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Jacques PEZEU-MASSABUAU
(1930-2024)

 

Le Principe de Symétrie

en Occident et en Asie

 

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Jacques Pezeu-Massabuau

       La comparaison France-Japon, et plus encore Orient/Occident, se fait souvent à grands coups de généralisations hâtives et de binarités simplistes. Il arrive pourtant qu'elle donne des fruits remarquables, comme chez le grand chercheur japonais Nakagawa Hisayasu et sa théorie de "l'anthropologie réciproque", ou chez l'écrivain français Michaël Ferrier et les merveilleux livres franco-japonais qu'il a dirigés ou lui-même écrits (La Tentation de la  France, la Tentation du Japon, et Japon, la Barrière des Rencontres...).

 

       Le géographe Jacques Pezeu-Massabua​u en donne ici un exemple éclairant. Dans le texte suivant, extrait de Construire l'espace habité : L'architecture en mouvement (L'Harmattan, 2007), il s'attache à montrer combien et comment le "principe de symétrie" structure à la fois les espaces réels et les lieux imaginaires, soit par son refus soit par son adoption.

       Agrégé d'histoire et géographie, ayant beaucoup voyagé en Orient (il fut notamment professeur à l'université de Hô-chi Minh, à Saigon en 1957), puis habité plus de cinquante ans au Japon (où il fut dès 1960 pensionnaire à la Maison Franco-Japonaise de Tokyo, puis professeur dans les plus grandes universités japonaises : Tokyo, Chûô, Waseda...), Jacques Pezeu-Massabua​u était doté à la fois d'une grande érudition et d'une langue précise, ce qui en faisait l'un des mieux placés pour mener cette comparaison avec finesse, au fil de ses nombreux livres (une vingtaine en tout, sans compter ceux disponibles seulement en japonais).

       On lui doit notamment : La Maison japonaise (POF, 1981), tirée de sa thèse de doctorat, devenue un point de repère incontournable, le Que sais-je ? sur la Géographie du Japon (PUF, 1979), de nombreux ouvrages sur l'habitat au Japon et en Extrême-Orient, sans oublier sa participation à des revues, ainsi qu'au collectif Japarchi (dont sortira le précieux Vocabulaire de la spatialité japonaise, CNRS, 2014) et son beau livre avec Philippe Bonnin, Façons d'habiter au Japon (CNRS, 2017).

N. Shirane 

Kusama Yayoi_edited.jpg

De nombreuses civilisations ont fondé sur l'apparence de symétrie
le principe durable de leur aménagement spatial
voire les cheminements de leurs démarches intellectuelles,
tandis que d'autres en écartaient résolument le modèle.

Kusama Yayoi, Infinity Mirror Room

UNE ALTERNATIVE ESTHÉTIQUE ET FONCTIONNELLE

       À la rencontre de l’idée et de l’action, intégrant la conception générale de l’espace et de la nature, celles de l’architecture et de l’urbanisme ainsi que les notions de dimensions, perspective ou échelle, il [le principe de symétrie] préside aux savantes spéculations de la philosophie et des mathématiques comme, à l’échelle du quotidien, aux réalisations les plus pratiques ou aux gestes

les plus simples. Dans sa complexe totalité, il illustre ainsi parfaitement le stade initial de la naissance du lieu et servira d'exemple.

 

       Pourtant, il n’exprime jamais qu’un vouloir ou un dessein, nés eux-mêmes d’une différence superficielle. L’espace naturel se meut, l’homme reste étranger à toute régularité, et la symétrie que son corps suggère n’est elle-même qu’apparente : non seulement la disposition de ses organes n’obéit nullement à un tel principe mais encore l’usage quotidien qu’on en fait le réduit à une approximative similitude de part et d’autre d’un axe vertical, tandis que ses autres paramètres – haut et bas, avant et arrière, droite et gauche – expriment une remarquable dissymétrie. Pourtant de nombreuses civilisations ont fondé sur cette seule apparence le principe durable de leur aménagement spatial voire les cheminements de leurs démarches intellectuelles, tandis que d’autres en écartaient résolument le modèle. Dans le cadre des conduites constructives de l’homme, symétrie et dissymétrie se définissent surtout l’une contre l’autre, chacune tirant sa valeur de ce qu’elle annule expressément.

