Jean-Luc NANCY
L'Occident est-il un accident ?
Jean-Luc Nancy
©Georges Seguin, 2010
Jean-Luc Nancy est philosophe et professeur émérite à l’Université de Strasbourg.
Son œuvre, largement traduite et commentée dans le monde entier,
propose une nouvelle manière de penser ensemble le monde et la politique,
en interrogeant à la fois les thèmes de la communauté
et de la singularité des existences.
En août 2013, il déclare dans un entretien au journal L'Humanité :
« La catastrophe de Fukushima représente un moment décisif
car elle est survenue en un temps où tout était prêt pour lui donner un sens
qu’elle n’aurait pas eu vingt ans plus tôt.
L’état du capitalisme en surchauffe financière
en face de l’irresponsabilité d’une entreprise productrice d’énergie,
les déplacements des rapports géo-économiques et politiques
l’évidence croissante de l’absence de réflexion sur le long et même moyen terme, aussi bien écologique que technologique, sociologique et de civilisation. »
Il a publié : L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima),
en 2012 aux éditions Galilée.
Le texte suivant est extrait du livre Penser avec Fukushima, éd. Cécile Defaut,
sous la direction de Christian Doumet et Michaël Ferrier,
Ed. Cécile Defaut, 2016.
C'est la deuxième fois que je me trouve dans une réunion publique autour de Fukushima avec Michaël Ferrier [1], et je dois dire que j'apprécie beaucoup le travail qu'il mène et dont ce colloque fait partie, qu'il mène selon cette expression qu'il nous a proposée et tendue lui-même : avec Fukushima. Ni après, comme il l'a précisé, ni non plus, ajouterais-je, surFukushima. C'est-à-dire qu'avec est la meilleure manière de dire que Fukushima ne peut pas être un objet de réflexion mais plutôt un partenaire obligé de toute réflexion aujourd'hui. Cette réflexion ne peut se passer de l'horizon de ce qui est en train d'arriver au monde en tant que monde, et qui n'est peut-être justement pas sa mondialisation, mais sa complète démondialisation, sa complète destructuration en tant que monde.
L'accident — ou la catastrophe — de Fukushima porte la marque sur-évidente de l'Occident : l'utilisation de l'énergie nucléaire est un des éléments significatifs de quelque chose qui porte le nom d'« Occident », c'est-à-dire le nom d'une région du monde à partir de laquelle s'est déployée une civilisation, mais aussi la première civilisation ayant prononcé que les civilisations savent désormais qu'elles sont mortelles, comme le disait déjà Valéry avant la Deuxième Guerre mondiale [2]. Depuis, notre civilisation sait non seulement qu'elle est mortelle, mais qu'elle est peut-être déjà en agonie.
« L'Occident est-il un accident ? » : c'était une plaisanterie philosophique, qui est aujourd'hui peut-être un peu oubliée, dans ma jeunesse. Poser la question était une sorte de private joke entre philosophes : Occident/accident. Mais depuis très longtemps je me suis dit que cette plaisanterie était extrêmement bien trouvée : elle pose une vraie question. L'Occident est en effet arrivé dans le monde, est arrivé au monde et a entraîné l'occidentalisation du monde au point qu'on peut dire aujourd'hui qu'il n'y a plus vraiment d'Occident : l'Occident est partout, mais de manière particulièrement remarquable à Fukushima. Est-ce donc que l'Occident est arrivé au monde comme un accident ? Et si c'est un accident, lequel ? de quelle nature ? Voilà ce à partir de quoi je voudrais réfléchir.
DISTRIBUTIONS TOPO-LOGIQUES
Affiche pour un concert de Kraftwerk, Greek Theatre, Los Angeles, 6 juin 2005.
Si on parle d'un accident, on parle en général d'une perturbation plus ou moins grave, qui peut aller jusqu'à la catastrophe, une perturbation d'un ordre établi, un ordre justement supposé être consistant, construit et structuré de manière à empêcher l'accident. À quel ordre du monde l'Occident — l'accident occidental — aurait-il apporté une si grave, si profonde, si mondiale perturbation ? Évidemment c'est peut-être une question à laquelle nous ne pouvons même pas répondre. Quel serait, quel aurait été l'ordre du monde, le cours des affaires du monde (on ne peut même pas dire de l'histoire, puisque l'histoire est elle-même une invention de l'Occident), qui se serait développé si l'Occident n'avait eu lieu ? Et pourtant en même temps, nous ne pouvons pas nous détacher de cette pensée que l'Occident est quelque chose qui dérange, qui ne rentre pas vraiment, qui ne rentre plus — après que, pendant un certain temps, nous l'ayons cru — dans un ordre plus ou moins reconnaissable, et donc acceptable, des choses.
