LE VITRAIL GUYOTAT
Pierre Guyotat et la langue française
« Il faut penser que ça a été écrit en français, tout ça. »
Leçons sur la langue française, p. 81
Les Leçons sur la langue française de Pierre Guyotat est un livre étonnant. Non pas qu’il représenterait une tentative isolée dans l’œuvre : toute une partie du travail de Guyotat consistant au contraire, depuis Littérature interdite [1], à multiplier les écrits critiques, les entretiens, les « interventions », sur son propre travail ou sur celui d’artistes l’ayant précédé. Si ces textes sont souvent, à l’origine, un « dispositif d’aide à la lecture [2] », on ne saurait les y réduire : au contraire, au fil des années, et comme le travail de Guyotat acquiert une reconnaissance et une autorité grandissantes, ils prolifèrent et prennent peu à peu une autre dimension, à tel point qu’on peut considérer qu’ils font désormais partie intégrante de l’œuvre, une œuvre ouverte, faite pour être vue et entendue autant que lue [3]. Explications, Carnets, Musiques, Leçons, Humains par hasard… et jusqu’au dernier paru, judicieusement intitulé Divers et sous-titré « Textes, interventions, entretiens » : ces titres et ces sous-titres, notons-le, sont toujours au pluriel, parce qu’il y a beaucoup à « expliquer » sans doute, mais aussi parce que la pluralité des modes de composition, des représentations et des significations, est depuis toujours le substrat en même temps que le sujet de l’œuvre.
[1] Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972.
[2] Comme le résume, avec sa sagacité habituelle, Catherine Brun, Pierre Guyotat, essai biographique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 381.
[3] Explications, avec Marianne Alphant, Paris, Éditions Léo Scheer, 2000, Musiques, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, Carnets de bord (volume 1 : 1962-1969), Paris, Éditions Lignes et Manifestes, 2005, Humains par hasard, avec Donatien Grau, Paris, Gallimard, 2016, Divers, Textes, interventions, entretiens (1984-2019), Paris, Les Belles Lettres, 2020. Pour un exemple concret de l’articulation entre ces deux pans de l’œuvre (Prostitution et Littérature interdite), voir Michaël Ferrier, « La prose à vif », in Critique, Paris, Éditions de Minuit, n° 824-825, p. 35-46.
1. LES TROIS SURPRISES DE GUYOTAT
Ce qui surprend dans les Leçons sur la langue française, c’est en effet tout d’abord le bouillonnement des références : dès le début, et jusqu’à la fin des 680 pages bien tassées, le lecteur est happé dans une sorte de tornade textuelle, disparate et foisonnante, cohérente cependant, et qui, loin de se cantonner seulement à des auteurs français ou francophones, ni même à des écrivains tout court, finit par former un tableau tout à fait atypique de ce qu’il conviendrait dès lors d’appeler « la langue française ».
Bien sûr, d’un créateur comme Pierre Guyotat, le lecteur ne s’attendait pas à une analyse académique. Mais force est de constater que, même pour un lecteur averti, l’approche de Guyotat est déconcertante. Il s’agit à l’évidence d’un choix « très personnel » et même, précise Guyotat lui-même, « quelquefois hasardeux » (p. 423). Ainsi, tout au long d’un cursus substantiel, et qui se prolongea sur une période de trois années pleines (2001-2004), les impasses sur certains « grands textes » sont considérables : on peut éventuellement comprendre, pour des raisons de temps et de recul, que le XXe siècle soit réduit à la portion congrue [4], mais Molière par exemple est à peine évoqué (ne dit-on pourtant pas que le français est « la langue de Molière » ?), La Fontaine, La Rochefoucauld, Rimbaud et d’autres sont passés à la trappe, de même que – plus surprenant encore – la Défense et illustration de la langue française de du Bellay. D’autres au contraire reviennent régulièrement, comme par vagues, les plus longuement évoqués étant Michelet (9 pages), Agrippa d’Aubigné (10 pages), Buffon (14 pages), Chénier (19 pages), Rousseau (30 pages), Montesquieu (36 pages), Diderot (41 pages), Saint-Simon (42 pages), la part du lion revenant à Chateaubriand (80 pages !).
