Michaël FERRIER
La « méthode Naoshima »
Port d'Inujima
Photo ©Michaël Ferrier
Publié en 2010 dans le magazine Art Press, ce texte est un des premiers à avoir présenté et analysé en profondeur l'extraordinaire projet de la Mer intérieure du Japon, qui est aujourd'hui le plus grand centre d'art contemporain à ciel ouvert du monde. En avance sur son temps (le projet initial date de 1992), sans cesse repris et renouvelé au fil des ans, accueillant des artistes émergents ou consacrés, le projet de Fukutake Sôichirô a lancé sur la scène artistique mondiale une nouvelle façon de faire "musée(s)", de "visiter" ou de "voir" une "exposition", tous mots qui ont soudain pris - et sollicité - de nouveaux sens, dans un monde de l'art en pleine mutation. Mais comme on le lira dans le texte ci-dessous, le projet s'appuie aussi sur des modes de financement innovants et une coopération accrue entre plusieurs instances, dans une perspective écologique qui en était alors à ses balbutiements, et dont on peut aujourd'hui apprécier toute la clairvoyance, malgré les problèmes (de surfréquentation touristique notamment) que pose désormais son succès.
Retour donc sur un des lieux du Japon les plus chargés d'histoire et de créativité, la Mer intérieure, et sur les raisons d'un succès international : ce que les Japonais nomment aujourd'hui Naoshima hōshiki : la « méthode Naoshima ».
Kusama Yayoi, Citrouille, port de Naoshima, Photo ©Michaël Ferrier
Le Setouchi Art Festival est moins un projet qu’un ensemble de trajets,
une cartographie dynamique qui dessine à sa manière quelques-unes des mutations
en cours dans le monde de l’art contemporain.
Elles sont sept. Sept îles, disposées comme des touches de pinceau sur la toile de la Mer Intérieure du Japon. Leurs noms : Naoshima, Teshima, Megijima, Ogijima, Shodoshima, Oshima et Inujima… (et une ville : la zone portuaire de Takamatsu). Dans ce laboratoire à ciel ouvert, qui abrite aujourd’hui l’une des plus importantes concentrations au monde d’art contemporain, a lieu depuis quelques années une expérimentation passionnante qui culmine avec le premier Festival international de Setouchi (prononcer Seto-outchi). Prévu pour durer cent jours, du 19 juillet au 31 octobre 2010, il accueille 75 artistes de renommée internationale, œuvrant dans des domaines variés (peinture, sculpture, installations, photographie…) et venant de 18 pays différents.
Peu à peu, tout à fait comme dans une partie de go, une scène tendue s’élabore. Dans une stratégie non linéaire, les œuvres surgissent au fil des flots, dans des musées mais aussi sur des plages, au sommet d’une montagne, au creux d’un ravin ou au cœur d’un village... Les sept îles sont comme des points sur la mer, qui ne sont pas seulement de fixation, mais les relais d’un parcours libre. La temporalité des visites en est elle-même évidemment affectée : il faut prendre un bateau, accoster, débarquer, marcher, revenir, se loger, se déplacer. Loin de la logique monumentale, c’est une expérience vivante qui est ici proposée, une certaine logique de l’émergence, de l’apparition et de la disparition. En ce sens, le Setouchi Art Festival est moins un projet qu’un ensemble de trajets, une cartographie dynamique qui dessine à sa manière quelques-unes des mutations en cours dans le monde de l’art contemporain.
Coque du bateau pour Naoshima, photo ©Michaël Ferrier
De l'épine dorsale du complexe militaro-industriel japonais
à un véritable site expérimental
consacré à la régénérescence d'une région par l'art contemporain.
L’ économie au service de la culture
S’étirant entre trois des quatre îles principales de l’archipel (Honshu, Shikoku et Kyushu), sur 450 kms d’est en ouest et 15 à 55 kilomètres du nord au sud, la Mer Intérieure du Japon est un long et étroit bras de mer, bordé d’un invraisemblable mélange de panoramas verdoyants entrecoupés de paysages industriels dévastés. Ce fut, à l’époque Edo (1600-1868), un axe maritime très fréquenté, qui contribua à asseoir Osaka comme un des grands poumons économiques du Japon. Puis, à l’époque Meiji (1868-1912), un centre industriel de première importance, où s’installèrent notamment les raffineries de Mitsubishi, qui constitua l’épine dorsale du complexe militaro-industriel japonais, avec ses cortèges d’usines et de cheminées, de fumées et de déchets... Rattrapée par les excès de l’industrialisation à outrance et de redoutables problèmes de pollution, la région sombra ensuite dans le marasme. C’est dans ce contexte qu’intervint Fukutake Sōichirō : président de Benesse Coporation, spécialisée dans l’enseignement (propriétaire des écoles Berlitz), il choisit la Mer intérieure pour en faire un véritable site expérimental consacré à la régénérescence d’une région par l’art contemporain.