Reprenons à partir de ce mot d'Occident et de cette homophonie avec accident, qui est beaucoup plus qu'une homophonie parce que c'est une communauté de racine : les deux mots viennent du latin cado, cadere, qui veut dire tomber. L'Occident, c'est la chute ; l'accident, c'est aussi la chute. La seule différence entre Occident et accident, c'est que l'accident est une chute qui se produit justement par rapport à un ordre, à une normalité. L'Oc-cident, c'est la chute du soleil. Le mot Occident ne désigne pas le soleil, mais les Latins avaient l'expression d'occasus solis : le coucher du soleil. De manière très significative, sur l'autre bord de la Méditerranée, le Maghreb dit en arabe exactement la même chose : c'est aussi le coucher du soleil. Or le Japon, nous le savons, se désigne lui-même comme le pays du Soleil-Levant. Et entre le Japon et l'Europe, il y a un grand pays qui se désigne comme l'Empire du Milieu.
Que nous veulent ces étranges distributions topologiques ? D'où viennent-elles ? Là-bas soleil levant, ici soleil couchant, et entre les deux, une espèce de solstice ou d'équinoxe. Peut-être cette distribution presque symétrique d'appellations tient-elle aux positions par rapport aux océans, le Japon ayant sur sa façade Est le Pacifique, et l'Europe ayant l'Atlantique. On peut alors penser qu'il a joué une étrange topo-logique, commandant cette toponymie de deux parties du monde par le lever et par le coucher du soleil. Qu'on regarde vers l'immense étendue inquiétante, menaçante et infranchissable jusqu'à un certain moment, qui est donc d'un côté le Pacifique et de l'autre l'Atlantique : d'un côté, on voit en effet se lever le soleil ; de l'autre côté, on le voit se coucher. Peut-être y a-t-il donc là, dans cet agencement Occident/Orient, une affaire d'incidence.
Incidence est un autre terme de la même racine : il vient lui aussi de cado, tomber. L'incident en français ordinaire, c'est un petit accident. Évidemment, même s'il y a une certaine logique économico-politique qui voudrait nous faire penser que Fukushima et d'autres sont des incidents, Fukushima n'est pas un incident. Il y entre pourtant peut-être une question d'incidence. Dans l'expression angle d'incidence, l'incidence désigne l'angle, la manière dont la lumière vient frapper quelque chose : l'incidence du soleil levant ou l'incidence du soleil couchant. On peut donc imaginer que cette incidence de la lumière du soleil — c'est-à-dire, après tout, de ce qui fait la vie, le rythme des jours et des nuits, le rythme de dies (de quoi le latin aura aussi fait deus, le dieu) — a distribué cette sorte d'étrange signification flottante entre les continents : quelque chose qui indiquerait comment il n'y a pas d'humanité sur la Terre sans division et disposition, sans répartition. Il y a donc eu, dans cette disposition (position en distension) des régions du monde, ceux qui se sont trouvés exposés au coucher du soleil, le voyant se lever depuis des terres, ce qui veut dire : comprenant que le soleil s'était déjà levé pour d'autres, avant eux.
Tandis que le Japon peut se dire : le soleil se lève pour nous, ça commence, voilà, c'est le matin, les Occidentaux sont ceux qui se disent qu'ils ont manqué l'aube. Et peut-être faut-il se presser, parce qu'il est déjà tard, le soleil va se coucher. N'est-ce pas pour cela que l'Occident est essentiellement, structurellement, organiquement, le monde de l'inquiétude, de la hâte, de l'agitation ? Il y a dans l'Occident une nécessité de se presser, de se précipiter même, parce que la nuit va tomber, et qu'avant la nuit, il faut peut-être faire quelque chose. Il y a donc un motif de l'éveil, qui est moins l'éveil en compagnie du soleil levant que le réveil, brutal, qui secoue et qui fait qu'il faut s'agiter.
