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Michel
BUTOR

ミシェル・ビュトール

(1926-2016)

Portrait de Michel Butor par Pierre Klossowski, mine de plomb, 1960

 

 

« RUSER AVEC LA CLÔTURE  » :

 

PETIT PORTRAIT DE BUTOR

                             EN VOLATILE JAPONAIS

 

 

 

Dans Japon : la Barrière des Rencontres,

éd. Cécile Defaut, 2009,

p. 95-113.

Portrait de Michel Butor

par Pierre Klossowski,

mine de plomb, 1960

 Kanō Tsunenobu (1636-1713), Coll. Kenzo Takada

 Kanō Tsunenobu (1636-1713), Coll. Kenzo Takada

狩野 常信

 Kanō Tsunenobu (1636-1713), Coll. Kenzo Takada

« Le fait de déplacer un mot d’une région à l’autre

est, par essence, ce qu’on appelle la poésie. »

Michel Butor [1]

[1] Entretien avec Michel Launay, « À propos du vocabulaire de Rousseau : vocabulaire et politique », in Mots, Volume 3,  Numéro 1, 1981,  p. 9.

         Mais quelle drôle d’idée m’a pris ? Quelle mouche m’a piqué de transformer ainsi dès mon titre Michel Butor en un volatile japonais ? Bien entendu, le spécimen Butor a l’habitude de ce genre de métamorphoses. Tour à tour portraituré – et parfois par lui-même – en jeune singe, en escargot, en horticulteur itinérant, en passeur ou en Dieu Thot [2], en femme japonaise... Michel Butor, vous qui aimez tant l’Egypte, combien devrez-vous subir encore de réincarnations, vous qui prisez tant le Japon, combien de métempsycoses ! Mis à part le cafard (style Grégoire Samsa de Kafka) ou le loup des steppes (comme le Harry Haller de Hermann Hesse), presque rien ne vous aura été épargné. Mais après tout, c’est peut-être le rôle d’un écrivain que d’œuvrer – avec ses lecteurs – à cette dépersonnalisation nécessaire pour transformer la personne en un foyer de virtualités, et l’une des forces de la littérature que de montrer à l’homme par le morcellement de son moi qu'il est libre de réorganiser les figurines à n'importe quel moment, dans n'importe quel ordre, et qu'il peut ainsi atteindre à une variété infinie du jeu de la vie.                                                                                                                             

[2] Dans le film de Pierre Couliboeuf,

Michel Butor mobile (2000).

         Cependant, me direz-vous, pourquoi en volatile ? La réponse est évidente, et elle a déjà été donnée en partie par Butor lui-même, lorsqu’à plusieurs reprises il s’est interrogé sur son patronyme, par exemple dans Le Retour du Boomerang (Paris, PUF, 1988), au cours d’un entretien imaginaire avec Béatrice Didier. Butor est, on le sait, le nom d’un oiseau, particulièrement livré aux avanies et aux quolibets, puisqu’il signifie aussi en français « une personne lourde, stupide, grossière », un malappris. L’enfant Butor en a souffert, dit-il, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive, à l’âge de 19 ans et à la faveur d’une lecture de l’Histoire naturelle de Buffon, que le butor est en réalité un oiseau tout à fait intelligent, qui séjourne au milieu des roseaux, « mène une vie solitaire et paisible », mais qui est aussi tourné vers les étoiles sous son appellation latine : butor stellaris, le butor étoilé. Ainsi, c’est Buffon qui réconcilie Butor avec son nom : une version modernisée du vilain petit canard, ou une version inversée de l’Albatros de Baudelaire, pour ainsi dire. En tout cas, un bel exemple de sauvetage par les livres, par l’histoire, par l’écriture et par la mémoire. 