Deuxième surprise : plus que de citations ou d’évocations, c’est de véritables lectures dont il s’agit. Dès l’ouverture du volume, et selon une tendance qui ne fera que s’accentuer, on découvre, là encore non sans stupéfaction, l’immense place laissée aux textes eux-mêmes : sous les yeux du lecteur, des pages et des pages de textes originaux, en italiques, un véritable continent textuel qui se déplie, se propage et s’amplifie, à peine entrecoupé ici et là par une précision de vocabulaire (« un honnête vavasseur » : « C’est un petit noble », p. 72), un éclaircissement historique (« Montfaucon » : « Le gibet de Paris », p. 173), un jugement de valeur (« Magnifique, ça », p. 73) ou une réminiscence personnelle (« J’ai connu ça, moi aussi », p. 497 – sur la lecture après la prière du soir)… Cette pratique de lecture dépasse de loin la simple « citation », même longue : la méthode peut d’ailleurs sans doute être contestée d’un point de vue pédagogique (d’autant plus que le public est constitué d’étudiants étrangers, qui n’ont même pas le texte sous les yeux, nous apprend Catherine Brun [5]), mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle laisse les textes résonner dans toute leur ampleur, leur volume, leur profondeur. À la fin, c’est le texte lui-même qui explique le texte, comme s’il n’y avait plus à expliquer, ou plutôt comme si expliquer revenait en fin de compte à laisser entendre un texte, à le saisir dans sa profération, dans son déploiement dans l’espace, espace physique de la classe et de la page autant que de pensée.
Troisième surprise, et non des moindres : dès le début, et jusqu’à la fin, s’imposent dans les Leçons des références très appuyées à d’autres cultures, d’autres littératures, d’autres langues. La Chine, dès la première leçon (Histoires d’amour et de mort de la Chine ancienne), Abou-Nowas (Abû Nuwâs, poète du califat abbasside) dans la deuxième, le poète américain Ezra Pound dans la troisième, l’Anglais Shakespeare dans la quatrième, l’Arabe Ibn Khâldun et le Britannique Edward Gibbon dans la cinquième, Ézéchiel (traduit du grec ancien et de l’hébreu par Marianne Alphant) dans la sixième, le Grec Platon et l’Austro-Hongrois et Britannique Arthur Koestler dans la septième. Puis, après une accalmie d’une douzaine de leçons (correspondant à l’entrée dans le XVIIe et le XVIIIe siècle français), Goethe dans la 20e leçon, Lord Byron, Beethoven et Coleridge pour la 23e et dernière leçon.
Il y a, dans ces trois surprises auxquelles le lecteur est confronté, trois partis pris : faire cours à partir d’un goût personnel assumé et même revendiqué (contre le mirage de l’objectivité critique), déployer un savoir à partir d’une non-spécialisation universitaire (contre l’institutionnalisation de « ceux qui professent dans l'entour du domaine littéraire », disait déjà Guyotat, d’une formule cinglante, dans Littérature interdite [6]) et réfléchir sur une spécificité française à partir d’une ouverture à d’autres cultures (contre le renfermement hexagonal). Pour ce faire, ces « leçons » très peu académiques, très peu universitaires (mais c’est justement l’honneur de l’université de les accueillir), plongent au cœur de la matière textuelle, « en relation avec l’histoire de tous les peuples, de toutes les nations qui nous entourent [7] ».
[4] Une toute petite allusion à Claudel, une autre à peine plus ample sur Ponge, et à chaque fois non pour eux-mêmes mais pour ce qu’ils ont écrit d’un autre (Claudel sur Watteau, Ponge sur Malherbe), Leçons sur la langue française (désormais abrégé LLF), Paris, Éditions Léo Scheer, 2011, p. 347 et p. 210-211. De même, rien sur l’apport des « littératures francophones ». Pierre Guyotat commet aussi quelques erreurs, comme lorsqu'il évoque le manuscrit des Confessions déposé à Notre-Dame de Paris (il s'agit en fait de Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues).