TECHNIQUE DE L'INQUIÉTUDE
Tapisserie Kraftwerk
Hegel, dans une phrase fameuse, écrit que l'Afrique est dans la nuit [3], ce qui lui est mis à très mauvais compte et le fait traiter de raciste... C'est peut-être exactement tout le contraire. Peut-être que la phrase de Hegel veut dire : l'Afrique n'est pas dans le souci de devoir se réveiller, et se hâter, et s'inquiéter comme le fait très constamment, tout le long de la pensée de Hegel, ce qu'il appelle le Concept ou l'Esprit. Cette inquiétude, voilà je crois la seule manière dont je peux proposer non pas d'expliquer, mais d'éclairer, de jeter une certaine lumière, une certaine incidence, sur ce qui fait l'Occident : c'est-à-dire au fond ce que nous pouvons rassembler sous le nom de la technique. À un certain moment, par une série d'étapes, dans cette région du monde où la Méditerranée devient l'Europe, s'invente quelque chose qu'aujourd'hui nous pouvons désigner comme la technique, ou qu'on appelle souvent, en anglais, la technologie. Et le mot anglais a ceci d'intéressant qu'on peut dire qu'en effet il s'agit d'une logique, c'est-à-dire de l'ensemble d'une pensée, qui se pense comme et s'exerce comme technique.
Mais technique de quelle manière ? De la technique, il y en a dans toute l'humanité depuis le début de l'humanité, et le Japon lui-même n'a pas manqué de toutes sortes de techniques raffinées. Ce que nous appelons la technique ne suffit donc pas. La technique occidentale, c'est la technique inquiète, ou la technique de l'inquiétude, de l'agitation, de la précipitation pour... pour quoi ? Pour aller plus loin, aller plus vite. Tout cela se rassemble par exemple dans la découverte de l'Amérique. L'Occident, c'est d'abord celui qui va plus loin, plus loin que ce qui avait jamais été considéré comme une distance franchissable. Plus vite, sur un autre plan, le plan des armes, et c'est la poudre à canon qui transforme la pratique des armes, et transforme notamment le rapport à la distance et à la proximité, avec l'instantanéité d'un coup qui, à distance, frappe l'ennemi. En 1540, nous disent les historiens, des Portugais débarquent au Japon avec des mousquets, et très vite les mousquets sont adoptés, reproduits, répétés, et bien entendu la poudre et les balles qui vont avec, à travers le Japon. À peu près en même temps, François Xavier débarque lui aussi avec autre chose — je ne veux pas induire le christianisme comme arme à feu — mais autre chose qui participe aussi de ce franchissement de la distance, parce que ce que François Xavier apporte n'est pas une autre religion. Non : c'est l'universel, en tant que religion. Et l'universel, qui en effet est peut-être difficilement séparable des mousquets.
À l'époque Meiji, le Japon finit par se résoudre lui-même, mais en étant sérieusement poussé à cette résolution par l'intervention occidentale armée, à entrer dans ce monde de la technique. C'est l'occidentalisation du Japon, un des phénomènes les plus remarquables si l'on considère cet orbe terrestre Orient-Occident : cet événement de Meiji n'a guère comme correspondant dans l'Europe, ou sur le bord de l'Europe, que l'événement turc dû à Kemal Atatürk. Ce sont les deux événements géopolitiques de l'occidentalisation. Mais pendant que le Japon entre dans l'occidentalisation — c'est-à-dire qu'il commence au fond à approcher du soleil couchant, que son soleil levant commence à se coucher peut-être en même temps qu'il se lève —, qu'est-ce qui arrive à l'Occident ? L'Occident commence, je dirais, à s'accidenter, visiblement. Il est dans le moment de son triomphe technique — la tour Eiffel est comme un symbole de cet âge qu'un historien français a appelé l'âge des bourgeois conquérants [4]— mais se fait jour en même temps une inquiétude, une inquiétude sur son inquiétude pourrait-on dire : l'inquiétude de l'Occident est devenue inquiétude perplexe, non seulement agitée mais soucieuse — peut-être elle l'a toujours été, depuis le début, d'ailleurs.
LE GOUVERNAIL D'ÉTAMBOT :
LE POINT PIVOT DU MONDE
Gouvernail d'étambot, sculpture de batellerie, fin 18e siècle
Avant de reprendre sur cette accidentalisation de l'Occident, qui commence à se demander ce qu'il fait au juste avec cette énorme puissance qui déjà est mondiale, je voudrais revenir un instant sur un moment-clef, à la fois dans cette occidentalisation et dans ce qui a peut-être préparé son accidentalisation. Comme on le sait, la découverte de l'Amérique et la navigation très lointaine ont évidemment été possibles par un ensemble de données techniques, mais il a aussi fallu autre chose : pour rassembler des moyens techniques, il faut toujours qu'il y ait un désir — on ne peut même pas dire une volonté —, une pulsion, une poussée qui est justement la poussée occidentale, la poussée au loin. Par exemple, jusqu'au XVIIe siècle, est-ce que le Japon s'est jamais occupé d'aller chercher, même en rêve, même en imaginaire, des biens, des choses qui auraient été très loin ? Non. Tandis que l'Europe, elle, s'agite dans ce but depuis le xiiesiècle : faire venir des richesses de loin.
