« D’aucune autre chose
le manque n’appelle autant ce mot : rien. »
Robert Antelme,
L’Espèce humaine
Camp de Leipzig-Thekla ©AFP Eric Schwab, 1945
Après la deuxième Guerre mondiale, et notamment l’expérience des camps d’extermination nazis, le sentiment de l’impuissance ou de l’inutilité du langage est rapidement devenu une des angoisses les plus cruelles de ces hommes qui avaient vu « ce que les hommes ne doivent pas voir » (Antelme). Le désir de dire, le souci impérieux de porter témoignage, s’est presque immédiatement trouvé confronté à toute une série de réticences et de résistances, née de la disproportion entre ce qu’ils avaient vécu et lé récit qu’il était possible – ou impossible – d’en faire. Robert Antelme, rescapé de Buchenwald (kommando de Gandersheim), l’indique dès 1947 dans l’avant-propos du livre qu’il consacre à son expérience, L’Espèce humaine (p. 9) :
« À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait à nous paraître inimaginable. (…) Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. »
Cette inquiétude lancinante était autant l’effet d’un scrupule moral – comment ne pas trahir cette expérience du tragique et la livrer telle quelle – que d’une interrogation d’ordre esthétique qui lui était consubstantiellement liée : quels mots choisir ? Quels cadres littéraires adopter ? Témoignage, mémoire, chronique, roman ? Poésie ? Rien de tout cela ? Comment organiser le récit (ton, construction, progression) pour qu’il fasse entendre une parole audible dans le murmure même de la souffrance, et qui puisse être partagée jusqu’au bord de l’insoutenable ? La réponse pouvait-elle même passer par les mots ? Tracas lexicaux, soucis de syntaxe. Questions de rythme.
Peu de gens pourtant se posèrent le problème explicitement de cette façon, et ceci est aisément compréhensible ; la brûlure était si vive qu’il pouvait paraître dérisoire, voire inepte ou insultant, de chercher encore ses mots pour la présenter. Tout se passa comme si, à l’évidence de l’horreur dévoilée – enfants cobayes des médecins nazis, carnage des chiens sur les places d’appel, traces des ongles sur les parois des chambres – ne pouvait correspondre qu’une grandiloquence suspecte ou un récit brut et sans coutures, dont le caractère répétitif et inévitablement fastidieux sembler mimer l’écœurement et la résignation nés de l’abomination des camps. De fait, et comme le souligne Georges Perec dans un article de jeunesse qui est aussi un des textes les plus lucides écrits sur la littérature concentrationnaire, celle-ci, cédant le plus souvent à « la tentation naturaliste caractéristique du roman historico-social (l’ambition de la « fresque »), a entassé les faits, elle a multiplié les descriptions exhaustives d’épisodes dont elle pensait qu’ils étaient intrinsèquement significatifs. » [1] Ainsi, l’entreprise nazie, ce pouvoir de destruction qui, selon la saisissante expression de Fethi Benslama, prétendait aller « au-delà du meurtre » en dépossédant l’homme de sa moindre parcelle d’humanité, semblait aussi être venue à bout des mots eux-mêmes, réduisant encore au silence ou, ce qui revient au même, à un monologue hébété et sans relief, les quelques survivants qui, la bouche pleine de cendres, tentaient de dire au monde toute l’ampleur de leur souffrance dans une accumulation de souvenirs obsédants. « Le peuple dérisoire des tondus et des rayés » [2], comme l’appelait Malraux, se trouvait désormais en proie à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.
[1] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », dans L.G. Une aventure des années soixante, Paris, Le Seuil, 1992, p. 93.
[2] André Malraux, discours d'inauguration du Monument de la Résistance érigé par le sculpteur Gilioli sur le Plateau des Glières, 2 septembre 1973.
« Le peuple dérisoire
des tondus et des rayés »
André Malraux
1945, libération du camp d’Auschwitz ©AFP
Le travail de l’écriture, la recherche d’un style, toutes ces armes de l’homme qui lui permettent tant bien que mal de donner, sinon un sens du moins un mouvement à sa vie, rien n’était plus de mise devant un tel désastre. Auschwitz (et tous les autres camps : Treblinka, Sobibor, Majdanek, Flossenbürg, Mauthausen, Dachau…) signait la mort de la littérature, ou plus exactement sa défaite absolue : devant cette « trahison de tous les mots » (Antelme), inaptes à faire sentir – et a fortiori à comprendre – ce qui s’était passé là, l’homme semblait condamné à l’aphasie ou au témoignage le plus inefficace qui fût : une morne répétition des souffrances, la longue liste des horreurs non closes, un ressassement de l’atroce qui ressemblait fort à une mort continuée.
Pour échapper à cette litanie de l’effroyable, certains pensèrent que les recettes de la littérature d’avant-guerre pouvaient servir encore : ainsi David Rousset, par ailleurs ami de Robert Antelme, adopte dans son récit Les jours de notre mort un parti-pris épique, voulant relater l’expérience des camps sous la forme d’ « un roman à la Dos Passos » (comme le dit Maurice Nadaud, qui fut son premier éditeur) [3]. On peut être plus ou moins sensible à la réussite de ce projet, qui donnera naissance à ce qui reste encore aujourd’hui l’un des livres les plus célèbres de cette période, malgré (ou grâce à) ses accents épiques qui laissent parfois l’impression d’ « une sorte de Malraux en camp de concentration » [4]. Ce qui est certain toutefois, c’est qu’exactement à la même époque – Les jours de notre mort et L’Espèce humaine sont publiés tous deux pour la première fois en 1947 – Robert Antelme s’engage pour sa part, pour évoquer le même événement, dans des voies tout à fait différentes.