       Cette alternative, esthétique et fonctionnelle, s’exerce en tous pays dans la vision de l’espace à vivre. Elle est donc bien désir et projet, et ce que nous nommons couramment symétrie ou dissymétrie n’en donne guère qu’une image, à partir de laquelle nous fondons notre sens du beau et du vrai, de l’unité et de l’harmonie, et élaborons nos lieux.

Suzhou, Jardin du Maître des Filets, source : FridayEveryday

Jardin du Maître des filets, Suzhou, Chine.jpg
Château de Versailles. - L'Orangerie.jpg

Château de Versailles. - L'Orangerie, photo J Swanstrom

       Je n’en évoquerai que la figure apparente droite / gauche selon l’acception la plus courante de ce terme, celle dont s’occupent architectes et jardiniers, et vous ou moi dans notre intérieur, qui se limite à la similitude de position, taille, forme, couleur, en fonction d’un axe imaginaire. On en saisit aisément la présence ou l’absence en comparant par exemple un jardin anglais ou chinois à un autre qui serait arabe ou français, ou un palais de Fès à un château d’Île-de- France. Se distinguent ainsi deux familles de civilisations selon qu’elles écartent la symétrie et s’y opposent, ou la cultivent et l’appliquent en tous lieux. À l’évidence, il s’est agi d’un choix, progressivement dégagé au cours des siècles puis durci sous la forme d’un principe et d’œuvres magistrales, nullement d’un déterminisme ou de « l’enseignement de la nature », évoqué généralement des deux côtés. La vérité est que celle-ci nous propose les deux : opposant à l’apparente irrégularité, souvent harmonieuse ou pittoresque, de ses paysages la remarquable symétrie d’une feuille, d’un animal vu de haut (ou de notre propre corps tel que le miroir nous en propose l’image). De ces deux options, certaines sociétés ont choisi la première, d’autres la seconde : c’est ainsi que la résidence classique française dispose un jardin régulier selon l’axe d’un bâtiment qui l’est également, alors que la construction japonaise prolonge dans son jardin sa propre dissymétrie. D’autres les pratiquent toutes deux simultanément : à la ferme symétrie de la maison chinoise s’oppose ainsi le poétique et savant « chaos » du jardin qui l’entoure, tandis que l’irrégularité labyrinthique de l'habitation arabe s’accommode généralement d’un patio ou d’un jardin rigoureusement réguliers.

       Le débat demeure actuel : affirmant « l’authenticité » de l’une ou de l’autre, théoriciens et architectes n’ont jamais manqué de justifications ni d’accusations. En raison de son apparence irrégulière, la première – l’asymétrie (accidentelle) ou la dissymétrie (voulue) – se déclare « tournée vers le mouvement, le futur », faisant de son contraire une sorte d’idéal sans cesse « hors d’atteinte », voire « à ne pas atteindre ». Mais elle s’est vu encore accuser d’inachèvement, de déséquilibre volontairement entretenu. Inversement, la symétrie réalisée affirmerait la puissance de l’homme sur une nature rebelle et le triomphe de la volonté. Réduisant le multiple à l’un, elle montre surtout une unité de conception. À moins qu’on ne l’accuse d’immobilisme, de passage du divers au même, sorte d’involution contraire à toute créativité, par un excès de conceptualisation qui peut étouffer les forces de l’imagination et de l’action. Dans un autre ordre d’idées, Pierre Curie a montré que « c’est l’asymétrie qui crée le phénomène, et que la symétrie possible n’est que celle qui est compatible avec l’existence de celui-ci ». La controverse reste ouverte.