Il y a un élément qui est central — pivot, c'est le cas de le dire — dans toute cette affaire : c'est ce qu'on appelle le gouvernail d'étambot. Le gouvernail d'étambot n'est pas celui à deux rames latérales, ni celui muni d'un seul aviron à l'arrière (qui est un mode de propulsion encore en vigueur dans des régions de marées), mais le gouvernail unique situé à la poupe du navire, c'est-à-dire fixé sur l'arrière, avec pivot. Cette invention, qui a elle-même en Europe une histoire compliquée parce qu'il semble qu'elle soit venue du Nord, des Vikings, est le pivot de l'histoire que j'essaie de raconter : c'est vraiment autour d'elle que cette histoire tourne, parce qu'avec ce gouvernail, et seulement avec ce gouvernail, il est possible de tourner très vite d'Est en Ouest, de s'orienter dans tous les sens et de tenter une navigation qui ne soit pas simplement une navigation côtière.
Les historiens pensent, à partir des gravures de bateaux de l'époque, qu'on peut dater exactement de 1600 l'adoption du gouvernail d'étambot par les Japonais. Il semble aussi que ce soit des Japonais qui les premiers l'aient adopté, environ cinquante ans après le mousquet et le christianisme. Voilà peut-être l'accident, qui n'est pas simplement quelque chose qui arrive, qui est même pourrait-on dire un incident : le gouvernail d'étambot. Ce point de pivotement du monde, c'est en même temps le point à partir duquel l'Occident s'est donné les moyens de circuler partout à travers le monde, de s'orienter : l'orientation (aller vers l'Orient, c'est-à-dire vers l'origine de la lumière) est désormais devenue l'affaire de l'Occident. Au fond, l'Occident révèle aussi à partir de ce moment-là que ce qu'il veut c'est l'Orient, c'est s'orienter. C'est là que se révèle sa vraie nature d'angoisse devant le soleil couchant : comment retrouver le soleil levant ? Les Européens ont toujours voulu être japonais ; mais ils l'ont fait en rendant les Japonais occidentaux.
S'ORIENTER DANS LA PENSÉE :
LES LUMIÈRES
Concert de Kraftwerk, Tokyo, 2012
En 1786, Kant, l'immense penseur de la fin des Lumières, écrit un texte sous le titre de Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? [5] C'est l'époque de ce que l'Occident appelle, pas du tout par hasard, les Lumières. Le désir d'orienter cet Occident, qui vient désormais de s'orienter dans tous les sens — c'est-à-dire où toutes les orientations sont bonnes, toutes communiquent et toutes se répondent les unes aux autres — demande à être éclairé. Il s'éclaire lui-même, il s'appelle les Lumières. Mais ces Lumières ne sont justement plus du tout la lumière du soleil sous une incidence matinale ou vespérale : les Lumières, c'est un ciel de lumière de la raison, qui non seulement tombe tout droit sur la Terre, mais qui pénètre la Terre. Elles éclairent l'intérieur de la Terre, l'intérieur de la matière, et jusqu'à l'origine de la lumière. Avec les Lumières, et sans que peut-être pendant longtemps on s'occupe de savoir si ces Lumières-là laissent ou non quelque chose dans l'ombre (alors qu'avant on se demandait justement ce qui était dans l'ombre au-delà du coucher du soleil ou avant son lever), on pense que tout est éclairé. Et en effet, on éclaire de plus en plus ; on va jusqu'à éclairer la lumière elle-même, c'est-à-dire des photons, et avec des photons on est déjà dans l'ordre des particules... En 1905, un grand savant occidental trouve la formule qui permet de penser la transformation de la matière en énergie (c'est le fameux E = mc2 d'Einstein) puis, à une vitesse extraordinaire, tout un ensemble d'autres physiciens de grande force et de grand talent, en Occident, arrive à « maîtriser », comme on dit, l'énergie nucléaire. Entre le mousquet, le gouvernail d'étambot et l'énergie atomique, dans la succession de cette entreprise qui n'a pourtant été décidée, conçue, programmée par personne, l'occidentalisation du monde s'est peu à peu révélée comme une auto-production, comme le programme même de l'Occident.