[5] Catherine Brun, Pierre Guyotat, op. cit., p. 435.
[6] Littérature interdite, op. cit., p. 25. Dans les Leçons : « je ne suis pas universitaire du tout, je n’ai aucun diplôme universitaire » (LLF, p. 625).
[7] LLF, p. 625.
2. POLYPHONIE DES ORIGINES
Mais que signifie exactement ce brassage de références ? Et surtout, de quelle vision de la langue française, et de l’œuvre de Pierre Guyotat lui-même, nous instruit cette approche singulière ?
Rappelons d’abord brièvement les circonstances dans lesquelles naissent ces « leçons ». De 2001 à 2004, Pierre Guyotat est Professeur Associé Sans Titre à l’université Paris-8 pour une série de cours à destination d’étudiants majoritairement d’origine étrangère (Institut d’Etudes Européennes). Comme il le rappelle lui-même avec un brin d’ironie, c’est pratiquement la première fois qu’il met les pieds dans une université, si l’on excepte le précédent de Mai 68, « dans des circonstances particulières, évidemment [8] ». Mais l’intitulé du cours est clair et sera respecté : il s’agit d’une « Histoire de la langue française par les textes [9] ».
Leçons sur la langue française : il faut en effet prendre au sérieux ce titre qui, sous son allure simple et descriptive, presque plate, a été comme toujours chez lui soigneusement pensé. C’est bien de la langue qu’il s’agit ici, et non pas d’un « cours de littérature », non plus que d’un aperçu ou d’un abrégé d’« histoire culturelle », même si ces composantes y ont évidemment toute leur place. Sur ce point, les mises en garde de Guyotat sont nettes et plusieurs fois réitérées : ce n’est « pas tellement une histoire de la littérature française » (p. 625), mais bien plutôt une série d’études sur des « textes axés sur la langue française » (p. 119). C’est donc bien « l’axe » de la langue qui est ici en question.
[8] LLF, ibid., p. 15. Même ironie dans l’avant-dernier cours : « à l’époque, tout le monde entrait à l’université » (p. 625).
[9] Pour de plus amples détails, voir Catherine Brun, Pierre Guyotat, op. cit., p. 435-436.
Guyotat, Notes au bord du coma, manuscrit, 1981
Source : Manuscrits de l'extrême, éd. BnF, 2019
Pas de fioritures : Guyotat entre très vite dans le sujet. Le premier auteur convoqué est Roland de Lassus (p. 11), dans une lettre de juillet 1572. Ce choix initial est d’une grande portée symbolique : d’abord parce que Lassus n’est pas un écrivain, mais un musicien, ensuite parce que s’il est né à Mons, en Belgique francophone, il a composé des œuvres en français certes, mais aussi en latin, en italien et en allemand. Comme le précise Guyotat, c’est donc à la fois un polyglotte et « un enfant de langue française ». On le voit : ce qui l’intéresse chez Lassus, c’est son ouverture et sa polyvalence. La description qu’il en fait est d’ailleurs haute en couleurs : commencer des Leçons sur la langue française par un polyglotte, plus connu pour sa musique que pour ses textes, à mi-chemin de l’Italie et de la Bavière, et par une lettre qui mêle le français, le latin et le patois vénitien, les astuces obscènes et les contrepèteries, la religion, la paillardise et la mélancolie… Comment mieux dire que la langue est multiple, qu’elle irrigue et soutient tout ? Qu’on ne saurait la restreindre à un pays ni à un registre, à des frontières ni à des niveaux (les fameux « niveaux de langue ») – bref, qu’elle n’est pas seulement un instrument ou un outil mais avant tout une puissance ?
