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Abdélkebir

KHATIBI

 

アブデルケビール・ハティビ

(1938-2009)

INÉDIT

       En arrivant à Tokyo en mars 2003, à l'invitation du Groupe de Recherches que je dirige à l'université Chuo, Abdelkébir Khatibi, accompagnée de sa femme Amina, apportait dans sa valise cinq beaux cadeaux : un texte sur Tanizaki (qui sera prononcé à l'université Chuo), un autre sur « Le roman et l’invention du lecteur » (qui sera prononcé à l'Institut franco-japonais de Tokyo), une réflexion sur « L’Islam, les Arabes et le désastre annoncé » (qui sera prononcée à l'université Hitotsubashi, où j'avais demandé à Satoshi Ukai, traducteur de Jacques Derrida, de lui organiser une conférence) et enfin, deux textes plus littéraires, un portant sur Segalen et l'autre sur Jean Genet, deux figures déjà évoquées dans Figures de l'étranger (dans la littérature française), publié chez Denoël en 1987, mais qu'il reprenait à nouveaux frais.​ 

       On trouvera ci-dessous le texte sur Segalen, déjà évoqué dans le livre Figures de l'Etranger, mais avec de nouveaux développements et des variations significatives.

             

Michaël Ferrier


 

 

SEGALEN :

FIGURE DE L'EXOTE

Segalen

« Je suis seul de mon espèce. »

Segalen a transformé la littérature française dans ses possibilités étrangères.

Cette littérature ne serait point donnée au natif selon une identité héréditaire,

mais elle serait une rupture d'origine, et qui éclate vers les ailleurs.

« Je suis né pour vagabonder, voir et sentir tout ce qu'il y a à voir et sentir du monde. Je poursuivrai ma collection. À commencer par l'Extrême-Orient. »

                 Victor Segalen

       L'œuvre de Segalen visait à réaliser en elle l'inscription d'autres civilisations, à faire sortir la littérature française de son ethnocentrisme, à la confronter à une forme d'écriture nouvelle, une forme qui puise dans le monde (continents, langues et peuples étrangers) l'expérience de cette extériorisation de soi, de « l'étrangeté » de la langue fondatrice qui ne peut se révéler que hors de son lieu et de ses cadres, hors de son histoire et de ses mythes. Tentative prodigieuse, à vrai dire, ce rêve du poème universel qui rassemblerait en lui les traces de l'irréductible. Comment une civilisation autre advient-elle dans un texte ?

       Je veux dire qu'en élevant l'Asie - lieu concret de cette expérience - jusqu'à une écriture de la différence qui travaille sur le terrain et en se regardant du dehors, Segalen a transformé la littérature française - ce qu'on appelle ainsi - dans ses possibilités étrangères. Cette littérature ne serait point donnée au natif selon une identité héréditaire, mais elle serait une rupture d'origine, et qui éclate vers les ailleurs. Segalen s'est accordé cette tâche : faire advenir l'Autre. Rien que cela !

       Nous parlerons de son idée de l'exotisme et de l'exote, à partir d'un texte inachevé, mais longtemps rêvé : Essai sur l'exotisme (une esthétique du Divers), Fata Morgana, 1978. Mais à elles seules, ces notes constituent une bonne approche de l'œuvre de Segalen. Un écrivain qui ne soit né que pour errer, à la recherche d'une langue musculaire, langue de rythme et du souffle, comme si voyager et écrire étaient identiques. Voyager ? Segalen ne change ni de langue ni de civilisation, et il trouve absurde l'idée de devenir un autre, chinois par exemple. Ce qui le fascine c'est l'impénétrabilité entre civilisations, entre les langues, c'est la distance qui ne peut être abolie et qui lui résiste. Ne pas devenir un autre « converti », mais un double de soi, voyageur compagnon du poète, et poète sculptant la rencontre avec le Sosie. 