Présenter Fukutake Sōichirō comme “le François Pinault japonais” relève d’une comparaison qui a quelque pertinence [1] mais trouve rapidement ses limites. Si l’homme d’affaires japonais est lui aussi passionné par l’art contemporain, son but n’est pas de s’implanter dans les institutions et les lieux les plus prestigieux des grandes villes d’art européennes (Christie’s à Londres, Palazzo Grassi à Venise…), mais au contraire de revitaliser des lieux économiquement, politiquement et culturellement en marge. Les îles de Setouchi sont en effet marquées à la fois par un phénomène social général – vieillissement, dépopulation – et par leur passé industriel spécifique : Naoshima et Inujima, ravagées à tel point par les désastres de la sidérurgie littorale que les arbres n’y poussaient plus, Teshima, où ont été jetés et traités illégalement plus de 600 000 tonnes de déchets industriels dans les années 1970, Oshima, lieu d’enfermement et de travail forcé des malades de la lèpre… : comment résoudre les problèmes économiques et écologiques de ces îles fantômes ?
[1] Voir Judith Benhamou-Huet, « Le Pinault japonais », Art Press n°360 (octobre 2009).
Paysages de la Mer intérieure, ancienne épine dorsale du complexe militaro-industriel japonais (usines Mitsubishi), photos ©Michaël Ferrier
Plan-dessin d'Andō Tadao pour le site de Naoshima Photo ©Michaël Ferrier
Les trois piliers :
architecture,
art contemporain
et écologie
Les trois piliers : architecture, art contemporain et écologie
La réponse de Fukutake est à la fois simple et audacieuse : sans effacer la mémoire du lieu, faire progressivement de l’art contemporain le pilier de la réhabilitation et du développement de toute la région. « L’art contemporain a la capacité d’exprimer la partie négative de la civilisation et de la transformer en quelque chose de positif », explique cet homme de 65 ans aujourd’hui classé par le magazine Forbes parmi les dix hommes les plus riches du Japon, mais qui souhaite « mettre l’économie au service de la culture », et dont pas moins de 6% du capital de Benesse Corporation sont reversés dans la Fondation artistique qui porte son nom [2].
C’est dans cette perspective que Fukutake, dès 1987, choisit l’île de Naoshima pour demander à Andō Tadao de la transformer en un grand complexe combinant architecture d’avant-garde, art contemporain et préoccupations écologiques : ainsi naissent le Musée-hôtel Benesse (1992) et le Musée souterrain de Chichu (2004) [3], parfaitement implantés dans la géographie locale, où sont exposés plusieurs artistes de premier plan comme Richard Long, Kusama Yayoi, Jannis Kounellis, James Turrell, etc. Le Festival de Setouchi prolonge cette veine et lui donne une ampleur supplémentaire, en s’avançant sous le signe de la « réhabilitation de la mer » (“Restoration of the Sea”), sous la direction de Kitagawa Fram, qui s’était déjà fait remarquer comme directeur général de la Triennale d’Art d’Echigo-Tsumari avec sa critique d’un art aujourd’hui dévoré par le consumérisme effréné et submergé par une urbanisation massive, la perte du sens esthétique et du contact avec la nature [4].
[2] Source : Bijutsu Techo, numéro hors-série juin 2010 (je traduis).
[3] Sur le Chichu Art Museum, voir Philip Jodidio, « Japon : l’archipel des musées », Art Press n°311 (avril 2005).
[4] Voir le compte-rendu de Pascal Beausse dans Art Press n°360 (octobre 2009).
La Mer intérieure du Japon. Photo ©Tina Kazusa, source : Wikimedia
L’hôtel-musée de Naoshima. Benesse House Oval. Photo ©Watanabe Osamu/Benesse Corp.