Détail du vitrail de la chapelle Saint-Agapit, représentant Roland de Lassus priant sainte Cécile, patronne des musciens, 1894 Photo © Isabelle Françaix
Source : Musiques nouvelles
Mais le deuxième exemple choisi par Guyotat est tout aussi troublant. Il s’agit de Flavius Josèphe (p. 17) : « un grand historien de langue araméenne, latine et grecque, qui était un prince juif », mais passé « dans le camp des Romains ». Cette fois, le musicien cède la place à un historien, mais toujours polyglotte – et toujours transfuge. La « leçon » de Guyotat se précise et elle est d’emblée très claire grâce à ces deux exemples : une langue ne se réduit pas à la littérature, elle est présente partout, dans les sciences comme dans les arts (c’est « un fond qui resurgit », p. 20). De plus, elle ne saurait se comprendre sans la mettre en relation avec toutes les autres langues. Mieux même, la langue française est présentée comme une « construction latine abâtardie » (p. 23). « Le socle sur lequel cette langue s’est construite » (p. 23), c’est la bâtardise, la complexité, la polyphonie des sources culturelles, et cette langue n’est vivante que parce que, sur un socle stable et normé, le latin, elle a su s’ouvrir à des parlures plurielles.
À partir de là, la machine Guyotat est lancée : Tite-Live, « à la fois dans le monde gaulois et dans le monde romain » (p. 22), Tertullien le Berbère, le « grand écrivain romain » Virgile, les Mérovingiens, Byzance puis, en contrepoint comparatiste, les Histoires de mort et d’amour de la Chine ancienne : c’est un immense tournoiement des langues, des auteurs, des siècles, des continents, qui permet de comprendre ce qu’est vraiment la langue française. Comme s’il était nécessaire de passer par autre chose que la littérature pour comprendre la langue (musique, chanson, urbanisme, linguistique, architecture, opéra : la langue traverse tous les arts), et par autre chose que la France pour comprendre la France.
Manuscrit des Serments de Strasbourg, 842
Pierre Guyotat, dessin des éditions Léo Scheer, 2011
Il est à noter que dans cette plongée vertigineuse dans les fondements linguistiques de la France, les grands textes fondateurs ne sont pas éliminés : les Serments de Strasbourg, qu’on présente habituellement comme « l’acte de naissance de la langue française », et l’ordonnance de Villers-Cotterêts, l’acte fondateur de la primauté et de l'exclusivité du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France, ne sont pas oubliés mais remis à une place plus modeste, plus relative. Guyotat choisit ainsi de court-circuiter les noces de la langue et du pouvoir, si souvent portées sur le piédestal de l’histoire officielle de la langue française, pour remettre au premier plan des hommes et des femmes, des œuvres, des pratiques singulières et ancrées en même temps dans une Histoire plus vaste, plus prolifique. Il choisit également de les relier à d’autres langues et d’autres cultures, afin de porter l’accent sur les méandres de la transmission historique, l’hybridation, la réappropriation au fil des siècles et des pays, des continents : ainsi de la poésie provençale « réétudiée et reconsidérée » par Pound (p. 58), de Chateaubriand éclairé par quatre pages de Goethe (p. 568-571), ou encore de Montaigne, dont il n’oublie pas d’évoquer l’origine marrane et pour lequel il a cette formule frappante : « un pied ici, un pied là » (p. 194).
De la même manière, il remet à l’honneur des écrivains moins connus ou méconnus, voire tombés dans l’oubli, ce qu’il nomme dans une belle formule : les « figures un peu louches […], dissimulées derrière les grands hommes dont l’histoire préfère se souvenir » (p. 445). Rétif de la Bretonne par exemple, en embuscade derrière Diderot et Voltaire, qui a droit à une leçon entière (la seizième), tandis que ses deux contemporains sont expédiés en quelques pages. Cette vision de Guyotat correspond bien sûr au mouvement de fond qui emporte tout le début du XXe siècle vers les spectres, et s’inscrit dans cette « sympathie pour le fantôme [10] » qui fait resurgir de l’arrière-fond de l’Histoire de grandes figures injustement oubliées ou minorées. Mais elle est aussi révélatrice du fonctionnement de la langue comme le surgissement multidimensionnel et transdisciplinaire d’une immense énergie sous-jacente : une activité de sous-sol autant que de relief.