[3] Robert Antelme, Textes inédits, Sur L’Espèce humaine, Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 268.
[4] L’expression est d’Edgar Morin (ibid., p. 266), et je n’ai pu encore démêler s’il s’agissait d’un compliment ou d’une marque d’ironie.
David Rousset
On a aujourd’hui encore beaucoup de mal, de nombreux témoignages l’attestent, à considérer Robert Antelme comme un « écrivain » : Philippe Lacoue-Labarthe par exemple, résume l’opinion de nombre de lecteurs qui ont été bouleversés par L’Espèce humaine : « Il nous a légué ça, dont on ne pourra jamais dire qu’il s’agit de littérature : ça et rien d’autre. » Hormis le fait que ce texte est à peu près le seul qu’il nous ait laissé, ce qui ne manque pas de faire naître quelques réticences universitaires (un seul texte peut-il être considéré comme une « œuvre » ? etc.), cette difficulté peut s’expliquer, à mon sens, tout d’abord par le changement radical qu’Antelme apporte dans l’acte même d’écrire, et ainsi, par l’importance de la réflexion qu’il suscite sur la signification même de cet acte, sur ses limites et sur ses conditions de possibilité. Sans doute est-ce le philosophe Jean-Luc Nancy qui, s’interrogeant sur l’énigme de ce livre avec sa sagacité habituelle, a le mieux pressenti le sens et la portée de ce changement : « Le nom de Robert Antelme, écrit-il, n’est pas, pour moi comme pour beaucoup d’autres sans doute, le nom d’un « écrivain », et il ne signe pas une “œuvre ». Cela ne tient pas au peu de textes qu’il a publiés ou laissés derrière lui. Cela tient à ce que, faute de mieux, j’appellerai une autre posture, ou une autre tenue d’énonciation que celle de l’« écrivain » [5]. »
Dans L’Espèce humaine en effet, comme je vais maintenant essayer de le montrer, « posture » et « énonciation » de l’écrivain se trouvent dès les premières phrases soumises à un complet renouvellement : car parler de ça, et Antelme le sait, parler de ça ne va pas de soi. Le témoignage spontané, dans son pathétique, provoque cet apitoiement impuissant – ou pire : falsifié – qui est aujourd’hui celui des téléspectateurs devant leur écran de télévision, et ne suscite guère qu’un sentiment ambigu d’impuissance et de fatalisme dont chacun de nous a déjà pu faire l’expérience : nous sommes là, « à notre poste » comme le dit si bien l’expression – un peu guetteurs, un peu voyeurs, toujours passifs. L’amplification épique quant à elle, si elle semble a priori la plus apte à retranscrire le drame dans toute son extension, peut en fait donner lieu à une exploitation livresque, cinématographique ou télévisuelle gratifiante, et parfois même rentable, du phénomène concentrationnaire, dont la naïveté teintée de bonne conscience et d’habileté confine quelquefois à l’abjection. Tout cela – qui est encore, et plus que jamais la marque de nos sociétés médiatico-narcissiques face aux nouveaux massacres : Rwanda, Bosnie, Kosovo, Timor-Oriental… – Antelme l’a compris avant et mieux que les autres, et c’est pourquoi la lecture de son livre reste aujourd’hui d’actualité : entre l’aphasie et la contrefaçon qui nous guettent et ne peuvent rendre compte de l’horreur qui nous entoure ni surtout lui répondre, il trouve une manière singulière de faire face, de faire front à cette réalité.
[5] Textes inédits, op.cit, p. 161 pour la citation de P. Lacoue-Labarthe, p. 140 pour celle de J.-L. Nancy.
1. Les camps : croquis de l'horreur ordinaire
Toilettes du camp d'Auschwitz-Birkenau en 1945
« Je suis allé pisser »
L'Espèce humaine,
1e phrase
La première phrase de L’Espèce humaine n’est pas de celles que l’on trouverait dans ces palmarès fort commodes des « débuts de romans les plus célèbres », qui vous dispensent d’en lire la suite et, accessoirement, vous permettent de briller dans les quizz-tests d’une société de bon aloi. Elle surgit, simple et dépouillée, sans fioritures et sans éclat, ni même sans élégance particulière :
« Je suis allé pisser. »
Première phrase terriblement banale, un peu vulgaire, mais sans chercher à tirer de cette vulgarité un effet provocateur ou à la muer en une quelconque affèterie stylistique : le « lyrisme de l’ordure” par exemple, ou la veine gouailleuse de certains romans populaires. La suite de la page restera volontairement dans la même tonalité, d’une syntaxe très ordinaire (sujet-verbe-complément), avec un vocabulaire simple et des locutions de tous les jours (p. 15) :
« Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoche, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. À toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières. »
La description est fort simple : lexique sans apprêt, qui n’évite ni les termes familiers ni leur répétition (« pisser », « pissotière », « chiottes », « types », « galoches »...), constructions syntaxiques lisses et convenues, usant notamment de tournures impersonnelles très courantes dans la langue (« Il faisait… », « Il y avait… »), le tout évoquant une scène scatologique qui n’a que très peu souvent les honneurs des premières pages. Antelme tourne manifestement ici le dos à une tradition très ancrée dans les habitudes d’écriture littéraire, celle du départ « en fanfare », des premières phrases s’auto-proclamant décisives et mémorables, de l’incipit tonitruant : restez calme, ne vous découvrez pas, le pire reste à venir. Pour décrire ce qui se passe ici, les grands mots ne servent plus de rien et les exagérations elles-mêmes manqueraient de souffle : ce que j’ai vu suffira.