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) Histoire naturelle (36 volumes, 1749-1789)
Buffon

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788)

Histoire naturelle (36 volumes, 1749-1789)

Le Butor dans le livre de Buffon

Le Butor dans le livre de Buffon

         Mais l’histoire ne s’arrête peut-être pas là. Que se passe-t-il lorsque ce volatile, migrant vers des cieux encore plus lointains, traverse les temps, les arts et les océans pour aborder aux rivages du Japon ? Que se passe-t-il lorsque, accomplissant une révolution de plus, il se pose dans un archipel où il n’a soudain peut-être plus le même nom – comment dit-on « Butor » en japonais ? – et où sont bouleversées toutes les notions qui lui sont habituelles d’esthétique, de botanique et de zoologie ? Je me propose, dans les lignes qui suivent, d’examiner la place que tient le Japon dans l’œuvre volatile de Michel Butor, et de s’interroger sur le fait que ce pays tient une place si importante dans ses écrits. Je procèderai pour ce faire en six chapitres successifs, comme si je déployais avec vous le paravent du butor.

Michel Butor

Le Butor dans la nature

 

1. Premier panneau

L’essor du butor : 1967

 

 Mainates (détail), époque  Azuchi Momoyama, artiste inconnu

 Mainates (détail), époque  Azuchi Momoyama, artiste inconnu

« une grande importance : ma découverte du Japon en 1967...

mon premier coup d’œil surl’Extrême-Orient. »

Michel Butor [3]

[3] Michel Butor, Pour tourner la page,

Arles, Actes Sud, 1997.

       Tout commence en 1967, avec le premier voyage au Japon. Bien sûr, Michel Butor connaît déjà un peu le pays, indirectement, notamment par l’art japonais et une exposition qu’il a vue en France en 1958, mais y aller, ce n’est pas la même chose. En faisant le voyage au Japon, Butor ouvre une porte, ou plutôt fait glisser une cloison, déplie un paravent.

 

         Il me semble important de s’arrêter un instant sur cette date de 1967, date essentielle dans la représentation du Japon dans la littérature française, parce que, pour reprendre la première phrase de son livre Le Japon depuis la France – un rêve à l’ancre, le parcours de Butor serait difficilement compréhensible si on ne le mettait pas en rapport avec les balbutiements des auteurs qui l’ont précédé, si on ne les faisait pas jouer les uns avec les autres, ce que lui-même n’a jamais cessé de tenter [4]

Butor, le Japon depuis la France, 1995

[4] « Mon parcours sommaire des efforts faits par les Français pour représenter le Japon serait difficilement compréhensible si on ne pouvait le mettre en rapport avec mes propres balbutiements dans ce sens », in Le Japon depuis la France – un rêve à l’ancre, Hatier, 1995, p. 9.

         Si la date de 1967 me semble pouvoir être retenue comme une date-repère ou, pour mieux dire, une date-charnière, c’est que sans elle, on ne comprend rien à ce qui est en train de se passer dans la littérature française par rapport au Japon : en cette seule année, Henri Michaux transforme radicalement le sens et la portée de son texte sur le Japon, Un Barbare au Japon, Pierre Garnier et Niikuni Seichi publient leurs Poèmes franco-japonais, tentative à la fois poétique et éditoriale puisque le livre et publié en même temps en France et au Japon, et dans les deux langues. Enfin, Jacques Roubaud publie son premier recueil de poésie, construit sur le modèle d’une partie de go, et Barthes commence à rédiger son livre sur le Japon, L’Empire des Signes, qui sortira un peu plus tard, en 1970 [5].

[5] La seule tentative de ce genre que je connaisse étant, bien des années plus tard (2003), le recueil dont j’ai assuré la direction,

La Tentation de la France, la tentation du Japon, publié la même année en français chez Picquier et, en japonais, aux Presses Univ. de Chuo, à Tokyo.

Pour une analyse plus détaillée, je renvoie au texte de Japon, la Barrière des Rencontres, « Le japonisme dans la littérature française (1867-1967) » (Ed. Cécile Defaut, 2009).

