David COLLIN
©David Collin
Shanghai Library et Wagon-frontière
deux textes de David Collin
David Collin, né à Annecy en 1968, est un écrivain, éditeur, producteur
et réalisateur radio à la Radio télévision suisse (Espace 2, Lausanne).
Il a fondé en 2011 la collection "Imprescriptible",
aux éditions Metispresses, lieu de mémoire, d'étude et de réflexion
sur les crimes contre l'humanité et les génocides.
David Collin est mort le 30 septembre 2020 à Fribourg.
Il nous laisse de nombreux textes qui se déploient à la fois dans la fiction
(deux romans), la prose poétique,
le récit, le dialogue avec des artistes et l'essai.
Parmi eux, Shanghai Library et Wagon-frontière,
qui ont été publiés sous forme de chroniques épiphaniques
dans la Revue Hippocampe (Lyon).
Shanghai Library
Shanghai, la terrasse du Kathleen Waitan
Croyez-moi, vous en verrez de toutes les couleurs ce soir...
Mais comment rêver mieux quand on aime les cathédrales de livres
et l’étourdissant abandon de la lecture ?
Savez-vous que ce bâtiment abritait autrefois la bibliothèque de Shanghai ?
J'imagine un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque laborieuse
Et paraît éloigner les rayonnages.
J. L. Borges, L’autre tigre
Dessin de tigre par Borges enfant
En revenant à Shanghai sept ans après ma première visite, je savais que les lieux de mon roman s’en trouveraient fatalement métamorphosés. Je découvris même que certains d’entre eux avaient totalement disparu, que les lieux que je croyais avoir inventé étaient bien réels, mais que ceux auxquels je croyais dur comme fer s’étaient 1. évaporés dans la brume humide et polluée de la métropole, dissous dans la mue incessante d’une cité qui n’avait de cesse de détruire pour reconstruire 2. qu’ils n’avaient tout simplement jamais existé.
Pour une raison que j’ignore, bien qu’habitué aux coïncidences et aux retours d’indices, le chiffre sept marqua mon retour d’un sceau mystérieux et symbolique. Sept ans, sept sages dans la forêt de bambou dans Les Cercles mémoriaux auxquels répondaient les sept maîtres du Tan Tien évoqués dans le colloque auquel je participais à l’Université de Fudan. J’y parlai des épiphanies et autres illuminations profanes répertoriées dans mes voyages, qui devenaient matières premières dans plusieurs textes. Au fur et à mesure de mes projets d’écritures, les éléments mus par le hasard, assemblés, constituaient un art incertain d’écrire, de s’écrire. En lentes dérives et flâneries rêveuses, de perceptions en intuitions.
Au fur et à mesure de mes projets d’écritures, les éléments mus par le hasard,
assemblés, constituaient un art incertain d’écrire, de s’écrire.
En lentes dérives et flâneries rêveuses, de perceptions en intuitions.
roman, l'Escampette, 2012
Sept. Le chiffre revint dans un rêve, puis dans le titre d’une exposition de la Bibliothèque de Shanghai dont j’avais entre-aperçu l’annonce sur le petit écran publicitaire fiché dans le siège avant d’un taxi : Les 7 tigres de Borges. J’avais hâte de retrouver l’écrivain argentin, de découvrir l’exposition dont l’allusion tintinophile ne m’avait pas échappé : j’imaginais sept boules de cristal dans lesquelles apparaîtraient les reflets des sept tigres de Borges, écrivant neuf essais sur Dante. Je hélai difficilement un taxi sur Henan Zhonglu, demandait Shanghai Library please, xié xié, ni hao, dans le désordre pressé et approximatif du moment. Pendant le trajet, ponctué de coups de klaxon nerveux que le chauffeur déclenchait pour un rien, mais manquant tout de même d’écraser un couple de vieux chinois déambulant en pyjama dans une ruelle de la vieille ville, je me rappelai que j’avais eu autrefois la vanité d’écrire sur « Borges et la Chine ». Sujet inexploré, parce que pas grand chose à en dire. Justement, défié par ce rien, je cherchais partout l’allusion fine dont j’avais un vague souvenir, avec l’intuition que le tigre, qu’admirait par dessus tout Borges depuis son enfance, était la source indéfectible d’un certain imaginaire de la Chine dans ses textes.
