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Maryse CONDÉ
(1934-2024)

マリーズ・コンデ

Maryse Condé  ©Mercure de France

Maryse Condé  ©Mercure de France

 

 

Le Monde à l'envers

(ou L'Empire des Signes revisité)

 

 

 

       Depuis sa première visite en 1998, invitée par l'ambassade de France, la Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises et le Groupe de Recherches Figures de l'Étranger (Chuo University, Tokyo), Maryse Condé est venue à plusieurs reprises au Japon, où son œuvre est pour partie traduite et appréciée.

       En 2001, comme je prépare la publication des actes du colloque "La Tentation de la France, la Tentation du Japon" (organisé à la Maison Franco-Japonaise de Tokyo au printemps 2001), je m'aperçois qu'il manque dans ce volume une contribution qui évoquerait la place et le rôle du Japon chez un écrivain caribéen, et qui permettrait de faire en quelque sorte exploser le cadre comparatiste traditionnel franco-japonais, retranché dans une perspective binaire qui ne me convient plus : je demande donc à Maryse Condé un texte pour Tokyo Time Table, que je lui propose d'ores et déjà d'ajouter à un volume qui sera publié chez Picquier en 2003. 

​« Voix, échos, rencontres : partout les lignes tremblent, les pages se tournent,les frontières se déplacent. Les textes réunis ci-après sont le fruit de plusieurs rencontres et de quelques amitiés, certaines naissantes et d’autres bien tenaces.

 

Ils furent pour la plupart prononcés lors d’un Colloque international organisé par l’Université Chûô à la Maison Franco-Japonaise de Tôkyô, au printemps 2001. Seule exception : le texte de Maryse Condé, qui est venu s’ajouter à ces contributions. Je la remercie d’avoir accepté de l’écrire, à ma demande, lors de son séjour au Japon, et d’avoir tenu sa promesse. »

 

(Michaël Ferrier, La Tentation de la France, la tentation du Japon - Regards croisés, Arles, Ed. Picquier, 2003, Avant-propos, p. 7 (note 1).

Michaël Ferrier (dir.), La Tentation de la France, la Tentation du Japon, Picquier, 2003
Michaël Ferrier, Le Goût de Tokyo, Mercure de France, 2009

       En 2009, je republierai une partie de ce texte dans l'anthologie Le Goût de Tokyo (Paris, Mercure de France), avec le commentaire suivant, qui me semble toujours valable aujourd'hui : 

 

       « Les auteurs caribéens qui ont écrit sur Tokyo sont rares. Leur regard en est d’autant plus précieux. À partir de références rarement utilisées pour penser la capitale japonaise – un conte africain, un souvenir de Césaire, un concept d’Edouard Glissant –, l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé (née en 1937) réfléchit sur la fascination ambiguë qu’exerce Tokyo sur elle, mais aussi sur les ressources que peut fournir cette ville, pour l’introspection autant que pour la découverte de l’autre, dans son énigme bouleversante. »

       Le texte est ici présenté dans sa version originale, mais corrigé de quelques erreurs et complété de notes bibliographiques et explicatives.

Michaël Ferrier

       En lisant un fort intéressant recueil d’essais : Travel writing and Empire publié sous la direction de Steve Clark (1999), je suis tombée sur une citation de Jonathan Raban tirée de son ouvrage : Hunting for Mr Heartbreak (1990) :

 

       « Four hundred years of imperial experience had given the travelling Englishman a very clear idea where he stood in the world-bang at its moral center. » (p. 212)

 

       Dois-je indiquer en débutant ce texte que je ne suis pas un homme, que je ne suis pas une Anglaise, que je ne suis même pas une Occidentale ? Cette phrase donc éclaire mon outrecuidance. Tels les “Uppity Niggers”, haïs par les Sudistes américains, je ne connais pas ma place. Je ne reste pas à celle que m’ont assignée le sexe et l’ethnicité. Moi, Caliban-cannibale, faite pour être découverte par l’Amiral cherchant la route des Indes, pour incarner ses peurs de la dévoration, je rôde à travers le monde. Je me permets d’arpenter le Japon. Suivant les pas illustres de Voltaire, Pierre Loti, Paul Claudel, Roland Barthes... je décide d’en parler.

