidéo (des plans fixes ou des travellings), du drone, des paroles à entendre et à voir, à lire... Comment choisis-tu ces outils pour rendre au mieux ce que tu veux partager avec le spectateur ? Le choix du médium, est-ce qu'il a été décidé en amont ou une fois sur place, voire a posteriori ?
M. H. - Le choix de médiums spécifiques n'était pas prédéterminé et est né sur place, en réponse aux situations rencontrées, à l’évolution de ma pratique et aux expérimentations qu'un terrain long permet. Très tôt, j'ai compris que l'absence et le vide seraient difficiles à capturer à travers la photographie seulement, surtout dans un cadre documentaire traditionnel qui était encore ma pratique à l'époque, en 2012. Dans ce paysage ravagé puis vidé, il n'y avait pas une narration claire à suivre – l'essentiel du propos était sans événement, souvent sans témoignage direct.
Même si la photographie demeure encore aujourd’hui mon médium principal et d'appartenance – celui qui m'oblige à me rendre sur place, à initier les rencontres –, j'expérimente continuellement avec d’autres outils de captation. J'apprécie qu’ils m'amènent à bouger et à me positionner différemment, à changer ma façon de percevoir par d'autres sens, ce qui en retour rétroalimente la démarche photographique.
En 2012, j'ai d'abord travaillé avec la photographie pour documenter l'état des lieux, figés, en suspension. J'ai réalisé ma première vidéo d'art, 10 minutes à Tohoku, qui rend compte de douze paysages de la région, avec un petit appareil photographique qui offrait l'option de filmer en HD. Si elle a été régulièrement diffusée seule dans différents contextes, elle permet d'élargir le champ narratif des photographies lorsque présentées ensemble. Pendant cette même période, j'ai réalisé deux panoramas composites géants, en marchant sur une ancienne digue, documentant l'origine de la vague d'un côté et reconstruisant un espace fracturé de l'autre, son impact. Ces panoramas sont aussi parfois diffusés seuls, en format hors norme.
En 2015-2016, alors que la reconstruction prenait forme, j'ai expérimenté avec la vidéo à 360 degrés – grâce à l'une des premières petites caméras de type point-and-shoot – qui permet de s'engager autrement dans les nouveaux paysages en transformation. Les mots et les histoires orales ont pris une place importante lors de cette période, avec les témoignages de Masae et de Hiroki : comment avancer et réfléchir sur ces chantiers et processus, malgré l'ampleur des blessures et de l'impact encore à saisir ?
En 2020, avec l'aide de mon assistant Jasmin Gendron, nous avons utilisé le drone pour filmer les nouveaux murs de protection, offrant une perspective verticale et multiple sur ces structures imposantes sinon bien difficiles à rendre compte avec justesse. Des entretiens – traduits et transformés en textes trilingues défilant – apportent un sentiment de présence et une réflexion dynamique sur l'évolution de la mémoire personnelle : comment réconcilier ou superposer souvenirs et avenir, parvenir à un sens ultime, retrouver une paix intérieure ? Que veut dire survivre, être celui ou celle qui reste ? En 2023-2024, avec l'évolution de ma pratique vers des interventions conceptuelles aux gestes précis, d’autres photographies composites se sont ajoutées. Ces tableaux reflètent une réalité et des considérations plus introspectives.
Avec leurs qualités respectives, chacun de ces éléments est à la fois outil d'investigation, de représentation, d'évocation. Un dialogue se crée entre eux et de nouvelles significations émergent. Je pense que cette variété de possibilités a facilité une démarche collaborative et intimiste.