 

       Cette esthétique de la duplicité serait dérisoire si, à travers la Forme qu'il rêvait (stèle, écriture, sur le terrain de la différence), elle n'ouvrait la littérature natale à ses déracinements. Segalen était conscient de cet enjeu d'exiler la langue française hors de sa réalité et de ses traditions : « Je suis seul de mon espèce ». Et il n'y a là aucune vanité, mais un grand risque par lequel, détaché de son territoire, l'écrivain est voué à fonder une œuvre intercontinentale, interlinguistique, selon la haute idée qu'il se faisait de l'exotisme.

Victor Segalen traversant un gué à Tahiti (collection particulière

Segalen en marche

« C'est tout le territoire de la langue française qui se met en marche. »

 

Détaché de son territoire,

l'écrivain est voué à fonder une œuvre intercontinentale, interlinguistique

         Qu'est-ce un exote ? « Exo : Définition du préfixe Exo dans sa plus grande généralisation possible. Tout ce qui est en "dehors" de l'ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n'est pas notre "Tonalité mentale coutumière" » (p. 20). Ce dehors serait capté par une sensation. Sensation qui n'est pas seulement intuitive, mais élaborée, mais attentive au moindre paysage, à la plus petite différence. Initiation en acte, se reconnaissant dans sa diversité. L'exote la fixe dans un carnet de voyage, s'en sépare dans l'instant même où éclate la jouissance en se transfigurant. Pour écrire à partir du lieu de l'autre, l'exote est contraint à une ascèse rigoureuse : voir, écouter, goûter, jouir dans une phrase instantanée et qui voyage. C'est tout le territoire de la langue française qui se met en marche : le mot, la métaphore, ne sont retenus que dans cette scansion, cette passion de l'étranger.

         Suivons cette marche. Il existe des voyageurs-nés que Segalen nomme : exotes. Cet exotisme, il le conçoit dans une dimension universelle et cosmique. Il faut la parole d'un poète pour que le monde jouisse de son spectacle, pour que, en se dédoublant, il devienne étranger, « inhumain ». A entendre ici : « l'Inhumain : son véritable Nom est l'Autre » (p. 74). L'Inhumain : l'Autre. C'est un monde sans au-delà, ou alors son au-delà est un double qui habite l'imaginaire de l'exote. L'exote est devant l'objet, ni pour se l'approprier ni pour s'y dissoudre. Aucune mystique, c'est là un « spectacle de Différence » où chaque élément est une captation, une séduction de l'autre. Suivons un moment cette opération entre l'objet et le sujet :

         « Mais ici, c'est le parti pris entêté parce qu'obscur et inconscient d'abord, d'exotisme au 2e degré, poussé jusqu'aux "choses" en somme, au "monde extérieur", à l'Objet tout entier, qui fait le fond personnel de cette attitude que je crois mienne depuis que systématisée ainsi… J'aurai là peut-être un canton où je serai vraiment chez moi, où je pourrai jeter sous formes de petites proses courtes, denses, non symboliques, tout l'inverse (si voisin, si adéquat au recto) de ma propre vision. Et dans l'échelle, par degrés d'artifices, des arts, n'est-ce pas à un cran plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, l'écho de sa pensée ? » (p. 18).

         L'exote renverse sa vision, il travaille contre elle, s'opposant de lui à lui par la résistance de l'autre. Il pose l'autre comme son contraire, dans la position la plus irréductible donc. Il y a là un désir de se désenclaver par rapport à l'identité d'un territoire, d'une langue. Il ne s'agit ni de nomadisme (l'exote, le poète exote a tout imaginé, tout calculé avant le voyage) ni même d'une inspiration qui prend appui sur l'étranger pour en jouir. Non (et il le dit lui-même quelque part dans un de ses textes), nous approchons d'une expiration du réel dans l'imaginaire, là où tout se fixe, mots, métaphores et stèles dans le visage statufié du poète. Le corps du poète : une cartographie de l'immémorial, une différence écrite, dans la double page du réel et de l'imaginaire, recto-verso.

Portrait de Victor Segalen, 1905

Une telle expérience n'est plus de l'ordre traditionnel de la littérature.

Elle va vers son orient.

C'est une écriture du Dehors.