Après mille sursauts provoqués par des coups de volants assassins que facilitait l’absorption d’un liquide opaque agité dans le récipient à thé vissé contre le siège de notre chauffeur, nous arrivâmes au pied d’un grand immeuble des années trente, couronné par une horloge type Big Ben. K5 s’affichait au sommet de l’édifice, comme le signal d’un lieu pour amateurs qu’on voyait depuis les tours qui encerclaient les jardins du People’s Square. Shanghai Library, Shanghai Library, répéta le chauffeur goguenard, fier d’avoir rejoint l’endroit en un temps record, malgré de périlleuses embardées qui nous laissaient plus morts que vifs. Je rentrai dans l’enceinte de l’ancien bâtiment de l’hippodrome de Shanghai, et montai par l’ascenseur au 4ème étage, seule destination possible pour accéder au K5. On débouchait sur une cage d’escalier, puis restait à gravir un étage, emporté par le parfum délicieusement suranné de cet immeuble anachronique et charmant.
Shanghai, la terrasse du Kathleen fivee
Shanghai Library, demandais-je au garçon qui accueillait les clients sur la terrasse très prisée du Kathleen five, espérant être orienté vers Les 7 tigres de Borges. Yes please, me répondit-il en m’indiquant la terrasse de la main, do you want la cour intérieure côté lounge ou la terrasse qui donne sur le panorama de gratte-ciels ? Je ne manquerai pour rien au monde la vue sur l’incroyable tour futuriste de l’hôtel Radisson, couronnée par une soucoupe volante, à moins qu’il ne s’agisse d’un casque de soldat mongol.
Shanghai, Hôtel Radisson
Mais où était donc cette bibliothèque fantôme ? Pour toute réponse, le garçon m’apporta un cocktail orangé pour le moins incongru mais tout à fait à mon goût. Shanghai library, excellent choix, Erneste Mignatte, enchanté, dit l’homme qui venait de s’asseoir à ma table, sirotant un cocktail verdâtre aux litchis. Vous permettez ? Cointreau, Rhum, jus de citron, d’orange, Gin, Vodka et Ginger Ale. Le meilleur cocktail de Shanghai. Et à volonté s’il vous plaît ! Privilège happy hour. Croyez-moi, vous en verrez de toutes les couleurs ce soir. L’expérience mystique de l’alchimie éthylique ! Mais comment rêver mieux quand on aime les cathédrales de livres et l’étourdissant abandon de la lecture ? Savez-vous que ce bâtiment abritait autrefois la bibliothèque de Shanghai ?
« Cointreau, Rhum, jus de citron, d’orange, Gin, Vodka et Ginger Ale. Le meilleur cocktail de Shanghai. »
Au troisième cocktail, les verres se dédoublèrent, les rires fusèrent et le ton de la conversation s’éleva à mesure que l’alcool nous contaminait. Tandis qu’Ernest Mignatte me racontait sa vie de personnage romanesque et d’écrivain fictif, mon imagination s’emballait, je rêvais les yeux brouillés aux sept tigres de Borges, exposés non loin d’ici dans la nouvelle Shanghai Library, la deuxième plus grande de Chine. Je rêvais aux Tigres de feu, aux tigres bleus, à l’ossature de la peau splendide qui frissonne, et à Shere Khan, le tigre du Livre de la jungle qu’aimait tant Borges.
Quitter la terrasse de la Shanghai Library ? Vous n’y pensez pas ? Hypnotisé par le paysage circulaire qui tournait tout autour de moi, aux tigres qui sautaient sur les tables et mordaient dans les nuages, et parce qu’il paraissait impossible de se lever après tant d’alcool et de vertige, Mignatte souleva doucement le poids mort que j’étais devenu, et m’accompagna charitablement jusqu’à mon taxi.
