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Manuel TARDITS

 

 

Tokyo, ville labile

 

Manuel Tardits

Manuel Tardits ©MT

       Architecte franco-belge, Manuel Tardits est le co-fondateur avec son épouse Kamo Kiwako de l’agence Célavi architects (1992), puis de l’agence Mikan (みかんぐみ) avec Kamo Kiwako, Sogabe Masashi et Takeuchi Masayoshi. Leur travail a été récompensé par de nombreux prix nationaux et internationaux, comme, entre autres, le Grand prix de l'Institut japonais des Architectes (本建築学会賞) pour la rénovation de la gare Manseibashi à Tokyo, le Grand prix de la préfecture de Kanagawa pour le Pavillon de la Sardine (イリコ庵 ) dans l'île d'Ibuki et le prix de la fondation Holcim pour le centre de l'EFEO (École Française d'Extrême-Orient) à Kyoto.

 

       Manuel Tardits, qui a travaillé avec Maki Fumihiko et Itō Toyō et enseigné dans plusieurs écoles et universités japonaises, est actuellement professeur à l’université Meiji. 

 

       Il a également publié de nombreux articles dans des journaux d’architecture et plusieurs ouvrages collectifs dont Danchi Saisei Keikaku (団地再生計画, Projet de revitalisation des grands ensembles, Tokyo, INAXo, 2021), L’archipel de la maison (Poitiers, Le Lézard Noir, 2014) et Le charpentier et l’architecte (Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2017). Il est aussi l’auteur en 2011 de Tôkyô, Portraits & Fictions (réédité au Lézard Noir en 2017) et d’un recueil de nouvelles : Le dit des cigales (Paris, L'Harmattan, 2017).

       Le texte suivant a été publié sous une forme légèrement différente dans le numéro 13 d'Archiscopie (2018), la revue trimestrielle de la Cité de l'architecture & du patrimoine à Paris. Il est ici publié dans une version plus complète.

Tokyo, ville labile, un texte de Manuel Tardits sur Tokyo Time Table

Au Japon, qui voit sa population vieillir et diminuer,
70 % des gens habitent en milieu urbain.
À l’échelle d’une aire métropolitaine de 37 millions d’habitants,
Tokyo affiche une densité pas si élevée dans un schéma infrastructurel rigoureux.
Il faut alors entrer dans l’histoire de la formation de ce qui est devenu aujourd’hui
la plus grande mégalopole du monde
pour prendre la mesure du phénomène...

       Si à l’aube du XXIe siècle, le nombre d’habitants du Grand Tokyo, 37 millions, constitue un record, la ville elle-même est récente et ses débuts modestes. Fondée vers 1590 par le clan Tokugawa, Edo (le nom de Tokyo jusqu'au début de l’ère Meiji en 1868) est érigée en capitale du Japon en 1603 et fait depuis l'objet d'une intention planificatrice autoritaire quoique fragmentée et d'un ambitieux travail d’ingénierie. Dès l’origine, le pouvoir souhaite gérer la structure socio-physique du territoire urbain, la mise en place d’un réseau routier qui relie le nouveau centre politico-militaire au reste du pays et les problèmes liés à l’eau (approvisionnement en eau potable depuis les montagnes d’alentour d’une part et gestion des inondations d’autre part).

 

       Edo, dont la population atteint 1,3 million d’habitants vers 1750, devenant la ville la plus peuplée de l’époque, se compose de trois zones juxtaposées, presque trois villes : au centre, le château entouré par un immense complexe de douves ; la ville haute, Yamanote, logée sur des collines à l’ouest et au nord, et la ville basse, Shitamachi, située sur les terres en bordure de mer. Cette structuration tripartite, reflet d’une société inégalitaire et très hiérarchisée, montre des morphologies et des densités différentes. Si la ville haute, aux parcelles de grande taille, offre un caractère vert et une densité faible qui la rapproche du Tokyo contemporain, la ville basse, faite de constructions réglementées à un étage sur des îlots d’environ 109 mètres de côté, atteint la densité extrême de 500hab./ha pour une ville à un étage. En somme, des traits qui subsistent aujourd'hui à l’exception de la densité et s’accentuèrent même au XXe siècle : la concurrence entre une planification étatique et un laisser-faire lié à la pression immobilière privée, la prégnance d’une vision urbaine techniciste (infrastructures) et la structuration socio-physique avec des quartiers différenciés. Une durée de vie faible du bâti due à la récurrence des catastrophes naturelles ou humaines (inondations, séismes, incendies), complète ce tableau.