Steve Clark, Travel Writing and Empire
Jonathan Raban, Hunting Mister Heartbreak, A Discovery of America

Tels les “Uppity Niggers”,  je ne connais pas ma place. Je ne reste pas à celle que m’ont assignée le sexe et l’ethnicité. Moi, Caliban-cannibale, je rôde à travers le monde.

Maryse Condé, Histoire de la femme cannibale, Gallimard, 2003

Maryse Condé,

Histoire de la femme cannibale,

Gallimard, 2003

       Quand en 1983, le Togolais, Tété-Michel Kpomassie visitait le Groenland, il opérait certes le même bouleversement, le même renversement du regard. Pourtant son expérience pouvait surtout être considérée comme la mise en relation de deux Natures singulièrement différentes. Ce sont les icebergs et les nuits polaires qu’il décrivait avec lyrisme. Dans mon cas, la-haute-civilisation-la-civilisation-millénaire que j’affronte, devrait me pétrifier dans une « paralysante intimidation » selon l’expression de Michel Butor, lui-même fréquent visiteur de l’Empire du Soleil Levant. Si précisément, j’ose écrire sur le Japon, (d’ailleurs, cette expression me convient-elle ?), c’est que je n’ai aucune construction à proposer. Trop de constructions ont été élaborées, de systèmes érigés à mes dépens pour que je me permette d’en faire autant pour d’autres. Je ne parlerai de rien de sérieux : Esthétique, politique, religion. Même pas de littérature, moi qui ne connais que Mishima. Les grands soucis de l’heure, américanisation, globalisation, multiculturalisme, je leur tourne le dos. Le Japon est-il un triste exemple de l’uniformisation du monde ? Ou au contraire le lieu d’une tranquille permanence identitaire ? Je ne saurai dire. Bref, je ne veux tenir que des propos anodins, voire décousus, les propos d’une visiteuse du Sud (c’est là ma seule originalité !) qui se balade pendant quelques semaines.

L'Africain du Groenland, Flammarion, 1980 (rééd. Arthaud, 2015)

L'Africain du Groenland, Flammarion, 1980

(rééd. Arthaud, 2015)

« Tokyo nous redit que le rationnel n’est qu’un système parmi d’autres. »

Roland Barthes, L’Empire des signes

       À quelques exceptions près, les villes de l’univers auquel j’appartiens, racontent un passé de Traite et de rapines. Maussades, elles fixent l’Océan qui leur a tout ôté : d’abord, leurs enfants à bord des vaisseaux négriers, puis, leurs barriques d’huile de palme, leurs sacs d’arachide, de cacao, de café ainsi que les dernières dents d’ivoire de leurs éléphants. Sans plus de raisons d’être, elles restent là, les mains vides. Certaines tentent de se consoler avec le présent. Les dictateurs qui les gouvernent leur font cadeau de gratte-ciels en verre et en béton, de quartiers résidentiels, villas noyées dans la verdure avec piscines et Mercédès-Benz à l’arrêt devant les grilles. Pourtant, le cœur n’y est pas. Leur culture est à l’encan. Leur commerce anéanti. Les enfants jouent aux soldats dans de vraies boucheries. Partout, les morts ensevelissent les morts.

 

       Chaque fois que j’aborde à Tokyo, me revient à l’esprit un conte africain, entendu je ne sais plus où et que j’ai intitulé à ma fantaisie « Le Bébé monstrueux ou La Naissance Extraordinaire ». Dans un petit village du Sahel, une femme accouche d’un enfant mâle. À peine est-il sorti de son ventre que le nouveau-né chasse les parentes venues apporter leur secours, s’exprime d’une voix forte, se met debout sur ses pieds, réclame de la nourriture solide, la dévore et pour finir, étouffe la femme dans une étreinte trop violente. L’enfant tue la mère. La ville tue l’humain. L’empereur Meiji dans ses rêves les plus fous ne pouvait rêver qu’un jour, Edo donnerait Tokyo. Est-ce cette même ville que dans Japan diary (1945), le journaliste Mark Gayn décrit comme exsangue, ravagée après les bombardements américains ?