Le musée-Goutte d’eau (Nishizawa-Naito)
C’est d’abord l’architecture qui occupe une place prééminente, avec trois lauréats du Pritzker Prize (le “Prix Nobel” d’architecture), Andō Tadao, Nishizawa Ryue et Sejima Kazuyo. Leurs projets ayant déjà été présentés en 2009 à Venise (Biennale) et à Paris (Palais de Tokyo), on ne s’y attardera pas, pour privilégier la présentation du nouveau Musée de Teshima. Sur celui-ci, dont l’ouverture est prévue pour le 17 octobre, peu d’informations ont filtré dans la presse occidentale. Nishizawa explique qu’il s’agit, dans son esprit, non pas d’une architecture englobante destinée à contenir des œuvres artistiques, mais d’un lieu de rencontre où entreront en résonance le travail de deux artistes, le sien propre et celui de la Japonaise Naito Rei. Le bâtiment est conçu comme une goutte d’eau de 60 mètres de long et 40 mètres de large, sans aucun pilier. Au plafond, deux ouvertures de 10 mètres de diamètre, qui laissent passer la lumière mais aussi le vent et la pluie, les insectes et les plantes… Entre le monde et le musée, l’intérieur et l’extérieur, l’art et la vie, il n’y a pas de rupture.
Naito Rei compare l’intérieur du bâtiment à une source d’eau, utilisant alternativement les mots “izumi” (fontaine) et “suigenchi” (source d’eau). Autant dire que la recherche de la fluidité est le point essentiel. C’est sur ce point que son travail croise celui de Nishizawa : « Depuis 2005, je développais des réflexions sur la notion d’anima (la vie, l’âme), à travers l’eau. L’eau est l’eau, mais en même temps elle reflète la lumière, le vent, la couleur, le paysage. » Naito Rei utilise le mot “seisei”, signifiant à la fois “création” et “formation”, qui combine les deux idéogrammes de la naissance et du devenir : pour elle, il n’y a pas d’œuvre achevée, mais juste quelque chose qui est en vie, qui se répète et se transforme, comme un paysage qui change en permanence. Dans ses créations (Matrix), tout le travail vise à créer – ou à retrouver – cette atmosphère de transparence, par de petits bulbes de lumière légers et délicatement arrondis, diffusant une luminosité étrange, qui plonge le spectateur dans une couleur bleutée presque irréelle et le laissent dans une position de suspens… Le visiteur est aussi visité, happé et traversé par les radiations de l’œuvre : « Migoto ni harete otozureru wo mate », comme le disait le titre de son exposition au Musée d’Osaka... « Attendez qu’une splendide clarté vous visite... Il comprend « la continuité entre sa propre vie et le monde : c’est une sorte de bonheur », conclut-elle.
Rei Naito, Matrix.
Photo ©Rei Naito/Benesse Corp.
Teshima Art Museum, le Musée en forme de goutte d'eau. Courtesy of Office Ryue Nishizawa/Benesse Corp.
House project
Tout aussi original et intéressant architecturalement est le « House Project » (en japonais : “Ié Project”) de Naoshima. Lancé en 1997, dans le quartier de Honmura, un petit village de pêcheurs, il consiste en la reprise de plusieurs maisons traditionnelles japonaises, restaurées et transformées par des artistes contemporains. Elles sont aujourd’hui au nombre de sept, toutes très diffférentes, de la fantasque « Haisha » de Ohtake Shinrō (imaginez un ancien cabinet dentaire, vieille bâtisse de bois et de tuiles, transformé en repaire trash hérissé d’antennes électriques...) au sanctuaire de Go’o rénové par Sugimoto Hiroshi, dans son écrin de galets blancs rehaussé d’une touche moderniste avec un splendide escalier de verre. Une mention spéciale à la maison «Kadoya », superbe bâtisse traditionnelle, dont l’intérieur est revisité par Miyajima Tatsuo (Sea of Time’98) et transformé en une pièce d’eau remplie de compteurs digitaux affichant dans un ordre aléatoire des numéros rouges, verts et jaunes. Sur le fond des shōji japonais (fenêtres de papier), les reflets de l’eau et la distorsion des chiffres révèlent mieux que bien des traités d’architecture toute l’intelligence de l’espace des intérieurs japonais, sa profondeur d’ombre et son volume mystérieux, son rapport à la mort et au passage du temps. Une deuxième série de « House Project » comprenant six maisons-galeries est prévue pour Inujima, fruit d’une collaboration entre l’architecte Sejima Kazuyo et l’artiste Yanagi Yukinori, dont quatre seront ouvertes durant le Festival.
Art House Project, Maison « Kadoya » (extérieur). Photo ©Norihiro Ueno/Benesse Corp.
Art House Project, Maison « Kadoya » (intérieur : installation de Miyajima Tatsuo, Sea of Time’98). Photo ©Ueno Norihiro/Benesse Corp.