Par la suite, nous nous revîmes souvent, nous donnant rituellement rendez-vous à la Shanghai Library. Et de préférence aux premières minutes de la happy hour. Je ne vis jamais l’exposition, mais désormais pour moi, les 7 tigres de Borges ne rôdent que sur la terrasse embrumée du K5, au 5ème étage du 325 de la Nanjing Xi lu.
David COLLIN
©2017 by D. Collin/Tokyo Time Table
Wagon-frontière
Mais ce n’est qu’après des milliers de kilomètres, une certaine familiarité avec le voyage lui-même et donc un oubli de ses particularités, que j’arrivais, sans l’avoir su au moment où je le vivais, dans le monde suspendu de l’entre-deux.
Le train palpite au cœur des horizons plombés.
Et ton chagrin ricane...
Blaise Cendrars,
Prose du Transsibérien...
La perte de tout repère de temps, ce moment de ralentissement extrême qui nous saisit, est sans doute dans le voyage, ce qui me plaît le plus ; cet instant indécidable et rare où le monde autour de soi tourne soudain au ralenti. Ou ne tourne plus du tout. Les objets sont en suspension. Les hommes semblent figés dans un temps qui ne leur appartient plus et le paysage est comme enraciné dans un passé immuable. Sans l’avoir décidé, c’est probablement cette sensation que je m’attendais à trouver en prenant le transsibérien en hiver. Mais ce n’est qu’après des milliers de kilomètres, une certaine familiarité avec le voyage lui-même et donc un oubli de ses particularités, que j’arrivais, sans l’avoir su au moment où je le vivais, dans le monde suspendu de l’entre-deux. J’avais bien ressenti un certain détachement à mesure que le roulement discret du train nous éloignait de la capitale et nous détachait d’une notion précise du temps, entamée par le décalage horaire sans cesse élargi à mesure que nous roulions vers l’Est et par les nuits très précipitées de l’hiver sibérien. Mais nous avions encore, dans ce mouvement de lente dérive d’un fuseau horaire à l’autre, la permanence de l’horaire moscovite dans le train et sur les quais, qui contribuait à un sentiment de confusion permanente, et nous obligeait continuellement à éprouver nos repères pour ne pas manquer les arrêts.
Ce n’est qu’au moment où nous allions quitter la Russie, après plus de dix jours de voyage, sur la frontière russo-mongole, que se produisit le décollement que je n’espérais plus. Et c’est sans doute grâce à cet oubli, à cette incrustation du voyageur dans le voyage, à cette imprégnation qui n’arrive généralement qu’après plusieurs jours de dérive, que se produisit cette sensation qui ne peut apparaître que lorsqu’on ne s’y attend plus. Pour vivre des moments exceptionnels, non par le faste ou l’événement mais dans la transe immobile d’un oubli de soi, alors que se superposent les différentes temporalités de notre vie, il faudrait donc attendre et ne plus attendre, se laisser conduire par le train, se laisser hypnotiser par le broun-roun-roun des roues du train comme écrivait Cendrars, se laisser surprendre par ce qui surgit.
Comme nous approchions de la Mongolie
Qui ronflait comme un incendie
Le train avait ralenti son allure
Passer une frontière, ce n’est pas passer brutalement d’un pays à l’autre. Pas toujours. Dans l’espace indécis qui sépare la Mongolie de la Russie, on opère un glissement, une translation dont on ne connaît ni le commencement ni la fin. Mais on connaît les gares de part et d’autre de la frontière : deux gares, deux villes, deux pays, où l’on reste longtemps immobilisé pour la fouille et peut-être pour prendre conscience de ce passage, pour prendre le temps de quitter la Russie, pour se préparer à entrer dans une autre langue et dans les étendues mongoles. Passer la frontière, c’est d’abord ne pas la passer. Buter contre. S’arrêter au dernier tronçon d’une ligne. Souffler, dormir, puis partir lentement à l’aube dans la zone sans patrie de l’entre-deux. Et enfin, après deux heures de glissement, se retrouver accostant sur le quai d’une contrée sauvage.