Toilettes du camp d'Auschwitz-Birkenau en 2011 ©Caroline Slifkin
Le rythme même du texte se met au diapason de cet art du constat, traversé d’hexasyllabes sans ampleur, qui donnent à chaque phrase l’allure d’un soliloque monocorde.
« Je suis allé pisser », 6 syllabes
« Il faisait encore nuit », 6 syllabes [6]
« on ne se parlait pas », 6 syllabes,
« le pantalon baissé », 6 syllabes…
Ce qui se laisse entendre dans cette succession, tant il est vrai que tout style digne de ce nom porte en lui une certaine mémoire de la langue, c’est bien évidemment la déroute de l’alexandrin français, ce vers national porteur de la tradition héroïque de notre pays et si intimement lié à l’histoire de notre littérature. Les dimensions épique, lyrique ou romantique, habituellement dévolues à ce mètre, se voient ici déchiquetées en lambeaux de phrases prosaïques et dérisoires, rabaissées à l’évocation de scènes sans grandeur : cet alexandrin dispersé, dont on entend dans L’Espèce humaine l’écho lointain et dégradé, cet alexandrin souillé et mutilé, aplati, laminé, dépourvu de tous ses prestiges, sonne le glas d’une langue en habits et la ramène à sa nudité la plus crue. Sa dimension tragique même, forgée sur les tréteaux les plus solennels de notre théâtre, n’est plus que le fantôme lointain d’un temps où le meurtre avait encore une certaine dignité : le début de L’Espèce humaine, c’est Corneille et Racine « le pantalon baissé ». Comme si le langage et la culture eux-mêmes avaient été exterminés.
[6] En lecture prosaïque, c’est-à-dire sans tenir compte du e muet qui serait prononcé dans une scansion poétique.
Ce qui se laisse entendre ici,
c’est la déroute de l’alexandrin français :
le début de L’Espèce humaine,
c’est Corneille et Racine
« le pantalon baissé ».
Toilettes du camp de Wobbelin, Allemagne, vers avril 1945 ©United States Army Signal Corps/Harry S. Truman Library & Museum
Ce parti-pris de « banalité », lié à un refus intransigeant de la surcharge émotionnelle, ne se démentira pas durant tout le livre, qui alterne narrations et descriptions de teinte grise, neutre et lisse, mais où perce pratiquement sans discontinuer une émotion d’autant plus puissante qu’elle est retenue. Ceci nous vaut des portraits brefs et saisissants, qui disent, mieux que bien des paragraphes grandiloquents, l’horreur des camps (p. 34) :
« Une peau gris noir collée sur des os : la figure. »
Métaphores et comparaisons sont sèches, à mille lieues de tout élan « poétique », souvent indexées sur des images familières (p. 101) :
« On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe,
quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup. »
Les effets que tire Antelme de cette stratégie d’écriture ne sont pourtant pas plats et ennuyeux, insipides. Bien au contraire : comme le déporté apprend à profiter de son unique quignon de pain pour le faire durer dans sa bouche, le tourner et le retourner sur sa langue, extraire le moindre suc de ces particules de farine mal cuites et parfois moisies, retardant à chaque bouchée le moment de sa fin (le moment de sa faim), l’écrivain sait tirer de ces humbles mots une multitude de variations, qui n’excluent même pas des moments saugrenus ou cocasses, comme dans ce passage où le narrateur va dérober en catimini quelques pommes de terre dans un baquet sans surveillance (p. 125) :
« Je surveillais si aucun kapo ne venait. Aucun kapo ne venait. Celui de la cuisine devait être à l’intérieur. Je me suis approché du baquet, j’ai retroussé ma manche droite, j’ai plongé ma main dans l’eau et j’ai ramené quelques patates ; j’ai ensuite baissé ma manche en m’écartant lentement du baquet. Je suis rentré avec ce que j’avais ramassé. Je sentais peser ma poche gonflée. J’étais riche. L’avenir était plein de patates. »
L’avenir est plein de patates ; c’est l’ivresse, dérisoire mais ô combien précieuse, de l’homme qui a « retroussé ses manches » (l’expression si banale retrouve ici un lustre singulier, de même que cet adjectif si galvaudé : « riche ») pour, au péril de sa vie, gagner le droit de vivre encore jusque dans le néant dont il pressent chaque jour un peu plus l’approche.