Cette manière de bousculer certaines idées préconçues de la langue et de critiquer les représentations fondatrices monolithiques trouve évidemment un écho dans l’histoire personnelle de l’écrivain [11]. Mais elle se fait aussi, ne l’oublions pas, dans un contexte historique très tendu : dans cette France du début du XXIe siècle (la première leçon a lieu le 15 janvier 2001, la dernière le 25 octobre 2004), les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le passage du franc à l’euro (1er janvier 2002), et la montée en puissance du Front National (avec la présence de Jean-Marie Le Pen au 2e tour de l’élection présidentielle de 2002), donnent aux cours de Guyotat une résonance particulière, ce dont il est tout à fait conscient. Sa manière de penser la langue française, la France et l’Europe à l’intérieur du monde et en relation avec lui (« on ne peut pas dissocier notre petit coin de la vastitude universelle », p. 625), n’en est que plus précieuse : sans la délier de toute fondation originaire (celle du latin), il en retrace l’émergence non sous la forme d’une genèse unitaire, mais de reprises successives et fécondes, « l’universalisme » de la langue française étant alors présentée non pas comme une élection native et un gage de supériorité mais comme une mise à l’écoute du rythme du monde et une disponibilité vertigineuse aux autres langues.
[10] Michaël Ferrier, Sympathie pour le Fantôme, Paris, Gallimard, 2010.
[11] « Je suis un Français de très vieille souche, des deux côtés de ma famille » aimait à dire Pierre Guyotat… avant d’ajouter immédiatement : « Il faut toujours préciser à ceux qui s'en targuent que la citoyenneté n'est pas une évidence. Pour ma part, je suis né dans un territoire qui a d'abord appartenu au Saint Empire romain germanique et n'a été intégré que tardivement à la France. » (« Pierre Guyotat : “On ne se soucie plus assez de la langue aujourd'hui” », Le nouveau Magazine littéraire, entretien avec Minh Tran Huy, août-juillet 2010).
Vitrail de Charlemagne à Chartres :
Roland fend le rocher et sonne le cor
3. LEÇON SUR PIERRE GUYOTAT :
UNE POÉTIQUE DU VITRAIL
Enfin, les Leçons sur la langue française dessinent aussi, comme on pouvait s’y attendre, par petites touches discrètes mais précises, les linéaments d’un autoportrait de Pierre Guyotat en styliste.
L’ouvrage n’est en effet pas seulement instructif pour les informations qu’il livre sur sa formation intellectuelle (l’enseignement devenant « immédiatement l’objet d’imagination, l’objet de jeux, de théâtre », p. 31, nouant dès l’enfance l’intellectuel et le sensible, la culture générale et la création personnelle), ainsi que sur ses influences (l’énorme importance de Chateaubriand, jusqu’ici jamais étudiée par ses commentateurs). Il permet aussi de débusquer des précisions sur les textes eux-mêmes, dans leur organisation (l’insertion de la Chanson de Roland dans Tombeau pour cinq cent mille soldats, le parallèle possible entre la poésie antéislamique et certains passages d’Eden Eden Eden [12]) comme dans leur détail, quand il insiste sur l’utilisation par Ronsard d’« Epithetes significatifs et non oisifs », des épithètes « toujours actifs » (p. 191), qui éclairent de manière nouvelle certaines expérimentations de Progénitures.
On y retrouve bien sûr les thèmes de prédilection de Guyotat : l’esclavage sous toutes ses formes (y compris le servage), « la question de la guerre », omniprésente (p. 77), l’Histoire (« En suivant l’Histoire, on lève des textes… », p. 112), mais aussi, plus généralement, des principes de composition, une perspective, un angle et une disposition d’éléments qui forment ce qu’on peut appeler une poétique de Guyotat : poétique tout entière tournée vers la nécessité d’un art fondé sur le goût du détail (« cette spécificité du français, […] le détail familier », p. 636) et « le sens de l’observation » (vertu cardinale, louée chez des auteurs aussi différents que Joinville, Buffon, Flaubert, Chateaubriand, Rutebeuf…), un « réalisme » véritable, qui n’enjolive ni n’assombrit, rétif à l’embellissement factice comme à la noirceur programmée.