 

       « Je pensais à cette métropole, qui aujourd’hui n’abrite plus que des ruines et une volonté entêtée de vivre, une ville dans laquelle il est possible de parcourir des kilomètres sans rien voir d’autre que de la brique éclatée, quelques cheminées, une quantité de coffre-forts qui se sont effondrés avec les planchers des édifices en feu. » (p. 21)

Mark Gayn, Japan Diary, New York, William Sloan Associates, 1948 マーク ゲイン 、ニッポン日記、井本 威夫 (翻訳)、 ちくま学芸文庫 1998年

Mark Gayn, Japan Diary,

New York, William Sloan Associates, 1948

マーク ゲイン 、ニッポン日記、井本 威夫 (翻訳)、

ちくま学芸文庫 1998年

       On a peine à le croire. Henri Michaux dans Un Barbare en Asie (1967) se demande si l’on doit critiquer le Japon d’avoir reconstruit « Tokyo de façon ultra-moderne, d’y avoir mis plein de cafés, genre Exposition des Arts Décoratifs » avant d’ajouter avec un rien de dépit « Tokyo est plus moderne que Paris » (p. 205). De telles considérations ne sont pas les miennes. Au contraire, je m’aventure. Je me perds dans Tokyo, pachydermique, pléthorique et magique, bric à brac de tours dont l’arrogance n’a rien à envier à celle des funestes jumelles new-yorkaises, d’artères encombrées, de paisibles ruelles fleuries, de restaurants, de bars à bière ou à saké que servent des mutants aux cheveux verts ou violets, de Lawson et de Starbucks Coffee. Tokyo où les invités à dîner s’éclipsent le repas à peine avalé, à cause de l’interminable trajet qui les attend. Où pour vous conduire, les chauffeurs de taxi demandent le plan du quartier où vous voulez vous rendre. Des cortèges de vieilles dames prennent le petit déjeuner au “St Germain” tandis que des enfants-moineaux, (frêles, si frêles !) coiffés de bobs assortis à leurs uniformes sautillent vers leur école sans prendre la peine de me regarder. Ils en voient d’autres dans leurs dessins animés télévisés ! Sur les façades, à hauteur de ciel, les affiches au néon vociférant dans leur langue, somptueuse et hermétique, vous aveuglent de leurs cris sitôt la tombée du soleil.

       Pourtant, on me tendrait un fil d’Ariane pour me retrouver dans ce labyrinthe que je ne le saisirais pas. Au bout de quelques jours, le touriste le plus obtus arrive à balbutier « arigato », « domo », « konichiwa », « sumimasen ». Il commence à manier maladroitement des baguettes, à faire des courbettes et ainsi, à coups de gestes futiles, il se berce de l’illusion qu’il signifie à ceux qui l’entourent qu’il est dans leur camp. Il tient à leur prouver qu’il renie Pierre Loti (et ses pareils) qui écrivait dans Madame Chrysanthème (1885) :

 

       « Comme nous sommes loin de ce peuple japonais, comme nous sommes de race dissemblable ! » (p. 35)

       Moi, je m’y refuse absolument. Denis Hay dans Europe : the Emergence of an Idea (1957) parle de l’idée de l’Europe. Selon lui, elle définit les Européens face... à tous ceux qui ne sont pas des Européens. Cette mythologie n’est pas la mienne ! D’où suis-je ? Ethniquement Africaine, culturellement Caribéenne, juridiquement Française. En outre, j’ai tant souffert de ce concept de Race que je n’y crois plus ! Existe-t-il une Race Japonaise ? Mystère et boule de gomme ! Les Japonais sont-ils « le peuple le plus laid de la terre physiquement parlant ? » (Pierre Loti). « Le plus beau ? » (Roland Barthes). Les femmes y ont-elles l’air de servantes ainsi que l’affirme Henri Michaux ? Autour de moi, je vois des beaux. Je vois des laids.