« Une peau gris noir collée sur des os :
la figure. »
Robert Antelme
Zoran Mušič, Autoportrait, 1988 ©Jacques Faujour - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP ©Adagp, Paris
Même dans les scènes où, tout à coup, l’émotion semble le plus près de jaillir, elle reste contenue dans une sorte d’éloquence sourde mais tenace, à la manière d’une basse continue, comme dans cette scène où l’ignominie est parvenue à son point culminant (p. 228) :
« Si tout à coup la salle s’éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds immenses ; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d’os couverts de peaux noirâtres avec les yeux fermés, des crânes morts, formes pareilles qui n’en finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d’un étang. On verrait aussi des solitaires, assis, des fous tranquilles et mâchant dans la nuit le biscuit des chiens, et d’autres, devant la porte, piétinant sur place, courbés sur leur ventre. »
« Si tout à coup la salle s’éclairait, on verrait… » : plus qu’une figure de rhétorique qui introduirait tout droit à une vision fantastique, le conditionnel signale ici, je le crois, une réticence envers tout recours au sensationnel, où la hardiesse d’une métaphore – ou son clinquant – pourrait masquer par son emphase la réalité toute crue du sujet qu’elle dépeint. Le style d’Antelme répugne à l’exhibition : nul coup de projecteur qui vienne ici éclairer les protagonistes du drame, qui en soulignerait les arêtes cruelles, mais ce faisant les éloignerait de nous, à la manière d’une distanciation théâtrale. Qu’on songe par exemple à ce qu’un Louis-Ferdinand Céline aurait pu tirer d’effets grotesques et apocalyptiques de la même situation…Il suffit pour s’en convaincre de relire D’un château l’autre, qui paraît chez Gallimard en 1957, la même année que la republication, chez Gallimard également, de L’Espèce humaine.
Chez Antelme au contraire, même si les phrases se parent soudain de réminiscences dantesques, le tableau reste dans des colorations grises : les fous se tiennent tranquilles, les gisants se confondent dans une vaste indifférenciation, « formes pareilles qui n’en finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d’un étang. » Ce n’est pas une « fresque », pour reprendre le mot de Perec, c’est un croquis. Les suppliciés d’Antelme sont comme le négatif moderne de ceux de Jérôme Bosch, aux antipodes de ces multiples figures bariolées qui s’agitent sur une toile toujours renouvelée. C’est que l’horreur dépeinte ici n’est pas l’horreur médiévale, toute vibrionnante du plaisir des tortures, et où la main de Dieu pouvait toujours venir bloquer celle du bourreau : elle est moderne, uniforme et scientifiquement calibrée. La mort machinale, la mort sans y penser : pour la décrire, il fallait ces mots, ces mots simples et dévastés.
Zoran Mušič,
Nous ne sommes pas les derniers, 1970
« formes pareilles qui n’en finiront pas de se ressembler,
inertes et comme posées sur la vase d’un étang »
Robert Antelme
On l’aura compris, je ne tiens pas L’Espèce humaine, pour cette sorte de météorite aux marges de « la » littérature qu’on évoque parfois pour le décrire, comme pour mieux tenir à distance l’immense pouvoir de révélation qui lentement se dégage de ce style bistre et désarmé. Bien au contraire, il me semble que le livre d’Antelme, même nourri par les circonstances exceptionnelles que l’on sait, et malgré sa réussite éclatante qui en fait à bon compte un objet d’admiration incomparable mais finalement peu lu, est loin de constituer un cas isolé, mais qu’il participe d’une manière d’écrire et de raconter alors en pleine gestation, en prise sur une sensibilité nouvelle.
On en trouvera un autre exemple dans le livre de Marguerite Duras, La Douleur. Cette fiction, qui se présente sous la forme d’un journal intime, relate l’expérience vécue par M. Duras elle-même, attendant précisément le retour de Robert Antelme (Robert L. dans le récit) à la fin de la guerre, et l’on peut y lire dès les premières lignes (p. 13-14) le même refus d’un traitement dramatique ou hystérique :
« Il faut que je fasse attention ; ça ne serait pas extraordinaire s’il revenait. Ce serait normal. Il faut prendre bien garde de ne pas en faire un événement qui relève de l’extraordinaire. »
Quant à l’œuvre de Perec – dont on sait l’admiration décisive qu’il porta à L’Espèce humaine – elle saura également, en lui ouvrant de toutes nouvelles voies, s’inspirer de cet art de l’ellipse et de l’indirect. Enfin, est-il besoin de préciser à quel point les écrits de Maurice Blanchot rejoignent à leur manière les questions posées dans L’Espèce humaine ? Le phénomène n’est d’ailleurs évidemment pas limité aux frontières de l’Hexagone, mais se trouve lié à l’émergence de nouvelles formes d’expression, dont certaines sont explicitement liées à l’expérience des camps. On le voit bien lorsque, à Monowitz, Primo Levi apprend l’évacuation du camp où il est prisonnier, par Askenazi, le barbier de Salonique (Si c’est un homme, p. 164) :
« La nouvelle n’éveilla en moi aucune émotion directe. Il y avait plusieurs mois que je n’éprouvais ni douleur ni joie ni crainte, sinon de cette manière détachée et extérieure, caractéristique du Lager, et qu’on pourrait qualifier de conditionnelle ; si ma sensibilité était restée la même, pensai-je, je vivrais un moment d’émotion intense. »
En quelques lignes, tout est dit : l’horreur concentrationnaire a transformé les modalités mêmes de la sensibilité. L’émotion sera désormais indirecte, conditionnelle, suspendue. L’intensité change d’énonciation. Dès lors, doit-on le dire : la littérature entre dans une nouvelle ère.