Mais surtout, on y voit Guyotat ébaucher une sorte de dialogue critique avec les auteurs évoqués. Cette critique peut se faire acerbe, lorsqu’il évoque par exemple « le côté percheron de Zola » (p. 670), formule qu’on peut juger réductrice ou injuste, mais qui évoque de manière saisissante la lourdeur prosaïque et le labeur acharné du naturaliste dix-neuviémiste, contre lesquels se construira l’auteur des « Sept chants » de Tombeau pour cinq cent mille soldats. La formule est tout aussi ciselée, mais de manière admirative cette fois, quand il parle pour Buffon d’« une sorte de mâchoire du style » (p. 432), ou encore, dans un résumé d’une grande justesse, de l’œuvre de Chateaubriand : « l’affleurement de la poésie dans la prose – c’est là le grand apport de Chateaubriand » (p. 488). La lecture suivie cède alors la place à une forme de tête-à-tête entre les siècles, qui peut prendre par instants un tour un peu cocasse [13], mais replace surtout cette œuvre, qu’on a souvent prise pour une météorite tombée de nulle part, dans un sillage très ancien, qu’il prolonge en même temps qu’il le renouvelle. Ce qu’elle propose de rupture et de renouvellement radical n’en étant que plus remarquable.
Vitrail de l'abolition de l'esclavage,
Maison Abbé Grégoire d'Emberménil
[12] LLF, p. 66 et p. 54.
[13] « C’est contestable » répond-il par exemple à Montesquieu, qui décrit la colonisation portugaise comme non violente. Ou, après une comparaison de Ronsard donnant l’avantage à Virgile sur Homère : « Il a tort, parce que Homère est plus fort que Virgile » (LLF, respectivement p. 338 et p. 193).
Dessin de Pierre Guyotat, 4/11/2019
Ainsi, peu à peu, une certaine idée de la création artistique se donne à lire, ample, majestueuse et allègre, formée et informée à plusieurs sources, curieuse de tout, à la fois soucieuse et généreuse. Cette idée, c’est paradoxalement l’image très simple d’un objet lui-même très simple en apparence qui va nous en donner le meilleur exemple : le vitrail.
À plusieurs reprises, Guyotat utilise en effet ce mot pour désigner et même pour définir la forme ou le statut d’un texte. C’est le cas par exemple dès la deuxième leçon, et pas pour n’importe quel texte puisqu’il s’agit de la Cantilène de sainte Eulalie, le premier texte littéraire écrit dans une langue romane différenciée du latin (880), « qui fait beaucoup penser à un vitrail » (p. 54). Deux pages plus loin, Guyotat enfonce pour ainsi dire le clou : « C’est même fait comme un vitrail, en quelque sorte, avec du métal et du verre » (p. 56). Tout aussi important, la Chanson de Roland donne ensuite lieu à la même identification : « C’est un vitrail. Voilà le texte fondateur de la langue française » (p. 68). Ainsi que la poésie de langue française d’avant le XIVe siècle, décrite comme une poésie-vitrail très douce qui cède la place à une poésie-peinture murale de danses macabres avec la guerre de Cent Ans (p. 99). Rutebeuf en est un des plus beaux exemples : « C’est magnifique, fragile et bien cerné comme le vitrail, toujours » (p. 636). Le vitrail est donc une image récurrente, d’un bout à l’autre du livre : image superbe mais insolite, qui n’est pas – ou pas seulement – utilisée comme une métaphore, mais plutôt comme la présentation la plus précise possible que l’on puisse se faire d’une certaine production textuelle française de très haut niveau.