       Une fois réalisée, dans les bâtiments ou la cité, la symétrie projette une double impression, à première vue contradictoire. Offrant au premier regard la totalité du construit, un tel parti rétrécit la durée du perçu, donc l’effet d’espace qui y répond. La splendeur du paysage parisien, le gigantisme réel des perspectives et des monuments – l’Opéra, l’Arc de triomphe, le Trocadéro, les Invalides... – ne laissent ainsi qu’un sentiment d’élégante harmonie. Au voyageur venant de Londres – cette tourbillonnante médina qui n’est qu’une fois et demie plus étendue – la capitale française paraît d’un calme olympien et, demeurant à l’échelle du flâneur, offre à celui-ci sa grandeur impassible dont l’omniprésente symétrie semble effacer l’immensité. Faisant oublier que les trois cents mètres de la tour Eiffel dominent le kilomètre du Champ de Mars, que le Louvre ne tiendrait pas dans l’enceinte du Kremlin et que dix bons kilomètres séparent la Pyramide de la Grande Arche : la possibilité de voir l’une depuis l’autre gomme ici toute impression de démesure, remplacée par une tranquille majesté. Un tel parti confère aux lieux où il règne une grandiose assurance, dont le pouvoir politique semble s’être partout revêtu. Que la culture nationale l’accueille ou le rejette, la demeure du souverain s’y soumet presque partout et présente un axe d’équilibre que marque une entrée d’apparat, de la Cité interdite de Pékin aux demeures des rois africains, de Versailles aux résidences musulmanes comme de Saint-Pétersbourg au palais de Buckingham.

Scènes du Dit du Genji, paravent à six panneaux, 17e siècle Source : Minneapolis Institute of Art

Etienne Allegrain, Louis XIV et sa cour en promenade dans les jardins de Versailles.jpg

« Se distinguent ainsi
deux familles de civilisations selon qu’elles écartent la symétrie et s’y opposent,
ou la cultivent et l’appliquent
en tous lieux.
À l’évidence, il s’est agi
d’un choix... »

Etienne Allegrain, Promenade de Louis XIV en vue du Parterre du Nord des jardins de Versailles,

vers 1688. Source : Wikipédia

L'EXEMPLE DU JAPON

       L'exemple du Japon illustre comment ces qualités firent adopter la symétrie architecturale à des fins de prestige jusqu’en des civilisations qui la rejettent normalement. Tout au long de son histoire, l’archipel montre un remarquable exemple de ce refus, et sa propre quête d’un harmonieux équilibre l’en a toujours systématiquement écarté. Reste qu’à trois reprises la tentation contraire a été forte : au Moyen-Âge lorsque l’engouement pour la civilisation chinoise poussa l'aristocratie à se construire des palais (dits de style shinden) parfaitement symétriques ; ensuite à l’époque Meiji quand les idéaux et les formes de l’Occident pénétrèrent le pays ; enfin de nos jours où le principe de symétrie se voit souvent respecter dans les constructions officielles voire de simples habitations. Reste que la tradition demande toujours l’asymétrie, voire l’apparence de l’inachevé, et que le jardin traditionnel la manifeste en tous lieux, comme fait avec éclat le chef-d'œuvre de l’architecture civile : la villa impériale de Katsura à Kyôto. En Europe, l’Angleterre montre une évolution semblable, la symétrie ne triomphant que dans les palais de l’aristocratie (et ses jardins jusqu’au début du XVIIIe), sur un parti général d’asymétrie, que déploie savamment le jardin paysager.

Plan de la Villa Katsura, Kyoto.png

« Tout au long de son histoire, l'archipel japonais
montre un remarquable
exemple du refus de la symétrie architecturale ».