Entrées du 11 mars au 13 mars 2011, journal de Hiroki. 2016,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 61×41cm ©Michel Huneault
A. L. - L'expérience est immersive, mais reste subtile, humaine. On sent que tu as pris le temps de rentrer dans le sujet et de t'en imprégner : au spectateur alors de prendre le temps d'apprécier le résultat, de laisser la place à l'émotion et à la réflexion. Comment amener un public avide de sensations fortes et habitué à scroller un fil Instagram à prendre ce temps ? Quel rôle joue la scénographie, comment est pensé le parcours du visiteur ?
M. H. - C’est un véritable défi, à l’ère de l’attention fragmentée, de capter, de ralentir le regard, d’inciter à une pensée profonde. L’exposition à la galerie Prince Takamado est la première à rassembler toutes les composantes du corpus complété, à les mettre en relation dans un espace dédié. Avec la commissaire Amandine Davre, qui m’a accompagné dans l’organisation de cette exposition, nous avons réfléchi à l’expérience du public, à l’équilibre, au ton. En entrant dans la galerie, le public quitte le rythme effréné de la vie quotidienne tokyoïte pour entrer dans un environnement calme qui invite à l’introspection.
Trois bandes sonores de vidéos se superposent dans l’installation : un bruit de vent vrombit dans une première vidéo de 2012, des voix intimes s’élèvent de la vidéo de 2015-2016, et les vagues de la vidéo de 2020 habitent aussi l’espace. Elles accompagnent et rythment la lecture du corpus photographique, comme des respirations.
L’organisation de l’installation – de 2012 à 2024, sur trois murs distincts – est principalement chronologique. Cette structure narrative est accessible. La lecture linéaire est possible, mais le public est porté à faire de libres associations et des allers-retours entre différentes périodes et composantes.
L’utilisation de différents médiums crée des points d’entrée variés, selon les sensibilités ou dispositions du public. Certains seront attirés par les vidéos ou par les grands panoramas, d’autres par l’authenticité et l’humanité des témoignages. Un objectif central est que chacun et chacune y trouve ses propres points d’ancrage, pour compléter avec ses propres souvenirs, sa propre expérience et présence.
Enfin, je souhaitais une installation résistante, qui voyage aisément et qui s’adapte à d’autres lieux. Tout le matériel exposé se roule et se range dans une seule valise grand format, pouvant elle-même être transportée en avion en simple bagage enregistré. À peu de frais et avec une faible empreinte carbone, c’est un choix qui a guidé la scénographie.

Construction de la nouvelle gare de Tôna au centre d’une future zone résidentielle, en hauteur,
sur les sommets tronqués de collines. 2015,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 91×61cm ©Michel Huneault
A. L. - Dans les photographies et vidéos de 2012, les couleurs sont neutres, douces – il n'y a aucune couleur vive, pourtant tu ne travailles pas en noir & blanc. Avec le retour à la vie en 2015/2016, on voit réapparaître des ciels bleus. Quel est ton rapport aux couleurs ? De même, la composition a une place importante – on apprécie la dimension graphique, les lignes fortes dans tes images.
M. H. - Je considère que ma pratique s’inscrit dans la tradition coloriste en photographie, par l’utilisation de la couleur pour composer l’image et la narration. Mon approche des couleurs dans ce projet a toutefois été intuitive et évolutive, fortement liée à l’atmosphère et au contexte de chaque phase. Par souci de réalisme et d’honnêteté, les photographies sont fidèles à leurs conditions de prise de vue réelles. J’ai toujours favorisé une lumière franche, en plein jour, et des compositions frontales, formelles.
En 2012, la palette désaturée et sobre reflétait cette période où la vie semblait momentanément mise entre parenthèses. Ce n’était pas un choix délibéré – c’était simplement ainsi que se présentait ce paysage, nettoyé, vide, hivernal, en deuil ou en jachère. Lors de cette première expérience au Japon, je devais imaginer ce qui avait été et ce qui pourrait venir. La vapeur constante se dégageant des vagues et flottant dans l’atmosphère venait filtrer et égaliser la lumière, atténuant ombres et contrastes.
En 2015-2016, la réapparition d’une palette plus vibrante correspond à des communautés en pleine reconstruction. Les paysages et couleurs se réorganisent, à des vitesses, hauteurs et harmonies variables, contrastant avec les ruines et terrains vagues de 2012. C’était fascinant pour moi de voir (ré)émerger non seulement des infrastructures, mais aussi toute une esthétique, une japonicité. Je n’ai pas eu à forcer l’évolution chromatique, qui s’appuyait sur une lumière plus chaude de fin d’automne, avec des ciels plus dégagés. J’ai observé, enregistré, puis ordonné avec souci documentaire, et lyrique.
Pour 2020-2024, les couleurs sont plus équilibrées, intégrant à la fois des éléments naturels revitalisés et des structures de protection en béton qui, déjà, s’effritent ou sont prises d’assaut par la végétation. Alors que la reconstruction est toujours en cours, nous pouvons lentement voir le nouveau devenir l’ancien, l’ancien s’effaçant, se superposant au présent. En 2023, par souci d’équilibre et par curiosité personnelle, je suis venu faire un court terrain en fin d’été verdoyant, un midori vif, frais et essentiel.
D’un point de vue graphique, il y a une volonté transversale de (ré)organisation du chaos pour en tirer du sens. Cette qualité a émergé de la nature même de la réalité documentée — la réhabilitation après une catastrophe — et de certains traits culturels japonais que je reconnais comme affinités partagées et influences sur mon travail : propension à classer, à établir des dominances de couleurs, à structurer via lignes et cadres. L’emploi de kakémonos et autres stratégies qui exploitent la verticalité dans l’installation est approprié au sujet, à ma pratique, et à un mode de lecture hybride fréquent au Japon. Immanquablement, des références à l’histoire de l’art et de la photographie — à l’histoire des représentations — se sont immiscées au fil du temps. Par exemple, on retrouve les mouvements du japonisme et des ukiyo-e dans l’oeuvre composite Cerisier en fleur sur fond de mer. Ces qualités, traits et références servent à créer un langage visuel engageant et un corpus situé. L’évolution de mon propre regard y est consignée et interrogée.