Autoroutes intra-urbaines ©Manuel Tardits La mise en place du réseau routier remonte à l'époque Edo (1603-1868)
Autoroutes intra-urbaines ©Manuel Tardits La mise en place du réseau routier remonte à l'époque Edo (1603-1868)

Autoroutes intra-urbaines ©Manuel Tardits

La mise en place du réseau routier remonte à l'époque Edo (1603-1868)

Le reflet du caractère composite

 

       La ville de Tokyo (Tôkyô-to) et ses 14 millions d’habitants équivaut par son étendue à une préfecture (ken), entité administrative locale comparable à un département. Elle se compose de 23 ku ou arrondissements et de 39 shi-cho-son ou villes et villages. Mais la métropole du Grand Tokyo (itto sanken), qui donne la mesure réelle de l’aire urbanisée en incluant les 3 préfectures limitrophes et pourrait se comparer à la région Île-de-France, compte une population d'environ 37 millions de personnes. Soulignons toutefois cette singularité : le périmètre métropolitain comprend dans son territoire ouest des montagnes de 2000 mètres d’altitude où n’habitent que bêtes sauvages, sangliers et autres singes, ainsi que l’archipel des Ogasawara situé bien plus au sud. 

       La densité elle-même reflète le caractère composite de la capitale japonaise : sa valeur moyenne de 53 hab./ha la classe dans la moyenne des villes occidentales dont la densité varie entre 40 et 80 hab./ha, à l’exception remarquable de Paris intra-muros qui dépasse les 240hab./ha, atteignant ponctuellement les 400 hab./ha (seules quelques grandes métropoles asiatiques, dont Hong Kong, Mumbai, Shanghai et Séoul, contestent ce record : respectivement 630 avec des pointes à 1700, 400, 270 et 180 hab./ha). Mais les disparités sont fortes entre les arrondissements et les villes qui composent Tokyo : les deux arrondissements du nord-ouest les plus denses, Nakano et Toshima, atteignent les 300 hab./ha, tandis que l'ouest montagneux affiche une densité proche de zéro à Okutama-shi [1]

 [1] Manuel Tardits, Tokyo. Portraits & Fictions (2011), réédition le Lézard Noir, Poitiers, 2017. Olivier Namias et Motooka Nobuhisa, Tokyo, Paris, Cité de l'architecture et du patrimoine, coll. Portrait de ville, 2015. 

Plan de Tokyo, tiré du site Tokyo, Portraits et Fictions

Plan de Tokyo, tiré du site Tokyo, Portraits et Fictions

Contrairement à une idée répandue sur le caractère chaotique de Tokyo,
on découvre un schéma infrastructurel rigoureux, composé de radiales et de circulaires,
de zones urbanisées se développant de manière homogène dans toutes les directions.
Ce réseau concentrique part des douves de l'ancien château
et nombre de voies rayonnantes remontent à l'époque d'Edo.

Macro-structure

 

       L’histoire de la formation urbaine de Tokyo et l’analyse de sa structure actuelle permettent d’éclairer certaines des questions posées par cette définition de l’urbanité. Un travail de cartographie analytique du grand Tokyo, réalisé avec mes étudiants pour le 24e congrès de l’UIA (Union Internationale des Architectes) qui s’est tenu à Tokyo en 2011, offre ainsi certains éléments de réponse. Nous avions pris en compte quatre paramètres : les principaux axes du réseau routier-autoroutier et du transport ferroviaire, la densité habitée, le coût moyen du terrain et le temps de transport du domicile au centre-ville. Or, contrairement à une idée répandue sur le caractère chaotique de Tokyo, on découvre un schéma infrastructurel rigoureux, composé de radiales et de circulaires, qui épouse le plan des zones urbanisées se développant de manière homogène dans toutes les directions. Ce réseau concentrique et homothétique part des douves de l’ancien château et nombre de voies rayonnantes remontent à l’époque d’Edo (1603-1868). On remarque aussi que les autres paramètres - coût du terrain, densité et temps de transport - varient de manière coordonnée et régulière en dessinant des aires là aussi concentriques. Tokyo montre donc une grande logique macro-structurelle malgré l’obstacle naturel constitué par la baie. 

 

       Le croissant suburbain épais d’une vingtaine de kilomètres, l’Hinterland [2] métropolitain, est ainsi défini par une densité de 50 hab./ha, un coût du terrain de 1100 €/m2 et un temps de transport depuis le centre de 60 minutes. Dans cette vaste aire périphérique, de grandes poches rurales enserrées par des zones construites résultent du développement urbain concomitant autour des radiales et des routes circulaires. Plus précisément, la vue de cet hinterland évoquera pour un Français un mitage où la campagne restée agricole se mêle inextricablement à la ville. Cette mixité s'observe même dans un périmètre plus proche du centre où la densité passe toutefois à 100 voire à 150 hab./ha. Cette grande expansion, sorte de ville en devenir qui mélange urbanité et ruralité, sous-tend la définition administrative différente de la ville que nous soulignions.