L’ultime gare russe de Naushki, dans lequel le transmongolien s’arrête de longues heures, ressemble à beaucoup de gares russes. Vaste et élégante. Dans l’ancien style. On a le sentiment en arrivant là qu’on est parvenu au bout de quelque chose. On passe les contrôles, on descend sur le quai et on respire le froid glacial du quai désert. Plusieurs heures d’attente permettent de visiter les alentours, en marge d’une ville dont on a du mal à percevoir l’existence au loin. Au loin de quoi ? Nul le sait et nous ne regardons peut-être pas dans la bonne direction. Face à la gare, un parc qui me rappelle une scène hivernale et romantique du docteur Jivago. Grande allée boisée, portail de fer et pavillon au bout de la ligne droite et de quelques pas enfoncés dans la neige craquante et brillante. Plus loin, une boutique de vêtements démodés mais utiles, et une petite épicerie-café dont il faut réveiller les propriétaires pour se rassasier de quelques chaussons à la viande et aux choux. Les poissons séchés viendront plus tard. Pour un deuxième voyage, qui, comme l’écrit justement Eric Faye, est celui à partir duquel les choses comptent vraiment : les yeux se décillent et l’on commence à percevoir une infime portion de la réalité de la région traversée.
Mais c’est au retour sur le quai, avant la tombée de la nuit que nous allions passer là, et dans le mouvement de détachement de la Russie vers la Mongolie, c’est là, dans notre wagon que nous découvrons solitaire à notre grande surprise, précisément détaché de tout convoi et d’une simple locomotive. Il est là, notre wagon-frontière, abandonné du train qui nous y mena, fumant de toute sa superbe comme un marin sa pipe sous le vent, fumée du samovar et poêle à charbon, un wagon sans début ni fin, une île posée au milieu du froid et dans laquelle nous avions hâte de nous réchauffer. On aurait pu habiter là.
Monter dans ce train, qui n’était plus qu’un wagon isolé, comme une péniche amarrée en bord de Saône, et devant lequel deux petits chiens jouaient en nous regardant joyeusement du coin de l’œil, c’était retrouver notre chez-soi. Ce qui, nous le découvrions alors, était devenu une sorte de refuge, de petite maison dont nous avions déjà la nostalgie, et dans laquelle nous aurions pu faire le tour du monde, allongés quand la fatigue se faisait ressentir, et aussi parce que c’était devenu notre seconde nature d’alterner sieste, observations, et discussion arrosées.
Alors, dans ce wagon-frontière d’un autre temps, qui dans la nuit fut enchaîné à une longue locomotive de trains de marchandise, seul îlot à être remorqué très lentement vers le large mongol, nous eûmes, j’eus pour la première fois vraiment, le sentiment d’un certain abandon. D’un lieu sans durée. Où le temps semblait léviter, ne plus exister, et où nous pouvions, livrés à nous-mêmes et aux cheffes des wagons mongoles, buvant jusqu’au bout de la nuit du thé et quelques autres liquides dissimulés, calfeutrés au chaud, élaborer des rêves et décoller enfin d’un présent trop pressé.
David COLLIN
©2017 by D. Collin/Tokyo Time Table
AVEC JOSE-LUIS BORGES
POUR ALLER PLUS LOIN
Entretien avec Borges :
« Le travail du poète »
POUR ALLER PLUS LOIN
AVEC BLAISE CENDRARS
« un wagon
sans début ni fin,
une île posée au milieu du froid
et dans laquelle nous avions hâte de nous réchauffer.
On aurait pu habiter là. »
Blaise Cendras, « Iles »
POUR ALLER PLUS LOIN
AVEC DAVID COLLIN
Train fantôme,
Seuil,
2007
Vers les confins,
Hippocampe éditions, 2018
Valère-Marie Marchand parle de Vers les confins,