Denis Hay,

Europe: the Emergence of an Idea, Edimbourg, University Press, 1957

Denis Hay, Europe: the Emergence of an Idea, Edimbourg, University Press, 1957

       Si je ne veux rien comprendre à Tokyo, c’est que protégée par cette bienheureuse opacité [1], telle un fœtus au fin fond d’un utérus, je peux enfin me fermer à tous les bruits. Toujours, en tous lieux, ma quête de MOI-MÊME a été parasitée, empêchée par le problème identitaire. Jamais, je n’ai eu le loisir de me poser ces questions autrement complexes. Quel genre de personne suis-je exactement ? Ai-je bon cœur ? Suis-je timide ? Ou sauvage ? Ou arrogante ? Pourquoi est-ce que j’aime tant la musique triste, les requiems, le Stabat Mater de Vivaldi ? Pourquoi n’ai-je jamais écrit de poésie ? Même à seize ans ? Ai-je pu survivre, intacte, à mon enfance ?

 

       Ô, délices de l’introspection ! Dans cet environnement qui ne m’offre pas de repères, je peux plonger et replonger dans mes eaux intérieures comme un scaphandrier néophyte.

 

       Si j’étais libre de mes mouvements, je passerais le plus clair de mon temps assise à une terrasse de café. Ou au mitan d’une gare. D’une gare surtout tandis que la foule coule alentour en un flot furieux, intarissable. A la Guadeloupe, nous sommes en tout et pour tout 480 000 habitants. À Tokyo, combien de gens prennent le shinkansen chaque jour ? Aujourd’hui où les petits trains des cannes à sucre ne courent plus vers les Usines (elles sont en majorité abandonnées), les enfants guadeloupéens n’ont vu de trains qu’à la télévision. S’ils sont chanceux, ils ont pris le TGV lors de leurs vacances en “métropole”. Que penseraient-ils de ces bolides à figures d’effets spéciaux ? Éprouveraient-ils comme moi la peur délicieuse d’habiter le ventre d’un dragon moderne ? Comment obtenir un ticket d’une machine automatique ? Autour de moi, les voyageurs n’ont pas l’air très avancés. Je dirai même qu’ils semblent perdus. Perdus, réduits par la ville – et c’est là le miracle – à des figements d’humanité.

[1] J’emprunte le concept

à Édouard Glissant

qui l’avait emprunté

à Frantz Fanon en son temps.

Masque de nô, ère Edo, XVIIe s.

Masque de nô, ère Edo, XVIIe s.

Eyes wide shut, Stanley Kubrick

Eyes wide shut, Stanley Kubrick

Annihilée par l’hermétisme du jeu, le rythme du déplacement des acteurs, fascinée par les masques, les psalmodies des récitants, les sons de l’orchestre, je sombre dans ce bonheur suraigu que procure le mystère de l’Art.

Masque baoulé, Côte d'Ivoire

Masque baoulé, Côte d'Ivoire

       Pourtant, puisque je suis de passage, on croit que je dois sacrifier à ce qu’on appelle la Culture. Le , le kabuki, le bunraku scandent le parcours obligé du visiteur. À une heure de l’après-midi, la salle de est bondée. Surprise ! Autour de moi, la moitié des spectateurs semble bientôt dormir. Alors, pourquoi sont-ils là ? Je me persuade que ce sommeil apparent est plutôt une forme d’attention extrême ? Eyes wide shut comme dirait Stanley Kubrick. De ce qui se passe sur la scène, je ne déchiffre strictement rien. Annihilée par l’hermétisme du jeu, le rythme du déplacement des acteurs, fascinée par les masques, les psalmodies des récitants, les sons de l’orchestre, je sombre dans ce bonheur suraigu que procure le mystère de l’Art. Au spectacle de kabuki aussi, à deux heures de l’après-midi, l’immense salle de théâtre est comble. Les Japonais, réputés industrieux, ne travaillent donc pas ? J’observe que ce sont surtout des femmes. Des couples d’homosexuels. Beaucoup d’étrangers. Là, personne ne semble dormir. Au contraire, des rires fusent. Des passionnés reconnaissent les acteurs et leur lancent des compliments. Je suis moins déconcertée que devant le spectacle de et partant moins comblée. En filigrane, je décèle un dessin qui me renvoie à des comédies familières. Pour mon bonheur, le bunraku affiche complet. Je ne verrai donc pas ces marionnettes tant célébrées par Roland Barthes.