Comme on le sait bien, c'est une science mathématique des choses (une physique, et plus tard une biologie et une science de l'information elle-même mathématisable), qui a rendu possible cette lumière jetée sur la Terre et, à l'intérieur, sur la constitution et la structure mêmes de cette Terre. La mathématique accomplit quelque chose de l'Occident, non pas en temps qu'usage de calcul, parce que les Japonais de l'an mille calculaient bien entendu tout autant, tout aussi bien et peut-être mieux d'ailleurs, que les Européens du même an mille. Les mathématiques ne consistent pas en un usage de calculs, elles consistent en tout à fait autre chose : elles sont intimement liées au pivotement des Lumières, par lequel il s'agit de créer ou de produire un monde calculable. La mathématisation du monde et de la science moderne est la fabrication d'un monde calculable, et d'un monde calculable jusqu'à la limite même du calculable. Nous calculons par exemple les énormes quantités d'énergie qui sont possibles dans une fission d'atome et/ou dans une fusion (sauf que la fusion, nous ne la maîtrisons pas), mais en même temps nous sommes au bord de l'incalculable parce que nous ne pouvons pas prédire la quantité d'énergie qui sera produite par un réacteur nucléaire d'usage « civil » (sauf que la question est justement de savoir jusqu'à quel point il s'agit de civil, de civilité, de civilisation) ou par une bombe atomique. Il est très remarquable qu'avec cet ensemble d'un monde calculable, c'est-à-dire de la vérité du monde technique comme un monde entièrement calculable, nous arrivions aux limites mêmes du calculable.
À travers ce mouvement, l'Occident s'avérant comme la construction du monde de sa propre calculation, si j'ose dire, de son propre calcul, tout cet ensemble de construction engendre une série pratiquement ininterrompue de destructions : destructions d'autres cultures, d'autres mondes, auto-destruction du monde occidental qui, dans le même temps où il invente la domination de l'énergie nucléaire, entre dans une sorte d'implosion, implosion de l'Europe, de laquelle aujourd'hui le projet européen ne resurgit que comme une espèce de malheureuse ou misérable tentative d'essayer de faire se lever une nouvelle lumière, alors qu'apparemment elles se sont toutes couchées. Et cette accumulation de destructions vient — comme par hasard, mais évidemment sans hasard — se concentrer dans quelques accidents nucléaires bien remarquables comme celui de Fukushima (sans parler même de la bombe atomique, et de la terrible parenté, lisible dans la proximité des deux noms, Hiroshima et Fukushima ; tout ceci pris dans un même processus [6]).
PENSER SELON LA STRUCTION
Concert de Kraftwerk, Opéra de Sidney, 2013
Cette succession ininterrompue de destructions nous amène à quelque chose à quoi je propose de donner le nom de struction : ce qui reste quand il n'y a plus de construction, et quand les destructions sont si larges qu'il n'y a plus rien à détruire. Struction vient du mot latin struo (qui est derrière la structure, la construction, etc.), qui veut dire mettre en tas. La struction serait le tas. Chaos, tohu-bohu de la genèse... Quand tout est en tas, alors la question de l'Orient et de l'Occident ne se pose plus, parce que quand tout est en tas, tout est sous une même lumière, ou une même obscurité. Le tas est ce qui ne fait pas beaucoup de différence en plein midi ou en plein minuit : on n'y voit pas moins, on n'y distingue pas plus.
Je suis bien obligé de conclure : oui, l'Occident est un accident. Mais en même temps, cet accident n'est arrivé à rien ni à personne. Il n'est pas arrivé à on ne sait quel plan, ni humain ni même divin, qui aurait dû nous amener à une harmonieuse conclusion de l'histoire du monde. Cet accident ne peut aujourd'hui que nous apparaître comme constitutif du monde, si on se raconte son histoire comme je viens de le faire. Et si la raconter comme je viens de le faire n'a, évidemment, absolument rien de scientifique, et peut même paraître complètement mythologique, c'est aussi notre monde lui-même qui se nomme, se désigne, et donc d'une certaine façon se raconte de cette manière. Penser avec Fukushima, comme Michaël Ferrier nous y invite, veut dire vraiment penser selon la struction. C'est-à-dire penser que nous ne sommes pas dans un état de fâcheuse destruction, accidentelle, qu'il faudrait réparer. Ce que Fukushima nous signifie, c'est que justement on ne réparera pas. On ne réparera pas, par exemple, toute la radioactivité qui est allée se répandre dans les mers, s'enfouir dans les terres. Et réparera-t-on — ce qui est peut-être encore plus grave — tout le mouvement de besoin d'énergie ? On peut certes parler d'énergie substitutive, mais ce n'est qu'en remettre encore plus dans une spirale ascendante de recherche d'autres techniques pour avoir toujours plus d'énergie. Or ce besoin d'énergie, si c'est lui qui est l'âme de tout ce mouvement, n'est-ce pas à lui qu'il faut s'adresser ?