 [2] Hinterland : contrairement à l’image souvent évoquée pour Tokyo d’une ville aux multiples centres, je pense que la métropole japonaise se fonde plutôt sur un schéma binaire avec un Urban Core et un Hinterland. L’Urban Core ou cœur urbain décrit une zone urbaine assez dense, qui englobe tous les centres locaux (Shinjuku, Shibuya, etc.), généralement apparus autour des gares. Le second, le Hinterland, est une large ceinture périphérique ou péri-urbaine peu dense, mélange de campagne et de ville.

Tokyo dans un almanach japonais de 1884

Tokyo dans un almanach japonais de 1884 Photo Michaël Ferrier

Tokyo Hinterland ©Manuel Tardits

Tokyo Hinterland ©Manuel Tardits

« Cette grande expansion,
sorte de ville en devenir qui mélange urbanité et ruralité » 

Urbanité de Tokyo : vue des gratte-ciels de Shinjuku et du mont Fuji depuis le Bunkyō Civic Center, Tokyo, 2009 Photo : Morio, Wikimedia Commons

Urbanité de Tokyo : vue des gratte-ciels de Shinjuku et du mont Fuji depuis le Bunkyō Civic Center, Tokyo, 2009

Photo : Morio, Wikimedia Commons

田園風景と横浜青葉インター, Tomei Expressway Yokohama Aoba interchange and Rural Landscape, Ruralité de Tokyo : l'échangeur d'Aoba de la Tomei Expressway à Yokohama, au milieu de la rizière Photo : Gamo Toshihiro, Flickr

田園風景と横浜青葉インター Ruralité de Tokyo : l'échangeur d'Aoba de la Tomei Expressway à Yokohama, au milieu de la rizière

Photo : Gamo Toshihiro, Flickr

L’esprit des lois

 

       À lire les récits ramenés par les premiers visiteurs européens du XIXe siècle, ceux-ci trouvaient Edo austère et monotone. La ville était basse, dense, construite de manière uniforme en bois dans des tonalités brunes, sans les ressources d’une mise en scène de l’espace public et des monuments présentes dans des capitales comme Londres ou Paris. Les visiteurs de la seconde partie du XXe siècle trouvent au contraire Tokyo chaotique et expressif, mais ils prennent souvent à tort cette situation pour le résultat d’une pénurie réglementaire. 

 

       En réalité cette évolution perceptive découle d’un apparent paradoxe : le corpus des lois crée le chaos contemporain ; la régulation induit le dérèglement visuel ! Loin d’être un désert, la réglementation urbanistique et architecturale est l’équivalent des anciens POS français [3]. Les édiles et les technocrates nippons de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle se sont d’ailleurs inspirés des Européens, en particulier des Allemands, dont ils admiraient les villes bien ordonnancées, afin d’établir ces lois. Si l’emprunt est manifeste, il s’applique cependant à un autre type de ville où la notion d’espace public et les rapports d’urbanité diffèrent. En Europe, l’îlot définit généralement la forme urbaine et impose ses règles d’harmonisation à tous ; au Japon, l’élément de base est la parcelle. Alors qu’en France un immeuble possède généralement deux faces ou façades, l’une sur rue (le devant) et l’autre sur l’intérieur de l’îlot (l’arrière), ici chaque bâtiment ou chaque individu, détaché de ses voisins et de la rue (absence d’alignement et de mitoyenneté), gère toutes ses faces ignorant la dichotomie entre un espace public frontal et un espace privé arrière. Il en résulte une sorte d’émiettement visuel, où chacun règle avec zèle tous ses rapports de contiguïté sans se préoccuper de respecter une forme globale et commune.

 [3] Le POS (plan d’occupation des sols) était un des principaux éléments du contrôle des constructions en France. Il définissait entre autres le zonage ou les fonctions d’occupation d’un terrain, les COS (coefficient d’occupation des sols, soit les surfaces constructibles permises sur un terrain donné), les plafonds de construction (hauteur maximale) et les prospects (lignes d’abaque qui limitent les volumes construits).

       Le zonage n’empêche quant à lui aucunement la mixité des douze zones qui règlent l’ensemble de la ville : leur spectre se déploie ainsi des aires exclusivement résidentielles à celles exclusivement industrielles, mais une partie des autres secteurs recouvrent des environnements mixtes où se mélangent le résidentiel, le commercial et l’industriel. Si le zonage définit au final la densité en imposant des POS et des COS, il est aussi régulièrement amendé par des procédures légales de concertation dans certaines zones (centrales et à vocation principalement commerciale le plus souvent) où naissent des bouquets de tours. Sa réglementation est également remplacée le long des grandes avenues sur une bande profonde d’une vingtaine de mètres où les plafonds des coefficients habituels sont relâchés. Le résultat physique et visuel compose ce tissu urbain composé comme une série de petits villages bas enserrés par les croûtes hautes de super-îlots.