Source : Wikipédia

       La France a connu une péripétie inverse lorsqu’après la vogue passagère du jardin anglo-chinois au XVIIIe, la tradition d’une symétrie rigoureuse reprit l’avantage. Celle-ci paraît remonter à l’âge des cathédrales, où l’imposa la nécessité architectonique d’équilibrer les poussées et d’édifier des supports de résistance, donc de dimensions identiques des deux côtés de la nef devenue elle-même - et la façade qui l’annonce – strictement pareille de part et d’autre d’un axe médian. Mais la tradition gréco-romaine y invitait déjà et, plus tard, l'Italie envoya un message semblable dont Versailles fut la suprême incarnation. Les habitants en appliquent le principe à tout propos et l’image de la symétrie se retrouve à chaque niveau de l’aménagement spatial, depuis la forme même de l’Hexagone national (que la perte momentanée de l’Alsace-Lorraine ébrécha sérieusement) jusqu'aux plus ordinaires constructions comme, à l’intérieur de celles-ci, dans la disposition des meubles (les fauteuils de style vont par paires), des couverts sur une table (dont le verre marque l’axe) ou des candélabres sur les cheminées (où la pendule assume cette fonction). Les ouvrages de la pensée n’y ont point échappé : un tel parti est inhérent aux compositions de Poussin comme de Cézanne, au drame en trois ou cinq actes, à l’alexandrin lui-même que la césure partage en hémistiches généralement égaux... En tout « lieu » s’impose l’urgence d’un centre qui soit aussi un axe.​

Plan du château et du petit parc de Vers

« En France,
en tout « lieu »
s'impose l'urgence d'un centre
qui soit aussi un axe ».

Plan général du Chasteau, et du petit-parc de Versailles, 1621 

Source : GetArchive

Château de Versailles.jpg

Le château de Versaille depuis le Parterre du Midi, photo Daniel Jolivet

Villa Katsura, Tokyo.jpg

La Villa impériale de Katsura, photo Albert Campra

L'EXEMPLE DE LA CHINE

       Mais c’est une autre civilisation qui a porté à son suprême degré le principe de symétrie appliqué à l’aménagement de l’espace et à la définition même du lieu. La Chine « est » en effet elle-même l’Empire du Milieu, dont la capitale définit le centre symbolique, le Palais impérial celui de la cité et la salle du trône le cœur du palais. L’axe du monde passe ainsi par le corps de l’empereur, maître de la terre et des eaux, arbitre des saisons. La symétrie remonte ici à la naissance de l'État et de son espace ; elle paraît inséparable de leur commune origine. Reproduite jusque dans l’habitation ordinaire comme dans les plus vastes résidences, sur elle reposent le pouvoir et l’existence même de la nation. Aux seules dimensions de prestige (le Roi et le soleil se levant face à face) et esthétique qu’elle conférait, à Versailles, à l’autorité absolue de Louis XIV, elle ajoute les racines et la pérennité d’un mythe. La symétrie, ici, est fondatrice. 

(…)

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« Reproduite jusque dans l’habitation ordinaire comme dans les plus vastes résidences, sur elle reposent le pouvoir et l’existence même de la nation. (...)
La symétrie, ici, est fondatrice ».

Beijing, Musée du Palais impérial

       En France, c’est à la Renaissance qu’une pensée unitaire se fait jour afin de domestiquer la cité médiévale, dont l’apparente anarchie cachait pourtant un ordre profond. L’alignement et l’harmonie extérieure des constructions, la clarté du plan, le contrôle de chaque maille du tissu urbain deviennent le but à atteindre ; l’architecture tend à se soumettre à la règle et au concept, dont tout écart devient quasi pathologique aux yeux de Laugier et d’autres théoriciens de l’âge classique. Le « vide » solennel et un peu mort des places royales, le redressement des façades (ainsi à Riom) substituent des espaces réputés « rationnels » aux rues et aux carrefours irréguliers mais vivants de la cité ancienne. Dans cet ordonnancement de l’espace citadin, l’État retrouve une nouvelle manière de régler aussi les esprits et les comportements, qui compense en partie l’affaiblissement croissant de sa domination financière (j’y reviendrai). Unité et régularité deviennent la vérité de la ville : à l’entrecroisement de structures spontanées mais pertinentes, que montrent encore Venise, Fès, Londres, Tokyo ou les cités africaines, succède un ordre des lieux qu’on prétend étendre du paysage construit à l’âme collective et individuelle.

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« Unité et régularité deviennent la vérité de la ville : à l'entrecroisement de structures spontanées mais pertinente, que montrent encore Venise, Fès, Londres, Tokyo ou les cités africaines, succède un ordre des lieux qu'on prétend étendre du paysage construit à l'âme collective et individuelle ».