 

       On me traîne à Kyoto. Mais parce qu’elle n’est pas opaque, je reste de glace. En effet, dans l’ancienne capitale, la distribution de l’espace tant moderne que traditionnel m’est lisible. Les chauffeurs de taxi adorent leur ville et s’en font, pour peu qu’on le leur demande, les guides fervents. Conséquence : l’étranger s’y retrouve sans mal au propre et au figuré. Je visite sagement le Kinkaku-ji et songe à Mishima. Le fait que Kyoto ait été déclarée patrimoine de l’humanité, que les cars de touristes s’agglutinent à chacun de ses carrefours illustre bien qu’elle se situe sur un plan esthétique, universellement perceptible, alors que Tokyo s’inscrit comme une mystérieuse métaphore à déchiffrer. Tokyo préfigure-t-elle demain ? Les seuls moments où à Kyoto, j’ai retrouvé mon précieux sentiment d’incompréhension est devant un “jardin sec”. Ne l’oubliez pas ! Je viens des Tropiques où la Nature se livre à de sauvages orgies. Là, du sable blanc ratissé, quelques pierres levées et disposées symboliquement. Cela suffisait pour que la méditation des moines s’envole. J’apprends que dans le jardin du temple Ryôanji, aucune trace de vent ne devait intervenir dans la régularité des sillons, océan immobile autour des pierres.

Masque

 « Raison du voyage ?
Ni commerçante. Ni missionnaire. Ni touriste. Touriste peut-être. Mais d’une espèce nouvelle.
À la recherche de soi-même.
Les paysages, on s’en fout. »

Jardin du Ryōan-ji, Kyōto, 龍安寺、方丈庭園(石庭)

Jardin du Ryōan-ji, Kyōto                          龍安寺、方丈庭園(石庭)

       De même, je ne m’attarde pas à Osaka. Pour moi, le message est trop transparent. C'est un gigantesque centre commercial. Dieu Yen ou dieu Dollar, même combat.

 

      La campagne ne m’intéresse pas.

 

       Déjà en 1976, dans mon premier roman, Heremakhonon, Véronica, l’héroïne déclarait :

 

       « Raison du voyage ? Ni commerçante. Ni missionnaire. Ni touriste. Touriste peut-être. Mais d’une espèce nouvelle. À la recherche de soi-même. Les paysages, on s’en fout. » (p. 12)

 

       En près de trente ans, je n’ai pas changé. Je le répète, je viens des Tropiques. Dans mon île de carte postale, les beautés naturelles sont vantées ad nauseam. Les arbres touffus, les montagnes aux flancs lourds comme des seins de femme, la rivière aux eaux cristallines, la mer, la mer, toujours recommencée, je ne connais que cela. Voilà pourquoi je m’inscris en faux contre Henri Michaux, toujours dans Un Barbare en Asie quand il déclare :

 

       « Pas seulement le grand fleuve manque, mais les grands arbres, les grands espaces... Les arbres sont souffreteux, malingres, maigres, s’élevant faiblement, grossissant difficilement, luttant contre l’adversité, et torturés dès que possible par l’homme, en vue de paraître encore plus nains et misérables. » (p. 198)

 

       Les arbres du Japon, même si je ne sais pas les nommer, (peut-être parce que je ne sais pas les nommer) sont splendides. Entre Hayama et Yugawara, j’ai admiré des sous-bois pour contes de fées où des Belles au Bois Dormant pourraient dormir trois fois centenaires, à l’abri des piébwa. Cependant, si mes amis insistent pour m’emmener jusqu’à Hakone, ce n’est pas simplement pour essayer de m’intéresser à la campagne, me faire admirer des paysages avec lacs et jardins artificiels, dignes des célèbres estampes. C’est pour me révéler le Japon anté-occidental. Ils veulent que je connaisse les maisons aux cloisons mobiles de papier, les pièces sans meubles, les tatamis, les bains pris en commun dans l’eau à 42 degrés, les marches à travers les bambouseraies. Hélas ! ils l’ignorent, je n’ai plus la nostalgie du passé. Ma longue quête identitaire m’a dégoûtée de tout ce qui a nom “tradition”.