Segalen va dégainer
Carte chinoise des étoiles

Carte chinoise des étoiles 

         L'exote-poète ne s'enferme pas dans son atelier d'enfance afin de mener à terme son œuvre. Il travaille au dehors, en marchant à travers le monde. C'est toute la nature, toute l'Océanie et l'Asie qui sont conviées à ce voyage du texte. Immense convocation des mythes, peuples et langues : cette démesure constitue l'espace extérieur du poème. Ainsi la chose ne sera pas magiquement dissoute dans ce dédoublement poétique, mais demeurant en son être essentiel, elle retourne dans son fond en se laissant capter par le rythme instantané d'une langue musculaire. Le vertige du poète est artificiel, précédé par l'art des simulacres, eux-mêmes précédant toujours l'apparition concrète, présente de la Chose. L'Instant Poétique éclate alors. La présence de la Chose est toujours passée, libérée dans ses songes immatériels. Le poète en recueille l'écho, la métaphore musicale et son jaillissement dans l'image. Cet éclat est inépuisable dans ses transferts et traductions. Il faudrait parcourir toute l'œuvre de Segalen pour en venir à bout.

       Une telle expérience n'est plus de l'ordre traditionnel de la littérature. Elle va vers son orient. C'est une écriture du Dehors. Elle ne vient pas fonder une école littéraire, un style (Segalen, l'enfant « reconnu », n'a pas de continuateur), une avant-garde, une mode folkloriste. C'est tout le concept de la littérature natale qui s'y trouve saisi : cadres et formes. Dans ce sens et si l'on veut rester fidèle au projet lancinant de Segalen, il conviendrait de relire la « littérature française » dans sa capacité concrète de s'expatrier, de se désenclaver, de parcourir les différences. Il faudrait la confronter à tous ceux qui y émigrent de l'intérieur. Mais qui parle encore d'origine et de maladie d'identité ? Qui se réclame encore de la littérature française ? Il y aura donc la littérature intra muros, la littérature extra muros et le reste. La première est celle du propriétaire de ses domaines (production, consommation et le reste). L'usufruit lui revient toujours. Il en surveille la jouissance, les limites d'expropriation. Il y aura donc la littérature française des Français, celle des autres, celle des exotes et ainsi de suite. Le procès de cette idéologie ethnocentriste est celui de la France culturelle. Il doit être mené par l'autre sur son terrain, pour son compte, étant entendu que l'écriture n'a pas de territoire, sinon celui de la langue, ou plus exactement encore, la langue est la patrie - patrie sans son nom unique - de celui qui la nomme à son désir : passion du Dehors.

       Segalen distingue trois attitudes vis-à-vis des autres : celle du touriste (fût-il poète), du folkloriste et de l'exote. Distinction qui marque aussi le savoir. De ce poète-touriste, Segalen n'a rien à dire, sinon son indignation. Mais ne réduisons pas cette attitude à l'insignifiance. C'est un degré de transparence où, étant absent à lui-même et aux autres, mort en eux, délaissé dans sa différence, ce poète ou cet écriain-touriste disparaît devant ses yeux. Il voit sans voir, entend sans écouter. Hallucination qui trouve certes écho dans la visualisation des mots, mais elle n'est pas transformée par « le spectacle de Différence », par le terrain, le corps à corps avec une civilisation. Il est le figurant d'une scène, ou d'un « état kaléidoscopique » : les images y défilent sans défiler, sans capter le Dehors qui le fixe. Image d'un vivant qui ne survit pas dans le regard de l'autre. Il jouit dans la régression.

       À un degré plus élevé et plus digne, le folkloriste (écrivain ou ethnologue) excité par toutes les curiosités, veut sortir lui-même en posant sur l'autre un regard neutre, impersonnel, en s'identifiant imaginairement avec lui. L'autre est un laboratoire d'expérimentation et de vérification. Qu'il exalte l'autre ou le nie, le folkloriste ne peut le capter. Il suffit ici de comparer Le mariage de Loti aux Immémoriaux pour saisir la distinction entre le folkloriste et l'exote. Le folklorisme de Loti aboutit à une mascarade : faire  justement de la « littérature ».