Zoran Mušič, Nous ne sommes pas les derniers, 1970
2. Ôe : « à la lime de Hiroshima »
Or il se trouve qu’à peu près au même instant, mais tout à fait aux antipodes du globe, un autre écrivain se trouve en proie aux mêmes questions, confronté avec ce qui est probablement le seul événement historique du XXe siècle à pouvoir être comparé à la Shoah, mutatis mutandis certes, mais au moins par son ampleur, par les traumatismes qu’il a provoqués, tout autant que les échos et les angoisses qu’il continue de répercuter : je veux parler d'Ôe Kenzaburô et de la bombe atomique.
Les textes d'Ôe sur Hiroshima sont pour leur grande majorité des écrits de circonstance, articles de presse de valeur assez inégale. Ces textes de commande, rédigés pour la plupart entre août 1963 et avril 1965, sont aujourd’hui réunis dans un recueil portant le titre de 「ヒロシマ・ノート」 (Hiroshima Nôto, Notes de Hiroshima). Si certains passages sont un peu datés – et néanmoins instructifs, comme le récit des rivalités politiques qui conduisirent à la scission de la première association antinucléaire japonaise, ou celui des lents progrès en matière de législation pour les hibakusha (personnes irradiées par le bombardement) – l’ensemble propose une analyse stimulante des différents problèmes que peuvent rencontrer les victimes de la bombe atomique, mais aussi, en filigrane, une réflexion tout à fait passionnante sur ce que peut être, dans ce contexte effroyable, le dernier espace possible de la littérature.
Hiroshima - Extend Of Fire & Limits Of Blast Damage, 1946.
Source : ibiblio.org, en collaboration avec centerforthepublicdomain.org
Rappelons tout d’abord la situation personnelle très particulière d'Ôe lorsqu’il écrit ces textes [7] : âgé de 28 ans, c’est un jeune et brillant écrivain qui part à l’été 1963 pour Hiroshima, faire un reportage sur la réunion politique de dimension mondiale qui y est organisée pour demander l’abolition des armes nucléaires. Ôé a notamment publié, cinq ans auparavant, un livre intitulé Gibier d’élevage, pour lequel il a reçu le prestigieux prix Akutagawa, l’équivalent japonais du Goncourt français. D’autres succès ont suivi, qui font de lui l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération. Cette place privilégiée se double, aux dires d’Ôé lui-même, d’un statut presque officiel de « porte-parole de la jeune génération – celle qui, confrontée à la défaite au moment de l’adolescence, avait vécu sa jeunesse à l’époque où la démocratie était en plein essor au Japon. »
Ôe Kenzaburô et son fils Hikari
Pourtant, ce double paravent très orné ne peut dissimuler, déjà, une remise en question très profonde et très douloureuse, qui introduit ses lézardes à deux niveaux étroitement mêlés : tout d’abord dans sa vie personnelle, car Ôe vient d’apprendre la terrible nouvelle qui ne cessera de hanter le reste de son œuvre : la naissance de son fils Hikari, victime d’une importante malformation à la tête, et qui en gardera des séquelles graves. Même s’il lui est probablement lié, on ne peut dire à quel point cet événement tragique influe alors sur l’autre doute qui le taraude depuis quelques temps déjà, et qui concerne cette fois sa pratique littéraire : malgré les succès de ses débuts et sa notoriété déjà bien établie, Ôe ne se satisfait pas de cette « carrière » toute tracée (le mot est de lui), et se considère même comme dans une « impasse » littéraire (p. 11) :
« Et pourtant, en tant qu’écrivain, je me sentais déjà dans l’impasse. »
[7] Je me fonde ici sur la préface de la nouvelle édition anglaise aux Notes de Hiroshima (mars 1995), disponible dans l’édition Gallimard (trad. Dominique Palmé, 1996), et sur deux livres japonais non traduits en français : Hasumi Shigehiko, 「大江健三郎論」(Ôe Kenzaburô ron, Réflexions sur Ôé Kenzaburô), Tokyo, Ed. Seidosha, 1980, et Komori Yôichi, 「歴史認識と小説」(Rekishi Ninshiki to Shôsetsu, Conscience historique et roman), Tokyo, Kôdansha, 2002.
C’est dans ce contexte qu’Ôe arrive pour la première fois à Hiroshima : les textes qu’il va y écrire portent à la fois la marque du traumatisme qu’il y découvre et celle de la catastrophe qui dévaste au même moment sa vie. Ils se penchent pour ainsi dire sur le vif, avec toute l’acuité d’un jeune homme touché dans sa chair, et le courage d’un écrivain déjà reconnu mais en quête de renouvellement, sur l’un des événements fondateurs du Japon contemporain.