 

       Pour moi, maintenant, seul compte ce qui change et ainsi, survit. Le reste est du folklore dont je n’ai que faire. Cependant, pour leur plaire, j’oublie ma corpulence de Bois d’Ébène et je m’endoloris trois jours à dormir par terre, à me relever en m’agrippant où je peux. À la fin, j’arrive à une conclusion : ce retour dans le temps-longtemps ne m’apporte rien de rien. Cet inconfort vaut celui d’une case africaine où je ne dormirai plus. Natte égale tatami. S’il faut absolument que j’aie mon compte du Japon d’antan, je choisis de revoir les films d’Akira Kurosawa : Kagemusha serait parfait. À défaut, quelque sit-com anglo-saxonne : Shogun avec Richard Chamberlain, par exemple, fera également l’affaire.

Maryse Condé, Heremakhonon

歌川広重、「寿司画作」、江户时代

Hiroshige, Bol de sushis

Même si la Caraïbe,

à ma connaissance, ne souffre plus de la faim,

son inconscient collectif

est structuré sur le souvenir des rigueurs et des pénuries d’autrefois. Ajoutons à cela le fantasme tristement actuel des affres de Mère Afrique.

(...)

Au Japon, se nourrir est aussi un acte esthétique.

Hiroshige, Bol de sushis

« Tout le faire de la nourriture étant dans la composition,

en composant vos prises, vous faites vous-mêmes ce que vous mangez. »

Roland Barthes, L’Empire des signes

       La cuisine japonaise possède pour moi la même opacité que Tokyo. C’est pourquoi je l’adore.

 

       Le Code noir (1689) qui régissait le traitement des esclaves dans les Antilles françaises, recommandait de les nourrir avec les bas-morceaux du porc (groins, oreilles, pattes, queues). À cela, ces perpétuels affamés, perpétuels dénutris, ajoutaient pour se remplir la panse, des “racines”, des “poyos” qu’ils cultivaient dans leur “jadin à nèg”. Tant bien que mal, ils se confectionnaient des “migans”, des “bébélé”, des “soup’zabitant”. Une histoire de la cuisine dans les Caraïbes reste à écrire. Personne n’a étudié la distribution des mets selon l’ethnicité, puis la classe sociale. Quand la cuisine créole avec ses délices syncrétiques est-elle apparue ? Sur quelle table figura-t-elle d’abord ?

 

       Même si la Caraïbe, à ma connaissance, ne souffre plus de la faim, son inconscient collectif est structuré sur le souvenir des rigueurs et des pénuries d’autrefois. Ajoutons à cela le fantasme tristement actuel des affres de Mère Afrique. « Famine au Soudan. En Érythrée. Au Sahel, le désert avance » clament les journaux télévisés. C’est dire que pour moi, se nourrir c’est d’abord une opération de survie. Se gaver en prévision de la disette. La quantité prime sur la qualité. Lorsque je vivais en Afrique, quand je mangeais au plat commun, mes amis me roulaient des boules de nourriture que je n’avais plus qu’à porter à ma bouche. C’est ainsi qu’on nourrit les jeunes enfants, trop malhabiles pour se servir avec les adultes. Manger, c’est aussi protéger. Soi-même. L’autre.

       Au Japon, se nourrir est aussi un acte esthétique. D’abord, l’exiguïté des portions me frappe comme une incongruité. J’ose interroger. On m’avance des raisons d’élégance. Élégance ? Étrange notion ! La satiété et l’élégance ne sont-elles pas contradictoires ? Je découvre chaque bol, chaque coupelle. La différence entre les sociétés caribéennes et la société japonaise s’étale dans cet art de la table. Autrefois, nous avons mangé dans des kwi, c’est-à-dire des calebasses coupées en deux et évidées. (Calebasse, métaphore du ventre de la femme. Encore un symbole maternel !) Puis les Européens nous ont apporté leur vaisselle, leurs couverts. Nous sommes passés sans transition du dénuement à la lourdeur de la parade des nouveaux riches. J’avale la soupe. Je picore des rondelles de concombre, des filaments de chou rouge, des champignons shiitake, des blancs d’oignon, des algues, filets verdâtres et gluants. Je m’essaie à deviner : est-ce de la betterave, de l’okra ? Je me trompe, mais, souvent, je les reconnais sous leurs élégants travestis, glacés, sucrés, coupés en dés, en lamelles, nos aliments les plus ordinaires : patate douce, tarots, pois rouges. Même notre riz qui, offert en si petite quantité, devient précieux. Comme nous avons l’habitude de cuire et recuire nos bas-morceaux, je me ravis des aliments carrément ou à moitié crus. Aucune longue station dans l’eau chaude ou l’huile bouillante ne les a défigurés. Au sushi-bar, debout derrière son comptoir, le préparateur se donne en spectacle. Quand il a disposé ses merveilles sur de petits plateaux, il hèle les convives. Ceux-ci s’en emparent, le remercient, puis retournent vers leurs tables, les mains pleines comme au jour d’une distribution des Prix.