Portrait de Victor Segalen

dans son bureau à Pékin, 1905

Segalen, l'Exote en sa maison (Pékin, 1905)
Loti, portrait chinois (Colection Musée Pierre Loti, Rochefort)

Si l'on veut rester fidèle au projet lancinant de Segalen, il conviendrait de relire la « littérature française » dans sa capacité concrète de s'expatrier,

de se désenclaver, de parcourir les différences.

Pierre Loti en costume de dignitaire chinois, 1900-1901, retirage d'une plaque de verre (Collection Musée Pierre Loti ©Ville de Rochefort Photographe Anonyme)

       Non, l'exote ne fait pas de littérature et peut-être pas de livres, souligne Segalen. Déclaration énigmatique. Où mène donc cette passion de l'étranger ou du Dehors ? Serait-elle, elle aussi, une mascarade à rebours ? Un miroir aux alouettes ? Oui, si l'on ramène l'œuvre de Segalen à son esthétique, à la sensation d'un Beau transcendant (problème d'esthète, question ancienne) ; non, si l'on prend Segalen au mot, dans le texte, dans son œuvre achevée ou non. Segalen donne une leçon exemplaire. Nous ne pouvons ici en développer toute la complexité. Leçon, certes, d'un esthète rompu à se dédoubler dans le spectacle du monde ; mais c'est une leçon, pour ainsi inhumaine, je veux dire qui s'oriente vers l'impénétrabilité, et pas du tout vers la fusion et la pidgination des langues et des civilisations. L'impénétrabilité ne renvoie pas ici à une incompréhension des autres, à un manque de respect vis-à-vis d'eux, à une exploitation artistique. Segalen en est mort - mort de fatigue sous un arbre, tenant à la main Hamlet. C'est lorsque l'autre est maintenu dans sa distance que je peux être l'autre de l'autre, le poète de mes doubles, de mes sosies, de mes frères irréductibles. Il n'y a aucun miroir, aucune transparence absolue, aucune réduction. L'autre est mon face à face, toujours lui-même, toujours imprenable à la source de son être. Cette énergie qui se creuse entre lui et moi est offerte à notre relation réelle, à notre distance dissymétrique, incontournable, ouverte vers le Dehors. Je ne peux m'y retrouver. Il n'y a pas de retrouvailles, pas de fusion. Je viens de loin et l'autre revient de plus loin. Venant et revenant se croisent dans l'Instant Poétique. Je voyage vers l'autre, toujours tourné vers sa présence énigmatique. Présence de peuples, de contrées et de paysages devant ma vision inversée du monde. C'est pourquoi l'autre m'est impénétrable : il est une part de moi, et l'autre de mon autre. Ainsi est scandée cette écriture, au rythme de son déchiffrement : je ne peux jamais posséder l'autre, le réduire dans son réel, encore moins dans son imaginaire. L'exote ne m'assimile pas.

       « Partons de cet aveu d'impénétrabilité. Ne nous flattons pas d'assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres, mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers » (p. 25).

       Pas d'assimilation littéraire ni politique. L'autre : l'inassimilable. L'égalité dissymétrique est l'exercice de cette différence, de cette dignité. Oui, mais si, dans ce face à face, tout demeure dans ma séparation essentielle, où s'exerce l'irréductibilité de l'autre ? Il faut bien que par son approche, je puisse, sans m'identifier à lui, l'inventer, l'imaginer surgir dans ma mémoire, y capter un abîme commun, mais démarqué de lui à moi, mais disponible à ma passion de l'étranger. C'est un point d'attache, de captation dans le vide essentiel dont parle le Tao, point qui ne mène nulle part, limite du voyage au-delà de ses commencements, vertige d'une reconnaissance instantanée, inouïe. L'un éclate vers l'autre.

Autre texte

de Khatibi sur Tokyo Time Table

 Abdelkébir KHATIBI  

Michaël Ferrier et Abdelkébir Khatibi, Tokyo, 2003

©2003 by A. Khatibi, Chuo University/

2020, Tokyo Time Table

Michaël Ferrier et Abdelkébir Khatibi, Tokyo, 2003
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