         Cette même année donc, Michel Butor est un des premiers à faire le voyage au Japon et, depuis ce temps, il est sans doute l’écrivain français qui s'est envolé le plus souvent vers le Japon pour lui donner une place essentielle dans ses ouvrages. S’il insiste à plusieurs reprises dans ses textes et ses entretiens, à raison me semble-t-il, sur le fait que le voyage aux Etats-Unis était à cette époque, et depuis la première moitié du XXe siècle, une sorte de passage obligé pour un jeune intellectuel français, (un peu comme le voyage à Rome auparavant, ou bien, au XIXe siècle, le voyage en Orient), il me semble que, de la même manière, le voyage au Japon à la fin des années 1960 participe lui aussi d’un mouvement de génération. Un peu comme les marins portugais qui, à l’époque des grandes découvertes, se jetèrent sur les mers, transformant l'Ouest en Est, passant à travers ce miroir infranchissable qu'était alors l'horizon atlantique pour renverser l’image du monde, une poignée d’écrivains français tente à son tour l’aventure, suivant l’exemple – plus que de Loti, qui y avait été en partie contraint par sa fonction d’officier de marine – du jeune Malraux, qui écrivait dès 1926, dans La Tentation de l’Occident :

« La vue que nous prenons de l’Europe lorsque nous vivons en Asie donne à nos problèmes une intensité extrême, elle concourt à détruire l’idée de nécessité d’un monde unique, d’une réalité limitée. (…) 

Éprouver la sensation que notre monde pourrait être différent, que les modes de notre pensée pourraient n’être pas ceux que nous connaissons donne une liberté dont l’importance peut devenir singulière. »

 

2. Deuxième panneau

Une mise en tension de la représentation du monde

 

Oiseaux et fleurs des quatre saisons, paravent de Kanō Motonobu, 1550

« Pour connaître mon propre pays, le propre endroit où je vis, j’ai besoin de savoir comment il est par rapport aux autres, comment il se situe à l’intérieur du reste. »

Michel Butor

 Mainates (détail), époque  Azuchi Momoyama, artiste inconnu, 

狩野元信

Oiseaux et fleurs des quatre saisons, paravent de Kanō Motonobu, 1550

« Pour connaître mon propre pays, le propre endroit où je vis,

j’ai besoin de savoir comment il est par rapport aux autres,

comment il se situe à l’intérieur du reste. »

Michel Butor [6]

       Pour bien comprendre la révolution que Butor et quelques autres vont apporter dans la représentation du Japon, mais aussi, conjointement, les bouleversements considérables que le Japon va susciter dans la littérature française, il faut bien se rappeler que si le Japon a occupé depuis Meiji une place dans la littérature française, celle-ci a le plus souvent été réduite à une sorte d’annexe des arts décoratifs.

 

       C’est un critique d’art, Philippe Burty, qui en 1872 crée le mot « japonisme ». Le Japon est donc dès le début de son entrée sur la scène artistique française relié aux estampes, à des perspectives visuelles (dans la préface à Chérie des Goncourt, en 1884, il est décrit « en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux »). Pendant près d’un siècle, ce sont d’abord des peintres et des collectionneurs qui vont porter le goût du Japon sur la scène française. Parmi les écrivains eux-mêmes, hormis le cas de Loti, ce sont plutôt des hommes de théâtre (dramaturges, metteurs en scène, théoriciens) qui vont comprendre l’importance des changements que le Japon permet d’introduire dans le système esthétique du temps : Claudel bien sûr, mais aussi Dullin ou Copeau. Si le japonisme révolutionne la peinture, mettant à la disposition des artistes des clefs novatrices et leur ouvrant des voies inédites au sein de la crise de la représentation (composition décentrée, vue plongeante, distorsions de la perspective, cadrages insolites, nouvelles techniques du choix et de l’application des couleurs...), le Japon en littérature va rester longtemps cantonné dans un rôle presque uniquement thématique, et même ornemental : des oiseaux découpés, des feuilles coloriées, de petits éventails et de charmantes mousmés. Alors qu’il est associé dans les arts plastiques à une modernité qui semble inépuisable, et ce jusqu’à aujourd’hui dans des domaines aussi variés que le textile, le design, l’architecture ou la mode, le Japon sera au contraire relié en littérature à des écrivains considérés – à tort ou à raison – comme un peu obsolètes : exotisme de pacotille (Loti), implications idéologiques douteuses (Loti, officier de marine, Farrère, capitaine de corvette), le japonisme ne semble pas pouvoir trouver sa place dans la grande histoire littéraire de notre pays, il y entre par la bande, par des auteurs méconnus, sinon méprisés (Judith Gauthier, Camille Mauclair, Kikou Yamata, Thomas Raucat…).