Ce qui frappe pourtant d’emblée dans les Notes de Hiroshima, c’est l’étrange calme qui se dégage de la lecture de ces lignes, et qu’on pourrait qualifier, d’un oxymore qu’on voudra bien me pardonner, de sérénité inquiète. Ceci n’est bien évidemment pas dû à un quelconque atavisme extrême-oriental à coloration folklorique (matin calme et sérénité zen), non plus qu’à des contraintes génériques, même si les impératifs de concision et d’exactitude propres à l’écriture journalistique ont pu jouer en ce sens. On peut y voir en revanche l’élaboration d’une nouvelle manière de faire de la littérature, ce qu’Ôe nous indique lui-même (p. 12) :
« Or, après une semaine passée dans cette ville, j’avais révisé de fond en comble mon attitude à l’égard de ma vie personnelle. Ce qui allait aboutir également à une transformation radicale de ma propre littérature. »
De fait, ce sont bien à de nouvelles techniques d’écriture que recourt Ôe dans les Notes de Hiroshima, qui peuvent être considérées à bien des égards comme la matrice formelle d’une grande partie de l’œuvre à venir, malgré les inévitables infléchissements dus au temps, à l’évolution et à la maturation. Les multiples armes que se donne Ôe dans ces quelques pages, l’ambition qui s’en dégage, les moyens qu’il se propose, et dont les principales caractéristiques sont l’observation rigoureuse, la modestie affichée du propos, la prise de notes permanente, l’écriture sèche et rapide, sans fioritures, nourrie d’une sorte de statistique du quotidien (gestes, figures, propos de la vie de tous les jours...), tout cela dessine lentement mais sûrement les contours de ce qu’on pourrait nommer une écriture humaniste et élémentaire, tâchant patiemment de retrouver des signes constructifs sous les ruines et les gravats.
Enfants jouant devant le Dôme de la Bombe atomique, Hiroshima, 1957
©Domon Ken
C’est dans la quotidienneté, la banalité, la normalité, débarrassées ici de toute connotation insignifiante ou péjorative, que se révèle « l’ombre abominable d’une bête monstrueuse »
En fait, et même si lui-même ne l’énonce pas aussi ouvertement, c’est aux survivants de Hiroshima, ainsi qu’à ses médecins placés devant une toute nouvelle forme de Mal jusque-là inconnue, qu’Ôe va désormais emprunter les outils pour reconstruire à son tour son existence personnelle, en corrélation avec un projet littéraire qui trouve dans cette double souffrance un tout nouveau souffle. La nouvelle approche d'Ôe ressemble en effet trait pour trait à celle des médecins de l’Hôpital de la Bombe A qui, face à l’énigme monstrueuse que constituaient les diverses pathologies liées à l’explosion nucléaire (perte des cheveux, peaux qui se boursouflent comme des gâteaux ou tombent en poussière, « colonne vertébrale poreuse comme de la pierre ponce »), choisirent de « travailler sur le terrain » et de tenter d’enrayer l’avancée du mal par des « traitements quotidiens » (p. 171). C’est cette « approche pragmatique » que va privilégier également l’écrivain japonais : se gardant de proposer un tableau d’ensemble de la situation, qui ne la résumerait que pour mieux s’en extraire, et s’efforçant également de ne pas tomber dans le piège grandiloquent de la dénonciation indignée, il choisit de suivre pas à pas et jour après jour, jusque dans leurs doutes et leurs tâtonnements, les démarches de ces victimes et de ces médecins – souvent eux-mêmes irradiés – qui continuent à vivre coûte que coûte, « en tremblant de peur devant leur taux de globules blancs », partagés entre un désespoir et une ardeur de vivre qu’on ne trouve nulle part ailleurs à cette intensité (Hiroshima est la ville « qui compte la plus grande quantité de bars du Japon » note Ôe dès la première page de son premier texte).
Vont ainsi s’esquisser, de page en page, de petits portraits rapides et éloquents – comme celui de Mademoiselle Murato Yoshiko, petite fille défigurée par les chéloïdes, qui se répugne à elle-même et, ne pouvant plus se marier, fera désormais partie des « Vierges de la bombe » –, des extraits d’interviews et de lettres insérés au fil du texte – cris du réel au cœur de la prose – des morceaux de poèmes déchiquetés, des détails et des anecdotes dont la portée est rien moins qu’anecdotique, comme lorsqu'Ôé compare son taux de globules blancs (6 000) à celui d’un vieillard victime de la bombe : 830 000… Comme chez Robert Antelme, l’horreur se révèle alors par son côté le plus anodin : c’est dans la quotidienneté, la banalité, la normalité, débarrassées ici de toute connotation insignifiante ou péjorative, que se révèle « l’ombre abominable d’une bête monstrueuse ». C’est par elles aussi qu’elle pourra être combattue, par « une suite de victoires quotidiennes, constamment répétées » (p. 199).