Vitrail de Sainte Eulalie de Mérida, église Sainte-Eulalie-en-Born, Landes
Source : Wikimedia
Vitrail de Marie l’Égyptienne nue dans la forêt
Bourges, chœur, baie 21, cadre 21 (1210-1215), photo ©Stuart Whatling
Source : Perspectives médiévales
Dessin de Pierre Guyotat
Ce n’est certes pas la première fois qu’on utilise le terme de « vitrail » pour désigner un texte. Sainte-Beuve, dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829), l’emploie par exemple pour Hugo : « Un autre de mes amis a dit de certaines petites ballades de Victor Hugo, la Chasse du Margrave, le Pas d'armes du roi Jean, que ce sont des vitraux gothiques. On voit à tout instant sur la phrase poétique la brisure du rythme comme celle de la vitre sur la peinture. […] L’essentiel en ces courtes fantaisies c’est l’allure, la tournure, la dégaine cléricale, monacale, royale, seigneuriale des personnes et sa haute couleur [14]. » Et le XIXe siècle, dans sa passion médiévaliste, fait même du vitrail un thème poétique non négligeable (Hérédia signe un poème intitulé « Vitrail », Gautier un sonnet consacré « Aux vitraux diaprés des sombres basiliques... », Mallarmé, Aloysius Bertrand, etc.). Dans le cas de Guyotat cependant, la mention est suffisamment appuyée pour qu’on s’y arrête et qu’on tâche de penser cette image au-delà d’une fonction décorative ou d’un simple ornement thématique.
Qu’est-ce qu’un vitrail ? Une œuvre d’art à la fois encadrée et très aléatoire. Un univers symbolique d’une grande richesse mais également une technique très précise et infiniment variée. Un art qui part du Moyen Âge, présent aussi bien en Occident qu’à Byzance ou dans l’art islamique, et qui joue en Europe un rôle essentiel dans le développement de l’architecture (dont Guyotat disait qu’elle est le plus structurant de tous les arts), en devenant également l’un des domaines privilégiés de la peinture monumentale. Très important pour Guyotat, le vitrail est aussi un art populaire, non dans sa fabrication mais dans sa réception, tourné à la fois vers le peuple et vers l’absolu (« On allait écouter les sermons de Carême et les grandes oraisons funèbres comme on aimait aller regarder les vitraux dans les cathédrales », précise Guyotat en évoquant le XVIIe siècle français [15]). Art religieux tout autant que profane, qu’on peut trouver dans une cathédrale, mais aussi dans une banque, dans toutes sortes d’édifices (classiques, gothiques, modernes, persans…) et même dans certaines maisons, le vitrail correspond parfaitement à l’idée d’une création plurielle. Art composite, de découpe et de souffle, faisant appel à une technique complexe, subtil jusqu’à la fragilité – mais résistant, traversant les siècles, vivace jusqu’aujourd’hui dans la création artistique contemporaine, il est l’exacte image de ce que Guyotat recherche dans sa propre création.
Le vitrail est lié de surcroît à l’enluminure, à tous les sens du terme. Support vibrant du croisement entre les arts (lettres peintes, vignettes, miniatures…), il donne l’exemple d’une circulation infinie du texte et de l’image (on pense aux dessins de Guyotat, qui sont, au moment de la publication des Leçons, quasi inconnus, mais vont prendre vers la fin de sa vie une importance jusque là insoupçonnée). C’est aussi une composition historiée : à partir d’un cadre serré, il donne libre cours au goût du détail (une fleur à l’oreille, une lumière sur la narine…), et son armature solide est l’occasion d’un fourmillement, d’un envol, d’une luxuriance d’actes, de scènes et de figures, qui est celle du monde autant que de ses plus humbles paroisses.
Lire l’œuvre de Guyotat à la lumière de cette image, c’est peut-être aussi comprendre enfin le but de son art lui-même : tout comme un vitrail, capter la lumière du monde, son énergie, sa douceur comme sa violence, et la transformer en une prose resplendissante, tour à tour tendre comme le miel, âcre ou exacerbée. De la tourbe de nos existences, dans ses aspects les plus faibles ou les plus âpres, élever nos yeux vers les sensualités possibles, la beauté sans cesse renouvelée de la nature et du cosmos, dans un grand « élan de prière, d’imploration [16] ».