Inujima, l’île du Chien (Sambuichi-Yanagi)
Mais une des îles les plus impressionnantes est celle d’Inujima (l’île du Chien). Ici, le Musée a été monté sur les ruines d’une ancienne raffinerie de cuivre, en coopération avec la Faculté de Science environnementale de l’Université d’Okayama. Le complexe est fait à partir des matériaux de l’île (granite et briques de cuivre) et fonctionne uniquement avec des énergies naturelles (solaire et géothermale) qui assurent l’éclairage, le chauffage et la climatisation, dans une autorégulation permanente, en fonction des conditions météorologiques. Les toilettes mêmes sont un modèle de recyclage, où les excréments sont réutilisés pour... irriguer un champ d’oliviers adjacent.
C’est dans ce lieu, conçu par le jeune architecte environnementaliste Sambuichi Hiroshi (42 ans), que Yanagi Yukinori déploie ses œuvres. Yanagi est l’enfant terrible de l’art japonais. En 1984, pour son « graduation work », alors que les critères d’examen obligent à rendre une surface plane avec des couleurs à l’huile, il propose... une sculpture avec des cadres en bois. Son travail est refusé par le Metropolitan Museum de Tokyo. L’année suivante, pour sa première exposition personnelle, il brûle toutes les œuvres de sa scolarité et en expose les cendres dans des boites en bois ! Vivant entre le Japon et New York, il développe dans des créations extraordinairement inventives une réflexion sur les frontières, le déplacement, le contrôle social, l’illusion de l’identité nationale, faisant grignoter par des fourmis se déplaçant dans ses œuvres des drapeaux nationaux ou des billets d’un dollar (World Flag Ant Farm, 1993).
À Inujima, Yanagi a disposé d’un matériel exceptionnel : la chambre de Mishima, rachetée par le collectionneur Fukutake. Démembrée et recomposée au-dessus d’une pièce d’eau dans un éclairage faisant appel à toutes sortes de variations de la lumière (directe, indirecte, floue ou réfléchie, brisée, broyée, déployée), Solar Rock propose à partir du grand écrivain nationaliste et homosexuel une réflexion sur les « cadres », aussi bien les ghettos sociaux que les cadres institutionnels et identitaires. Comment sortir des cadres, les désosser, les démembrer, les dissoudre et les recomposer autrement ? Yanagi apporte des réponses ironiques, fraîches, insolentes.
Schéma explicatif du système de recyclage à Inujima Photo ©Michaël Ferrier
Solar Rock, une des six installations de Hero Dry Cell, exposée à Inujima Photo ©Daici Aino/Benesse Corp.
Pièces de bois de la maison de Mishima (salle à trois tatamis, vestibule), posées sur un monolithe de pierre d'Inujima (44 tonnes),
eau, scories d'Inujima, ampoules, lumière naturelle (2008)
Solar Rock propose à partir du grand écrivain nationaliste et homosexuel Mishima
une réflexion sur les « cadres »,
aussi bien les ghettos sociaux que les structures institutionnelles et identitaires. Comment sortir des cadres, les désosser, les démembrer, les dissoudre et les recomposer autrement ?
Un art de la Relation
(Andō Tadao-Lee Ufan, Teresita Fernández)
On l’aura compris : dans le projet de la Mer intérieure, l’œuvre d’art n’est plus une abstraction mais un objet physique localisé dans un site bien réel. Sur la terrasse de l’hôtel-musée Benesse, les superbes photos de mer monochromes à longue exposition de Sugimoto Hiroshi entrent dans un dialogue muet avec le paysage marin, tandis que le tout nouveau Musée Lee Ufan (juin 2010) propose une réflexion analogue sur la vibration qu’une œuvre peut entretenir avec son espace et, plus généralement, la continuité qui existe entre le dedans et le dehors, ou l’individu et le monde. Dans la série de sculptures qui porte le titre de Relatum, tout se joue dans les intervalles entre la matière et les formes, les pierres rondes et rugueuses et les plaques de fer rectangulaires. Avec un vocabulaire qui emprunte autant à Merleau-Ponty qu’à Nishida Kitarō, à Lévinas comme au bouddhisme, Lee Ufan évoque la relation topologique complexe qui se tisse entre le lieu et l'objet. Passant son temps entre Kamakura et Paris, il privilégie ce qu’il nomme Un art de la relation (Actes Sud, 1992).
La jeune Teresita Fernández (née en 1968) fait de même dans son Blind Blue Landscape, plusieurs milliers de cubes de verre installés sur un mur incurvé, chaque miroir ainsi formé reflétant le paysage extérieur ou le visage du visiteur de passage. À la limite de l’illusion d’optique, la densité du bleu et les effets paraboliques font jouer toute une série de réflexions qui traversent les frontières de l’architecture, de l’installation et du paysage alentour. La position insulaire elle-même semble appeler ces œuvres hybrides, hostiles à l’idée d’une homogénéité close et désireuses de rouvrir des possibilités de connexion, remettant en question toute une série de grands partages entre le vide et le plein, l’Orient et l’Occident, la nature et l’artifice, le sujet et l’objet, le spectateur et l’œuvre.