Cerisier en fleur sur fond de mer. Parc Hiyoriyama/Cap Jagasaki, 2024,
photographie composite, impression jet d'encre à pigment, 137×91cm ©Michel Huneault
« D'un point de vue graphique, il y a une volonté transversale de (ré)organisation du chaos pour en tirer du sens. »
LA NATURE ET LA VIOLENCE
A. L. - Certaines images traduisent la violence avec pudeur (un escalier tordu qui déchire l'horizon par exemple), on voit les traces des destructions -- mais certaines sont invisibles, notamment le nucléaire : pourquoi ne pas en montrer plus ?
M. H. - Il n’est ni nécessaire, ni même possible, de tout montrer. Cela ne peut pas être le but d’une proposition artistique portée par une seule personne. Ces images, plus dures, existent et sont largement accessibles ailleurs, en tout temps. Pour moi, la représentation du traumatisme, surtout d’une telle ampleur, demande une retenue. Cette pudeur est délibérée, elle s’est formée graduellement, entre ma pratique et les sensibilités au Japon.
Je crois à l’équilibre entre description, suggestion et lyrisme. Il crée un espace fertile pour l’imagination et l’empathie, tout en respectant la dignité des personnes touchées. Un escalier tordu, une voiture déposée dans un champ, un arbre karin solitaire dans une zone d’exclusion – ces images évoquent la violence de l’événement sans l’illustrer directement. Elles invitent à participer activement à la construction du sens, avec sa propre compréhension et ses propres émotions. L’un des outils les plus puissants reste, pour moi, l’intelligence et l’imaginaire du public.
L’un des témoins dans Discussions neuf ans après a dit : « Le tsunami ne peut jamais être raconté en regardant une vidéo ou en lisant un texte. Ça ne peut pas être raconté. » Cette impossibilité fondamentale et paradoxale de la représentation complète m’intéresse – non pas comme une limitation, mais comme un potentiel à explorer.
Pour ce qui est du nucléaire, c’est un enjeu particulier, une menace largement invisible à l’œil nu. Dans mes images de la zone d’exclusion près de Fukushima, en 2012, cette invisibilité et cette tension font partie du propos. On y voit des lieux abandonnés, figés dans le temps, malgré l’année qui a passé. Plusieurs autres artistes et chercheurs s’attardent plus en détail à cette réalité bien spécifique, surtout dans les environs immédiats de la centrale : crises, réponses des autorités, évacuations et déracinements, (dé)contamination, rendre visible les impacts.

Une voiture déposée par l’eau dans un champ.
Zone d’exclusion à 12 km de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Minamisoma. 2012,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 137×91cm ©Michel Huneault
A. L. - « Les tsunamis sont naturels, il n'y a rien à craindre » dit un autre témoignage. La nature est ambivalente : elle adoucit les images des ruines, mais marque l'absence (les herbes folles ont envahi les terrains où autrefois se dressait une maison) ; l'eau nettoie et purifie, mais l'eau du tsunami a causé le chaos. On voit un très beau paysage de bord de mer -- avec une carcasse de véhicule. Quelle est la part de la nature dans la résilience des humains ?
M. H. - La relation à la nature est un thème central de Post Tohoku et des sociétés contemporaines. Comme dans d’autres régions côtières du monde, la relation entre les humains et leur environnement est complexe – à la fois nourricière, potentiellement destructrice, envoûtante et faisant partie de soi. Comme le disait Masae, les habitants de ces côtes « ont grandi en regardant la mer, tout le temps ». L’océan est identité.
La nature joue un rôle paradoxal dans le processus de réhabilitation. Si la force destructrice du tsunami a tout emporté, créant un traumatisme profond, l’océan est aussi un symbole de renouvellement et d’énergie puissante, calme, qui offre un modèle de continuité, de force et d’espoir.
Dans les témoignages, des analogies à la nature guident souvent la résilience humaine. Un vendeur de semences me partageait : « Les semences poussent petit à petit, sans regarder en arrière. Moi non plus, je ne regarde pas en arrière, vers ma peur du tsunami ».
Après un tsunami, une question centrale est de savoir comment retrouver une paix d’esprit et une façon d’être durable avec l’océan. Les stratégies de reconstruction des communautés du Tôhoku reflètent en partie les résultats de cette tension et de cette négociation. De nouveaux murs de protection représentent une tentative de contrôle ou de protection directe, tandis que d’autres choix d’aménagement – en hauteur ou plus éloignés – témoignent d’un repositionnement historique face aux réalités géographiques.
L’homme qui a dit dans son témoignage que « les tsunamis sont naturels, il n’y a rien à craindre » a ajouté que l’essentiel est surtout d’être prêt, de survivre, car on peut ensuite reconstruire, ensemble.