Le vitrail perce les murs – et les transforme. Rosace, cercle, verrière, carreau : quelle que soit la forme – à la fois fragmentaire et continue – qu’elle puisse prendre, cette luminosité nous trouble, nous émeut et nous éclaire. Les murs, les murets, les grabats, les tas d’ordures, les légendes locales comme l’Histoire du monde, tout – bribes et débris – se résume et se transfigure en ce grand œuvre, toutes formes, de la plus ample à la plus humble, venues se rejoindre et se composer, sans perdre de leur matérialité, dans ce chef d’œuvre véhément, « vacillant et momentané » (Proust). Guyotat, maître-verrier.
[14] Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829), Paris, Charpentier, 1840, p. 133 (orthographe modernisée).
[15] « Pierre Guyotat : “On ne se soucie plus assez de la langue aujourd'hui” », Le nouveau Magazine littéraire, op. cit.
[16] Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce sont les mots mêmes qu’il utilise pour qualifier son œuvre (ibid.).
Atelier Luc-Benoît Brouard Photo © Augustin Détienne
Source : INMA
CONCLUSION:
REMETTRE LA LANGUE EN BRANLE
Il n’y a pas de grand écrivain sans une réflexion sur la langue, à la fois celle(s) qu’il utilise et celles dans lesquelles – ou entre lesquelles – il se meut. De plus, la réflexion sur la langue est une des constantes des grandes entreprises de pensée de la seconde moitié du XXe siècle, au moment de la formation puis du développement de son œuvre. C’est l’âge de Foucault, de Lacan, de Barthes, de Derrida : la réflexion de Guyotat dans les Leçons sur la langue française n’est évidemment pas détachée de cet environnement, ni indifférente aux grands enjeux qui la structurent et lui donnent son allant. Pourtant, même si on peut par instants l’y rattacher (son refus du psychologisme en fait par exemple un compagnon de route de Tel Quel et on se souvient que Barthes verra dans Eden Eden Eden « l’aventure même du signifiant [17] »), il ne suit à strictement parler aucune des grandes directions prises par ses contemporains et se tient soigneusement à l’écart des doxas de l’époque.
Tandis que les structuralistes mettent l’accent sur son architecture interne (structures phonologique et morphologique), la considérant comme un ensemble de signes sonores dotés d’une organisation spécifique, systémique et arbitraire, et que, dans le même temps, les tendances les plus innovantes de la littérature – Tel Quel, Nouveau Roman, OuLiPo – se tournent, pour un temps au moins, vers un formalisme qui éloigne la langue d’une visée référentielle ou d’une expression subjective, Guyotat reste quant à lui dans une conception « expressionniste » de la langue. Redonner à la langue française une force expressive, la rendre apte à dire ce monde dans ses doutes et ses désirs, telle est son obsession, son but n’étant pas tant de « faire œuvre » que de « prendre acte » de la puissance historique de cette langue et de la remettre en branle : cette langue existe, elle a vécu, elle vit, elle vivra – par lui et par quelques autres. Et c’est peut-être la dernière leçon de ces Leçons, qu’il nous lance comme un appel : « Je ne vois pas non plus la fin de la langue française. Les grandes choses ont du mal à mourir. C’est une vieille langue maintenant, elle attend seulement qu’on la bouge à nouveau [18]. »
Ce texte est la version longue
de l'article paru
dans la revue Lignes
en février 2021.
©2021 by Michaël Ferrier/
Revue Lignes
N° 64, Paris, Éd. Lignes, 2021,
p. 149-158,
2021 Tokyo Time Table
[17] Roland Barthes, « Ce qu’il advient au signifiant », préface à Eden, Eden, Eden (1970), Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001, p. 275-276.
[18] « Ce mal étrange de poésie », entretien avec Jacques Henric, Art Press, n° 365, 2010, repris dans Divers, Textes, interventions, entretiens, 1984-2019, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 313.
Dessin de Pierre Guyotat, 2016
Source : Xavier Hufkens
Michaël FERRIER
Remerciements
à Donatien Grau et à Michel Surya