Carte topographique de la ville de Pékin et de ses zones rurales environnantes

Source : Dépôt topographique militaire de Saint-Pétersbourg, 1848

       Généralement il est vrai, le lieu urbain a échappé à ses maîtres et crû hors de leurs diktats ; à tout le moins en a-t-il rapidement contourné les normes, ce que montre généralement la simple lecture de son plan. La construction planifiée de la cité s’est pourtant poursuivie par d’autres voies, quoique de façon de plus en plus difficile car la nature de la ville, rapide et spontanée, la rend rebelle aux géomètres tandis qu’elle s’engendre elle-même selon une constante métamorphose aux multiples visages. De ceux-ci, les plus anciens se contrôlaient aisément : ainsi la fonction-mémoire de la cité, engrangeant les témoins du passé et les superposant dans ses musées, bibliothèques ou monuments. Ou sa fonction politique de « tête » d’un certain territoire. Ou encore son rôle économique, qui a crû ou décru avec les autres facteurs de l’histoire régionale ou nationale. Mais d’autres figures de cette transformation y révèlent un sourd désordre : celle du nombre d’abord, dont la croissance est de moins en moins maîtrisable ; celle du cloisonnement ensuite, favorisant toutes les formes de ségrégation ou d’éviction (auxquelles ghettos, asiles, hôpitaux et prisons confèrent un caractère officiel) ; celle de l’anonymat enfin, accordant à chaque citadin une apparence de liberté, dont bénéficient également le profit et la violence. On retrouvera ces carences à propos des maladies de la cité.

« La nature de la ville, rapide et spontanée, la rend rebelle aux géomètres tandis qu’elle s’engendre elle-même selon une constante métamorphose aux multiples visages ».

Jean Boisseau, Description De L'Opulente et Magnifique Ville de Venise, 1647

DES DIFFÉRENTS USAGES
DE LA PLACE PUBLIQUE

​       La ville elle-même constitue un lieu hétérogène, dont les subdivisions participent de ses caractères  et  de ses  fonctions.   La  place  publique  représente  un  bon  exemple  de  ces  espaces  « contenus », étant elle-même fortement structurée et ses évidentes attributions dépendant de la civilisation urbaine où elle se trouve. L'exemple en est d’autant plus significatif que plusieurs de celles-ci l’écartent résolument tandis que d’autres en ont fait un endroit-clé de la vie collective, de sorte que l’idée et la forme en sont ici familières, ainsi en Europe, ailleurs étrangères comme dans les sociétés d’Asie orientale. On sait de celles-ci le haut degré d’élaboration qui préside à la mécanique sociale comme à la tradition urbaine. Pourtant leurs cités ne comportent aucun espace libre, je veux dire sciemment non bâti en vue d’y accomplir d’autres fonctions que l’habiter proprement dit : repos et promenade, marché périodique, rencontres, manifestations et fêtes, etc. Toutes ces formes de la vie citadine sont, ici comme ailleurs, nécessaires et présentes, mais répondent à des lieux différents. D’immenses capitales comme Pékin (où règne le principe de symétrie) et Tokyo (qui l’ignore) n’entrouvrent le dense réseau de leurs constructions que devant la résidence du souverain, afin de permettre la manœuvre des troupes de garde ou les parades officielles : sortes d’esplanades dont le rôle est seulement d’apparat. À plus forte raison des agglomérations purement marchandes, depuis les plus grandes – Shanghai, Osaka, Singapour ou Hong-Kong, Hanoï ou Pusan – jusqu’au plus modeste bourg ou village ; le réseau des rues et ruelles s’y poursuit continûment, sans autre interruption qu’un éventuel cours d’eau.