 

       Devant nous se dresse une ville labile quoique régulée, dont la densité visuelle et la liberté formelle ne sont qu’apparences. Le véritable métabolisme japonais ne s’est jamais manifesté dans le mouvement architectural éponyme, qui n’est qu’une jolie fiction d’architectes. Le bâtiment le plus iconique d’entre eux, la Nagakin Capsule Tower de Kurokawa Kishô, est en train d’être démoli : loin de voir ses composants remplacés comme les parties usées d’un corps, il a doucement vieilli et rouillé jusqu'à l’insalubrité et la destruction finale. Le champ d’action du métabolisme se trouve dans la ville entière, sujette à un perpétuel, rapide et brutal changement.

Tokyo, vue d'avion, avec le Fuji, Photo ©Manuel Tardits

Tokyo, vue d'avion, avec le Fuji

Des hauts et des bas : les "croûtes" et les "villages" de Tokyo, Photo ©Manuel Tardits

Des hauts et des bas : les "croûtes" et les "villages" de Tokyo

Le mitage urbain et la faible densité, banlieue de Takamatsu, Photo ©Manuel Tardits

Le mitage urbain et la faible densité, banlieue de Takamatsu

Mélange des genres : zones résidentielles et maraîchères, et autoroute intra-urbaine , Photo ©Manuel Tardits

Mélange des genres : zones résidentielles et maraîchères, et autoroute intra-urbaine 

Photos ©Manuel Tardits

La théorie de l’implosion

 

       Quelques chiffres suffisent à mesurer le problème majeur rencontré par le Japon à l’aube du XXIe siècle : une population qui diminue et vieillit fortement, soit 127 millions d’habitants aujourd'hui (dont près de 30 % de plus de 65 ans) contre moins de 100 millions prévus vers 2050 (dont 40 % dépassant 65 ans vers 2040). Dans un pays où la population urbaine dépasse déjà les 70 %, un tel changement démographique ouvre une nouvelle ère de dépeuplement des campagnes, et entraîne d’ores et déjà une restructuration drastique des équipements (publics, scolaires, hospitaliers, etc.) et à terme des réseaux (fermeture de gares et de lignes non rentables) ; un effet cumulatif qui renforce l'afflux vers les zones urbanisées. 

 

       Mais de quelles villes parle-t-on ? Comme nous l’avons vu, Tokyo est très étalée, d’une densité moyenne assez faible, caractère partagé par la majorité des autres grandes villes japonaises. Pour l’instant la population de la capitale augmente encore, mais l’exode rural et banlieusard compensera-t-il longtemps la chute démographique générale ? Des tendances lourdes apparaissent déjà telles que la désindustrialisation, la vacance résidentielle dans les zones périurbaines et, depuis les années 1990, une légère densification par la construction de logements collectifs plus proches du centre. D’autre part, cette ville très étalée où règne la maison individuelle, apparue pour l’essentiel au XXe siècle, est également coûteuse à construire et à gérer en termes d’infrastructures et d’équipements ; la prise en compte des populations vieillissantes et moins mobiles encourage aussi un resserrement du maillage de ces mêmes infrastructures d’accueil. Le dilemme, qui se pose aux politiciens et aux divers techniciens de l’urbanisme du XXIe siècle, se résume donc en deux visions concurrentes : la perpétuation de l’expansion, expanding city, ou une nouvelle implosion urbaine, shrinking city, en d’autres mots le choix entre l’étalement et la concentration, la faible ou la grande densité. 

       Shrinking City [3] : cette formulation anglophone qui décrit un rétrécissement urbain, voire une implosion, est celle généralement employée par les architectes japonais. Elle renvoie à la diminution et au vieillissement général de la population locale qui entraînerait, selon cette théorie, une réduction du périmètre des villes. La population se concentrerait alors autour des chapelets de centres urbains plus denses et plus resserrés. Dans mon schéma binaire de Tokyo, qui ne reconnaît pas vraiment cette théorie, c’est le Hinterland qui va subir la dé-densification la plus intense. Le cœur urbain va au contraire se densifier légèrement.

 [3] Voir Ohno Hidetoshi, Fiber City, A Vision for the Shrinking Megacity, Tokyo 2050, [Bilingual: Japanese/English], Tokyo, University of Tokyo Press, 2017

    Manuel TARDITS    

©2018 by Manuel Tardits/Archiscopie/

version revue et complétée Tokyo Time Table 2022

Tokyo Heart, Photo ©Michaël Ferrier

Ce texte fait partie du
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