Infrastructures de pêche réhabilitées dans la baie de Kesennuma, 2015,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 91×61cm ©Michel Huneault
A. L. - Comment est-ce que le travail a été perçu au Japon et en Occident ?
M. H. - J’apprécie toujours la phase de diffusion de mes travaux, la recherche et la création s’y poursuivent.
La perception de ce travail diffère sensiblement entre le Japon et l’Occident. Elle varie également au sein même du Japon, selon les régions.
Dans la région du Tôhoku, l’accent est mis sur la dimension documentaire à long terme. On me dit que c’est un document qui gagnera encore plus en valeur avec le temps, avec la nouvelle génération, celle qui n’était pas encore née au moment du tsunami, et l’importance de lui transmettre cette mémoire.
En exposant des extraits de ce travail à Tokyo Arts and Space en 2023, puis le corpus complété à la galerie Prince Takamado en 2025, j’ai découvert que de nombreux Tokyoïtes n’avaient jamais eu l’occasion de se rendre dans la région touchée par le tsunami. J’ai été ému et surpris de plusieurs commentaires du public me remerciant de leur permettre de voir ces images et d’entendre ces témoignages par procuration.
En Occident, la réception du corpus est aussi positive, bien que dans une posture d’observateurs extérieurs. Il y a une tendance marquée à focaliser sur l’aspect nucléaire de la catastrophe, au détriment de l’impact considérable du séisme et du tsunami sur des centaines de kilomètres de côte, où il a causé près de 20 000 décès. Par exemple, l’événement est fréquemment amalgamé sous l’appellation « Catastrophe de Fukushima », une désignation qui ne reflète pas la réalité géographique et humaine du désastre, et qui contribue à la confusion. Je dois souvent expliquer les nuances, mais ça fait partie de mon travail. Cette perception peut être liée aux préoccupations occidentales autour de l’énergie nucléaire, ainsi qu’à l’imaginaire et à l’histoire qui y sont associés.

Fleurs à la mémoire des victimes. Parc mémorial du tsunami d’Ishinomaki Minamihama, 2023,
photographie, impression jet d'encre à pigment, 61×41cm ©Michel Huneault
A. L. - Est-ce qu'il y a une suite à ce projet ou est-ce qu'il n'y a pas de fin possible à un tel projet ?
M. H. - Après douze années de travail, l’exposition à la galerie Prince Takamado marque une étape importante – la première restitution complète de ce corpus au Japon. Un cycle s’achève, même si les impacts de la catastrophe continueront toujours d’évoluer.
Je considère que Post Tohoku est maintenant complété. Certains aspects spécifiques pourraient encore faire l’objet d’explorations futures. J’ai un attachement profond aux gens et aux lieux que j’ai rencontrés. Ils font partie de ma vie autant que Montréal et mes amis québécois. J’aime y être, et j’ai toujours besoin d’y revenir. Il y a surtout la volonté de poursuivre la diffusion de ce travail, au Japon, puis au Canada. Je souhaite d’abord que les communautés qui ont rendu ce travail possible puissent y avoir accès, voir et entendre leurs réactions.
Cette décision de fermer le corpus n’a pas été facile, mais elle est venue naturellement lors de mon dernier séjour en 2023-2024. J’ai observé que la reconstruction est largement avancée, que les communautés ont intégré l’événement dans leur identité collective – avec tout un réseau de musées et de monuments désormais existants et joints à l’offre touristique officielle. Dans mes relations avec les gens, devenus amis, ce moment de conclusion se pressent. Il est difficile à nommer, et pourtant à saisir. Il faut le reconnaître, clore, puis rendre, avec délicatesse et respect.

©Michel Huneault et Aurélie Lacouchie/Tokyo Time Table 2025

Michel Huneault
Photo ©Joannie Lafrenière
Post Tohoku 2012-2024, vue de l’exposition à la galerie Prince Takamado, Tokyo ©Michel Huneault