Ce que je ne dis pas pour en tirer une conclusion de décroissance. Je crois que ce n'est pas à ce niveau qu'il faut se se situer, mais au niveau d'une auto-interrogation de ce monde entièrement occidentalisé, c'est-à-dire entièrement accidenté et aussi entièrement à l'état de struction. Se demander ce qui dans ce monde a tellement demandé, voulu, désiré, recherché ça : l'énergie ou la lumière, l'énergie de la lumière et la lumière de l'énergie, la lumière de mille soleils... S'interroger sur ce qui a fait ça et, par conséquent, non pas sur ce qui, peut-être, pourrait le défaire, mais sur ce qui pourrait faire éclore une toute petite lueur en vue d'un autre monde.
On pourrait bien sûr évoquer la représentation de l'Empereur japonais comme un soleil et le plus grand des Rois de la France s'appelait, ce n'est pas par hasard, le Roi-Soleil. Il y une sorte de focalisation — c'est le cas de le dire — solaire dans la politique, mais si ce désir est politique, il est aussi archi-politique, c'est aussi un désir de savoir. Cette fascination solaire, on la trouve par exemple chez Platon, quand le philosophe sort de la caverne des fausses images, monte au sommet de la montagne et y trouve la lumière du soleil : il en est alors ébloui. Il y a aussi le midi de Nietzsche : midi comme le moment de la plus haute pensée [7]. Ce besoin de solaire est extrêmement frappant chez Nietzsche, alors que tout son anti-platonisme devrait l'en écarter. Cette fascination solaire, on a l'impression, de façon absolument terrible, que Hiroshima en est aussi une sorte d'accomplissement : la lumière de mille soleils, comme une sorte de jubilation affreuse.
Une des choses dont nous sommes tellement fiers dans l'histoire occidentale enfin, c'est l'héliocentrisme, la grande révolution copernicienne qui est aussi, dit Freud [8], la première blessure narcissique infligée à l'homme occidental. Mais est-ce que l'héliocentrisme ne participe pas de l'auto-fabrication fantasmatique de l'Occident ? En a-t-on tellement besoin ? Dans la vie normale, quotidienne, ne sommes-nous pas plutôt toujours en fait dans un géocentrisme ? Et dans le géocentrisme, on apprend aussi que la terre tremble.
Jean-Luc NANCY
©2019 by Jean-Luc Nancy/Ed. Cécile Defaut/
Tokyo Time Table
NOTES
[1] La première a eu lieu le 1er avril 2014 à Mâcon, dans le cadre du Festival La manufacture d'idées : « Penser et écrire avec Fukushima », débat entre Michaël Ferrier et Jean-Luc Nancy, modéré par Emmanuel Favre.
[2] « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », première phrase du texte de Paul Valéry, La crise de l'esprit, 1919, disponible dans Œuvres I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, La Pléiade, Gallimard 1957, p. 988.
[3] « L’Afrique, (...) le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit », G.W.F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, cours (1822-1830), trad. K. Papaioannou, Paris, Éditions 10/18, 1965.
[4] Charles Morazé, Les bourgeois conquérants, Paris, A. Colin, 1957 ; rééd. tome 1 : La Montée en puissance 1780-1848, Paris, Editions Complexe, 1999 ; tome 2 : À la conquête du monde 1848-1890, Paris, Editions Complexe, 2000.
[5] Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786), introduit, traduit et annoté par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 2001.
[6] Voir Jean-Luc Nancy, L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima), Paris, Galilée, 2012.
[7] « Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de l'erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité », Nietzsche, Le Crépuscule des idoles (1888), Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, traduction par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1908, vol. 12, p.135).
[8] XVIIIème des Conférences d'introduction à la psychanalyse (1916-1917) : Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, 1933, in Œuvres complètes - Psychanalyse, vol. XV, Paris, PUF, 1996. p. 43-51.