C’est peut-être dans un des portraits du docteur Shigetô Fumio qu'Ôe révèle le mieux cette stratégie d’écriture dont il élabore les premiers principes (p. 183) :
« Pour comprendre quel a été, au long des vingt années écoulées depuis la fin de la guerre, le poids des efforts du docteur Shigetô, il faudrait se pencher particulièrement sur tout ce qu’il n’a cessé de faire au niveau politique pour gérer l’Hôpital de la Bombe A. Mais sans parler de cet aspect des choses, il suffit, me semble-t-il, de petits épisodes comme ceux que j’ai brossés ici pour voir se dessiner l’image d’un homme pragmatique, celui qui fait front à la réalité de Hiroshima en se gardant à la fois de trop espérer et de trop désespérer. À ce type d’homme, j’aimerais donner le nom d’« être authentique ». »
En quelques lignes (qui donnent son titre au chapitre : « Un être authentique »), Ôe trace les quelques chemins que son œuvre s’efforcera de suivre : une méthode (« De petits épisodes (…) brossés »), une ambition personnelle et littéraire (« faire front à la réalité »), et une conduite, que l’on peut tout aussi bien nommer style (« se garder de trop espérer et de trop désespérer »). Ce style neutre et modeste, que des lecteurs pressés ou indolents pourront trouver fade, il est tout en tension et en force, comme une corde de funambule tendue au-dessus du gouffre.
« Hiroshima est, si je puis dire, la lime la plus dure à laquelle je me suis frotté, celle qui va à l’essentiel. »
Ôe Kenzaburô
Victime du bombardement atomique, Hiroshima
©Kaku Kurita/Gamma-Rapho via Getty Images
J’aimerais pour finir insister sur cette image des « petits épisodes brossés », par laquelle Ôe définit le genre et la manière de ses écrits : par son évocation d’une petite brosse à écrire, d’un pinceau rugueux et soyeux à la fois, elle rejoint en effet une autre image qui lui sert par deux fois à expliquer ce qui lui est arrivé à Hiroshima. Dans le prologue et l’épilogue (p. 18 et p. 226 de l'édition française) de Notes de Hiroshima, comme s’il voulait encadrer soigneusement la série de tableaux qu’il vient de brosser, Ôe reprend en effet exactement la même métaphore, celle de la lime :
« Et je sentais s’éveiller en moi le désir de tester mon degré de « dureté » interne en la soumettant à cette lime qu’étaient à mes yeux Hiroshima et ceux qui en incarnaient l’esprit. »
« Hiroshima est, si je puis dire, la lime la plus dure à laquelle je me suis frotté, celle qui va à l’essentiel. »
Pourvue à chaque fois d’une intensité particulière par les caractères italiques, cette image de la lime résume à elle seule le projet d’Ôe Kenzaburô : l’« être authentique », l’écrivain digne de ce nom également, est celui qui passe « à la lime » du réel et le donne à vivre dans ses écrits. Le stylo se fait alors à son tour une lime, un outil de métal garni d’aspérités et de pointes – poils et crins mêlés : il frotte, il frotte, il nettoie et détruit à la fois, entame et dégrossit à chaque ligne un peu plus profondément. C’est un travail tenace, douloureux, parfois polémique, toujours violent. Un travail de friction et de réduction qui est tout le contraire de l’idéalisation ou du sentimentalisme enrobés, de l’apitoiement ou de l’indignation standardisés, qui sont le lot si commun de tant d’ouvrages sur Auschwitz et sur Hiroshima. Il nous force à ouvrir les yeux, teste notre « degré de dureté intérieure » ou notre mollesse collective, il va à l’essentiel.
Conclusion :
écrire aujourd’hui
Robert Antelme et Ôe Kenzaburô sont tous deux ce que j’appelle des « écrivains de l’irréparable » ; tous deux, à des degrés divers et dans des situations à bien des égards différentes, ont vécu le pire, la déportation pour Antelme, la torture physique et morale des camps (Antelme pesait 38 kilos à son retour d’Allemagne), la souffrance d’un père pour Ôe, l’absurdité particulière et mutilante qui est celle du handicap, en même temps que le partage impossible de la douleur des rescapés de Hiroshima. Voisins dans l’irréparable, ces deux écrivains ont fait front à la réalité d’une manière étonnamment semblable, même si chacun d’entre eux garde une singularité très perceptible. Ainsi, pour ne citer qu’une différence, mais qui est fondamentale, l’expérience des camps conduit Antelme à conclure à l’unité indivisible de l’ « espèce humaine », à sa « conscience irréductible » et immuable, tandis que Ôe pointe au contraire le danger d’une disparition de cette unité par le biais d’un scénario qui n’est plus aujourd’hui, hélas, de science-fiction. Pour Antelme, les SS ont « refait l’unité de l’homme » en montrant, dans le moment le plus fort de leur ignominie même, qu’il n’y a « aucune différence substantielle en face de la nature et de la mort » (L’Espèce humaine, p. 94 et 130). Pour Ôe au contraire, « quand les cellules sont détruites par la radioactivité, et que celle-ci a une incidence sur les gènes, alors il est tout à fait envisageable que l’humanité de demain ne soit plus faite que de créatures étranges et innommables. » C’est pourquoi le carnage de Hiroshima est « totalement épouvantable en ce sens qu’il renferme peut-être les signes avant-coureurs de la véritable fin du monde » (Notes de Hiroshima, p. 229-230).