 

       Inversement, l’imagination occidentale se refuserait à une cité démunie de place publique, bien que cette forme d’espace revête plusieurs facettes, outre la fonction d’apparat. Le principe de symétrie n’est intervenu que tardivement : l’agora grecque ou le forum romain se soucient moins de régularité que des monuments qui s’y ouvrent et auxquels ils donnent accès : sanctuaires, tribunaux ou marchés permanents. De ses origines médiévales jusqu’à la Renaissance, il semble que la place européenne ne fut jamais pensée comme telle ni tracée à l’avance, ce qu’une étude célèbre de C. Sitte [Camillo Sitte, L'Art de bâtir les villes, l'urbanisme selon ses fondements artistiques (1889), trad. Daniel Wieczorec, éditions de l'équerre, 1980, Points Seuil, 1996] a montré brillamment à propos des cités italiennes. La poussée « organique » de la ville laissait des lacunes dans le tissu urbain, de forme généralement irrégulière avec saillies et rentrants, fractionnements et coalescences, parfois plus largement ouvertes devant un monument municipal ou un sanctuaire, mais bordées le plus souvent d’habitations ordinaires et servant alors de marchés. Dans l’Europe du Nord et de l’Est, la fierté des édiles locaux, soucieux d’affirmer une liberté administrative conquise de haute lutte, a conduit à ménager un espace vacant plus ou moins régulier qui rehaussait la « présence » de l’hôtel de ville, symbole de cette autonomie. D’autres étaient voués seulement à la fonction de marché, parfois immenses telle la Grand’Place d’Arras, et bordées de demeures de notables, d’architecture semblable.

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« L'imagination occidentale
se refuserait à une cité démunie de place publique... »

La Grand'Place d'Arras

       Au XVIe siècle naît en Italie, puis se répand dans le reste de l’Europe, le concept moderne de place en tant qu’espace non bâti, dessiné à l’avance et ordonné selon plusieurs axes de symétrie. Limité de constructions uniformes, il précède parfois un édifice religieux (ainsi les basiliques romaines de la Renaissance), le palais du souverain (Versailles, l’Ermitage…) ou sert seulement de cadre à la statue de celui-ci (les places royales des XVIIe et XVIIIe siècles). Ce parti s’accentue enfin aux XIXème et XXème siècles, durant lesquels on aménage systématiquement de tels espaces en avant de tout monument d’importance – théâtres, musées ou gares –, la fonction de prestige reculant devant celle, plus utilitaire, de circulation ou stationnement des véhicules.

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Siège du gouvernement  métropolitain de Tokyo, Tange Kenzo, 1991

Source : 20th Century Architecture

       Il reste ainsi remarquable que des nécessités comparables – rassemblement, échanges, prestige, loisirs – aient conduit ici à structurer un lieu qui semble le plus apte à les satisfaire, ailleurs à le refuser comme redondant. D’autant qu’en Chine comme en France, une ceinture de remparts limitait étroitement l’aire urbaine – aucune différence de cet ordre ne justifiant ainsi ce désaccord – et qu’ici et là des rues commerçantes bordées de galeries et d’étals semblaient exercer une fonction comparable. L’histoire a alourdi encore cette interrogation en infléchissant à plusieurs reprises les tendances fondamentales : la cité médiévale de l’Occident s’ouvrait de places plus ou moins nombreuses mais refermait étroitement ses constructions autour de sa cathédrale, au demeurant son plus prestigieux monument ; inversement, les nécessités de la vie urbaine suscitent aujourd’hui la multiplication d’espaces non construits dans les villes asiatiques. Il semble ainsi que l’adoption comme le refus de la place publique demeurent étrangers aux usages que l'Occident leur attribue et que l’Asie pratique ailleurs : elle est un fait de civilisation, c’est-à-dire aussi un outil de structuration de l’espace, qu’une société écarte ou adopte dès son origine mais n’abandonne que difficilement car ce choix initial acquiert la rigueur d’une loi qui ne se laisse guère enfreindre. Lorsque l’architecte Kenzo Tange eut doté Tokyo d’un nouvel hôtel de ville, le gouverneur dut réunir un comité de géographes et d’urbanistes afin d’étudier les utilisations possibles de la vaste place que l’architecte y avait adjointe, dont la tradition nationale ne montrait nul exemple.

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de J. Pezeu sur Tokyo Time Table

 J. PEZEU-MASSABUAU  

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