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MONTAIGNE-LA BOÉTIE

モンテーニュ           ・ラ・ボエシ

(1533-1592)     (1530-1563)

 

 

QU'EST-CE QUE L'AMITIÉ ?

Parce que c'était lui, parce que c'était moi

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Statue de La Boétie à Sarlat Source : Gandhi Information Center Research and Education for Nonviolence

Statue de La Boétie à Sarlat

Source : Gandhi Information Center

Research and Education for Nonviolence

Statue  de Montaigne à Paris Source : Mon cahier d'écolier

Statue  de Montaigne à Paris

Source : Mon cahier d'écolier

       Me voici à mon tour saisi par l'absence. Le soir surtout, quand les lumières du jour s'estompent puis disparaissent, le découragement me submerge. J'ai le souffle coupé, je suis atteint de « cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent, surpassant notre portée », comme disait Montaigne. Montaigne savait ce que c'est, que de perdre un ami : de cette perte, il ne s'est jamais vraiment remis, mais d'une certaine manière toute son œuvre en est sortie. Maintenant, je suis dans mon lit, il est dans le sien. Nous sommes séparés pour toujours, nous ne pourrons plus jamais nous entendre. Ma langue s'engourdit, un liquide noir et glacé court dans mes membres, mes oreilles bourdonnent. Une double nuit couvre mes yeux.

 

*

       Rien n'est plus difficile que de parler de l'amitié. Qu'est-ce que l'amitié ? Nul n'en sait rien, et les hypothèses se multiplient à mesure de notre ignorance. L'amitié est un fantôme : la difficulté éclate dès qu'on essaie de la définir. Aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, il y a des amis partout, et pourtant, elle est plus invisible que jamais. Et tous les « amis » Facebook confirment plus que jamais ce que disait déjà La Fontaine :

 

Chacun se dit ami ; mais fou qui s’y repose

Rien n’est plus commun que ce nom,

Rien n’est plus rare que la chose.

 

       Il faut se rendre à l'évidence. Dans la grande confusion du monde, personne ne sait ce que c'est que l'amitié. Même Montaigne, le grand Montaigne, notre maître à tous, n'a pas su quoi en dire, s'en tirant cependant par une pirouette magnifique : « parce que c'était lui, parce que c'était moi ». C'est une des phrases les plus drôles de Montaigne, juste par sa drôlerie même. Par sa formulation, elle nous le dit : l'amitié est une évidence claire en même temps qu'un savoir qui se dérobe.

 

       C'est sans doute la formule la plus célèbre de Montaigne, l'une des plus lues et des plus commentées. On ne connaît pourtant pas assez, à mon sens, les conditions dans lesquelles elle fut rédigée. Dans la première édition des Essais en effet, cette phrase est beaucoup plus plate, et même banale : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer. »

 

       C'est dans l’édition posthume, en 1588, dite « d'après l'exemplaire de Bordeaux », que l'on en trouve la version plus avancée : « Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : parce que c'était lui, parce que c'était moi. » L'ajout de la fameuse petite phrase a été fait de la main de Montaigne lui-même, dans la marge de son exemplaire personnel, comme s'il revenait de par delà la mort pour nous éclairer. 

Ajout manuscrit  de Montaigne sur le manuscrit des Essais Par ce que c'estoit lui par ce que c'estoit moy

Ajout manuscrit  de Montaigne sur le manuscrit des Essais

Par ce que c'estoit lui par ce que c'estoit moy

       Or, ce qui me frappe dans cette phrase, c'est moins ce qu'il y dit en substance que le mouvement même qu'il y met. Au lieu d'un aveu d'impuissance (« je sens que cela ne peut s’exprimer »), Montaigne - comme un archer - décoche sur le côté un trait magnifique : « Par ce que c'estoit luy par ce que c'estoit moy ». Le message en lui-même est déconcertant : c'est une explication qui n'explique rien, un peu désinvolte et très énigmatique. Mais l'essentiel est ailleurs. Cette précision marginale est en effet un alexandrin parfait (car pour un bilingue gascon-français du XVIe siècle, le efinal se prononce). Et cet alexandrin peut se dire sur tous les tons : on peut le chanter, le chuchoter, le citer ou le réciter, le psalmodier ou le scander, le siffler, le pépier, le déclamer comme le fredonner. Savoir décalé, murmuré, griffonné dans la bordure du livre, cousu dans sa doublure : voilà le secret enfin révélé.

 

       Ce que Montaigne nous laisse entendre par cette phrase, restée à juste titre dans toutes les mémoires, c'est que le savoir de l'amitié est un savoir qui n'est semblable à aucun autre. L'amitié est une musique : il est toujours vain – voire un peu ridicule – de chercher à l'expliciter, mais on peut s'en faire l'interprète aiguisé. L'amitié n'est pas une substance que l'on puisse « exprimer », comme on extrait d'un corps le liquide qu'il contient, mais elle s'élucide seulement par un partage, le souffle d'une voix dans l'espace, un bras posé contre une épaule, le geste d'une main sur le papier. 

 

       Deux solitudes tout d'un coup s'aperçoivent, s'interpellent, s'écoutent, se répondent. C'est une expérience relationnelle plus que rationnelle, musicale avant que d'être sociale. Si nous en avons tant besoin, si elle nous manque tant lorsque par malheur elle se délite ou elle s'interrompt, c'est que cette expérience est constitutive du bonheur d'exister, on pourrait même dire qu'elle en forme la base la plus évidente, la plus immédiate, la plus nue.

Montaigne et La Boétie

 Michaël FERRIER    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©2018 by Michaël Ferrier/

Editions Gallimard, p. 56-59/

Tokyo Time Table 2020

Références électroniques :

http://www.tokyo-time-table.com/montaigne-boetie-amitie

Michaël Ferrier, Francois, portrait d'un absent, Gallimard
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