Bien sûr, les personnalités et les cultures de ces deux écrivains ne sont pas les mêmes, et les deux événements historiques ne sauraient non plus être rabattus l’un sur l’autre : Hiroshima est un éclair sur la ligne du temps, les camps de concentration le rouage d’un lent processus d’extermination ; Hiroshima est un lieu quasi-unique – dont Nagasaki nous rappelle pourtant qu’il ne peut être tenu pour une exception –, les camps sont disséminés à travers toute l’Europe... Par-delà ces divergences, qui sont importantes, on peut dire que les deux hommes ont pourtant en commun une réflexion sur ce que peut et ce que doit être une littérature du désastre. De celle-ci, et sans prétendre l’épuiser ni la réduire à un tableau univoque, on peut citer grâce à eux quelques caractéristiques. Tout d’abord, et comme pour contrebalancer la part d’extraordinaire qui est la marque même de la catastrophe, elle devra s’appuyer, comme l’écrit Ôe, « sur la normalité de la vie de tous les jours, son exaspérante lenteur, sa banalité, ses répétitions machinales au point d’en être presque fastidieuses, bref, ce qui donne à l’existence ses traits éminemment humains. »
Cette obsession est très présente chez Antelme également, où les moments et les objets les plus ordinaires (l’heure de la soupe, quelques patates, un mot échangé dans l’ombre des chiottes) sont soudainement investis d’une valeur sans pareille, et il est intéressant de rapprocher cette attention au réel le plus ordinaire des multiples tentatives en ce sens de Georges Perec, dont l’œuvre porte, elle aussi, le souvenir fort et discret à la fois de l’extermination [8]. Cet humanisme sans phrase et sans effets de manche, qui répugne au flamboiement et à la rutilance des mots, voilà sans doute ce qui, dès le premier coup d’œil, réunit ceux que je nomme les écrivains de l’irréparable : il y a là un effet de lecture qui souligne immédiatement une évidente affinité.
[8] « Approches de quoi ? », réflexion sur « l’infra-ordinaire », dans L.G. Une aventure des années soixante, op. cit. La référence japonaise est aussi présente chez Perec : voir mon texte « Japon mode d’emploi », pour le rôle du Japon dans l’infra-ordinaire perecquien, son importance dans la stratégie d'écriture perecquienne, ainsi que pour la place qu'il réserve à Hiroshima.
Intégrer la littérature aux combats
de la vie quotidienne,
plutôt qu’en faire un objet de culte perdu dans les lointains.
Enfants orphelins de Nagasaki, 1945, photographe inconnu
Mais il est bien clair que ces formes neuves de l’expression sont tout autant une conséquence du désastre qu’une réponse qui lui est faite : le refus de l’éloquence constitue dans doute chez Antelme la meilleure négation de l’esthétique nazie dans son insupportable faconde tant visuelle que verbeuse (cf. les grandes messes du IIIe Reich, discours, spectacles, sculptures, etc.). Chez Ôe, on peut y lire le refus de se faire le porte-voix d’un quelconque parti politique, dans le contexte très politisé des débats sur le nucléaire dans les années 1960 au Japon, pour redonner la parole aux citoyens ordinaires, aux victimes, aux médecins, aux traumatisés. Tous deux visent en tout cas à intégrer la littérature aux combats de la vie quotidienne, plutôt qu’à en faire un objet de culte perdu dans les lointains. Tous deux travaillent pour, de quelque chose qui fut une expérience solitaire et inconnaissable, laisser des traces indiscutables et transmissibles.
À mille lieues des illusions sur la prétendue force de la littérature et son apanage particulier, qui serait de racheter ou de rayer toutes les souffrances du monde d’un idéal trait de plume, aucun ne considère pourtant l’écriture comme un baume salvateur ; ils n’en démontrent pas moins, paradoxalement, ce que Ôe désigne comme « l’étrange pouvoir curateur de l’art » (p. 15). L’écrivain dont ils nous donnent l’exemple et le modèle, ressemble trait pour trait à « cette poignée d’hommes, dont certains étaient blessés » et qui ont tout de même « trouvé en eux alors qu’ils étaient entourés de monceaux de cadavres entassés partout dans la ville, la folle témérité de soigner plus de cent mille victimes uniquement avec de l’huile et du mercurochrome » (p. 159). Remplacez l’huile et le mercurochrome par de l’encre et du papier et vous aurez une image assez juste de ce que peut être, aujourd’hui, un écrivain.
Ces « remèdes » (si on peut même leur laisser ce nom), bien sûr, sont dérisoires. Les quelques écorchés vif qui, leur peau sur la table, continuent aujourd’hui d’écrire, solitairement, courageusement, dans la glorification de masse de la bêtise, dans le déferlement du vacarme télévisuel, dans l’oubli des nouveaux massacres alentour ou leur édulcoration convenue, font volontiers penser dans leur témérité à ces médecins désarmés de Hiroshima. « Mais malgré tout, ce sont ces gens-là, qui sont capables, sans la moindre chance de victoire, d’affronter le pire [9]. »
[9] Notes de Hiroshima, op. cit., p. 183.
« la folle témérité de soigner plus de cent mille victimes uniquement avec de l’huile et du mercurochrome »
Ôe Kenzaburô
Médecins japonais soignant un enfant brûlé à Nagasaki, 1945.
Un médecin de l'Armée rouge examine un survivant d'Auschwitz,
le 27 janvier 1945, jour de la libération du camp ©Keystone France Getty images
Michaël FERRIER
©2009 by Michaël Ferrier/Editions Cécile Defaut/
Tokyo Time Table
p.117-141.