 

       J’entends déjà les esprits critiques. Allons donc ! Vous vous payez de mots. Votre opacité porte un nom bien connu. Pour vous, comme pour la majorité des visiteurs étrangers, le Japon n’est qu’un haut lieu de l’exotisme.

 

       Je ne le crois pas. Bonne élève de Suzanne Césaire, pour moi, l’exotisme est indéfendable. Victor Segalen dans son Essai sur l’exotisme, prétend lui insuffler un sang nouveau et tente de le débarrasser de ses motifs coloniaux. En fin de compte, il ne peut échapper à sa taxinomie. Fondamentalement, l’exotisme implique une relation de pouvoir et de domination, crûment illustrée sur le plan sexuel par Pierre Loti et Madame Chrysanthème, par Flaubert et Kuchuk Hanem, etc., etc. Il sous-entend des entrées faciles et galvaudées dans le pays de l’Autre, la chosification vulgaire de sa culture. Par exemple, j’en exempte Malraux ébloui par le mystère des peintres de Saint Soleil.

 

       Dans un premier temps, l’objet opaque risque de déranger, voire de déplaire. Ensuite, il inscrit sa fascination au creux de ce bouleversement. L’opacité ne peut fonctionner qu’entre les êtres qui font fi de l’ethnocentrisme. Il se fonde sur la simple et précieuse notion de différence.

 Maryse Condé, Mets et merveilles, Paris, JC Lattès, 2015

 Maryse Condé, Mets et merveilles,

Paris, JC Lattès, 2015

 Maryse CONDÉ             

 

©2017 by Maryse Condé/Tokyo Time Table

Vivaldi, Stabat Mater"O quam tristis", A. Scholl, C. Banchini

 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES           

- Roland Barthes, L’Empire des signes, Genève, Skira, 1970.

 

- Roger Célestin, « An African in Greenland », in Sites, revue d’études françaises, Univ. of Connecticut, Storrs, Volume 45, Issue 1, Spring 2001.

 

- Maryse Condé, Heremakhonon, Paris, Éd. 10/18, 1976.

 

- Travel writing and Empire, edited by Steve Clark, London, Zed Books, 1999.

 

- Denis Hay, Europe : the Emergence of an Idea, Edimbourg, Edimburgh Univ. Press, 1968.

- Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Calman-Lévy, 1885.

 

- Henri Michaux, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, Coll. L’imaginaire, 1967.

 

- Nishikawa Nagao, Le Roman japonais depuis 1945, Paris, PUF, 1988.

 

- Jonathan Raban, Hunting Mr Heartbreak, London, Picador, 1990.

 

- Louis Sala-Molins, Le Code noir ou Le Calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987.

 

- Victor Segalen, Essai sur l’exotisme (posthume, 1955), Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1997.

                         POUR ALLER PLUS LOIN                        

AVEC TÉTÉ-MICHEL KPOMASSIE

Tété-Michel Kpomassie, L'Africain du Groenland, Flammarion, 1980 (rééd. Arthaud, 2015).
Tété-Michel Kpomassie (né en 1941), écrivain togolais.

Tété-Michel Kpomassie (né en 1941) est un écrivain togolais.

Il est principalement connu pour son récit autobiographique L'Africain du Groenland, Flammarion, 1980 (rééd. Arthaud, 2015).

Entretien avec Tété-Michel Kpomassie,

"l'Africain du Groenland",

par Sarah Tisseyre, RFI, 2015

LIRE

"Partir avec..." Tété-Michel Kpomassie -
00:00 / 00:00

Entretien avec Tété-Michel Kpomassie,

"Partir avec..."

par Marie-Pierre Plachon, France Inter, 2015

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                         POUR ALLER PLUS LOIN                        

AVEC MARYSE CONDÉ

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