Sugimoto Hiroshi, Time Exposed. Photo ©Anzai Shigeo/Benesse Corp.
Lee Ufan, Relatum – Shadow of Stone (2010). Photo ©Yamamoto Tadasu/Benesse Corp.
Teresita Fernández, Blind Blue Landscape. Photo ©Morikawa Noboru/Benesse Corp.
Naoshima hôshiki : la méthode Naoshima.
Une nouvelle économie de l'art contemporain est en train d'y prendre forme,
conçue comme une série de collaborations émergents,
en dialogue constant avec les cultures locales
et les plus grands artistes internationaux.
« Naoshima hōshiki » : la méthode Naoshima
Un musée peut en cacher un autre. Il y a quelque chose de rafraîchissant – mais aussi d’extraordinairement moderne – dans l’idée d’un musée portable, d’un « pop up museum » où l’art pourrait surgir n’importe où et n’importe quand, sur la crête d’une vague, à l’endroit où on l’attend le moins. C’est cet enthousiasme, renouvelé au gré des traversées et des rencontres, que fait naître le Festival de la Mer intérieure du Japon. Changement d’échelle : le musée n’est plus un site statique mais devient une réalité dynamique. Il s’autorise la lenteur et la concentration en même temps que la vitesse et le passage, la méditation et le tourisme. Il réussit à combiner l’incertitude et l’imprévisible (la mer, le vent, les embruns) avec une forme d’organisation, en négociation permanente avec les paramètres d’un site, spécifiques et changeants.
On s’abstiendra de sombrer dans une admiration béate : le système de réservations à l’avance un peu pesant pour certaines visites et leur aspect parfois trop directif (mais qui ne semble pas déranger outre mesure un public japonais discipliné et patient), la privatisation des sites et la sensation de blockhaus que peut aussi donner l’île du Chien, où l’on accède par un immense portail métallique qui donne un peu l’impression de pénétrer dans le pénitencier d’Alcatraz, le temps et l’argent que demandent les transports sont autant de contraintes qui peuvent aussi décourager. Il n’en demeure pas moins que, pour qui s’intéresse à l’art, la découverte de ce lieu est indéniablement aujourd’hui une des expériences sensorielles et intellectuelles les plus vivifiantes de toute la planète.
Elle a aussi une efficacité économique et sociale incontestables, et une valeur d’exemple pour les autres régions. « Naoshima hōshiki », comme disent les Japonais : la « méthode Naoshima ». Aujourd’hui, cette île de 3 400 habitants, qui fut le berceau du projet et demeure son moteur, accueille plus de 400 000 visiteurs par an. La réhabilitation des cultures locales est effective : pendant le Festival, plusieurs spectacles vivants sont organisés, Kabuki agricole, Bunraku féminin, théâtre en plein air sur le site d’une ancienne usine métallurgique… Une nouvelle économie de l’art contemporain est en train d’y prendre forme, conçue comme une série de collaborations émergentes, en dialogue constant avec les cultures locales et les plus grands artistes internationaux.
En dehors – ou plutôt en compagnie – des œuvres elles-mêmes, dans leur diversité foisonnante, ce qui impressionne surtout, c’est l’ambition et la cohérence de ces projets, qui dessinent clairement de nouvelles lignes dans le paysage de l’art contemporain : de tous les points de vue (liens avec le monde scientifique, interactions entre les cultures étrangères et la culture traditionnelle japonaise, rapports du local et du global, mémoire du lieu, préoccupation constante pour l’environnement via les toutes dernières technologies de recyclage, solutions de financement...), ils obligent à revisiter la traditionnelle histoire de l’art, rompent avec certaines pratiques d’exposition poussiéreuses et en poussent d’autres à leurs limites, obligeant à repenser ce que pourrait ou ce que devrait être l’art aujourd’hui.
Texte publié dans Art Press 371, octobre 2010
sous le titre : "Setouchi, le Festival de la Mer intérieure"
Michaël FERRIER
©2010 by Michaël Ferrier/Art Press/Tokyo Time Table 2022
Art House Project, Maison « Kadoya »
(intérieur : installation de Miyajima Tatsuo, Sea of Time’98).
Photo ©Ueno Norihiro/Benesse Corp.