         C’est que le Japon pose un vrai problème à une certaine façon d’écrire en Occident. Un exemple typique en est Pierre Loti. Si Loti a un problème avec le Japon, c’est à mon sens non pas tellement (ou seulement) à cause d’un crypto-racisme ancré dans l’air du temps, comme on lui en fait si souvent le reproche, mais bien davantage à cause des problèmes que lui pose ce pays dans sa façon d’écrire, problèmes d’écriture avec lesquels il n’a cessé d’être confronté tout au long des nombreux livres qu’il lui a consacrés. C’est tout à fait clair dès Madame Chrysanthème, où le trio Yves-Loti-Chrysanthème constitue un ménage à trois qui, dans n’importe quel roman français de l’époque, pourrait déboucher sur une espèce de gros drame fratricide ou de roman à la fois égrillard et sentimental : « mais nous sommes au Japon et, vu l'influence de ce milieu qui atténue, rapetisse, drolatise, il n'en résultera rien du tout. » Indubitablement, une certaine mise en tension de la représentation du monde - formelle autant que thématique - s’opère par le biais du référent « Japon », révélatrice de certaines impasses du grand récit occidental.

[6] «Voyage à l’intérieur d’une langue. Entretien avec Michel Butor », Aleph, littérature juive, 1967, p. 50-59.

Philippe Burty, écrivain et critique d'art

Philippe Burty, écrivain et critique d'art
Pierre Loti, écrivain et bodybuilder

Pierre Loti, écrivain et bodybuilder

Yves, Loti et Mme Chrysanthème

Yves, Loti et Mme Chrysanthème

 

3. Troisième panneau

Poétique du déplacement

 

Oiseaux et fleurs du printemps et de l'été, paravent de Kanō Einō, époque Edo, Suntory Museum of Art, Tokyo ©photo Keizo Kioku

Oiseaux et fleurs du printemps et de l'été, paravent de Kanō Einō, époque Edo, Suntory Museum of Art, Tokyo ©photo Keizo Kioku

« La projection par touches amenait une mise en mouvement,

c'est la signification même qui se met à tourner,

à engendrer en quelque sorte des significations symétriques. »

Michel Butor [7]

         C’est dans cette perspective et à l’aune de cette histoire qu’il faut estimer le travail de Butor. Car, au risque de le cabrer en froissant sa modestie, peu d’écrivains sont allés aussi loin que lui dans la remise en cause de ces clichés et dans une résolution possible, à sa manière, inventive, amusée, joueuse, de ces problèmes. À première vue pourtant, les thématiques de Butor lorsqu’il s’intéresse au Japon ne sont guère éloignées des écrivains qui se sont intéressés au Japon avant lui : la liste des « 21 classiques de l’art japonais » qui figure dans Transit B n’est en elle-même pas très originale, elle croise de grandes œuvres abordées avant lui par les Goncourt (pour la peinture : « Les 53 étapes du Tokaido », « Les cent vues du Fuji »), par Claudel (notamment pour les mythes, mais aussi pour les sites : Villa Katsura, pavillon d’argent, Hôryu-ji), ou encore par Malraux dans son Musée imaginaire (pour les jardins, les sculptures et les rouleaux notamment). Mais ce qui est fantastique et, à proprement parler, inouï, c’est que Butor ne va pas se contenter de commenter à son tour ces incontournables tableaux, rouleaux, temples et jardins – ce qu’il fait déjà fort bien – mais qu’il va les inscrire dans une structure pour ainsi dire japonaise et, en même temps, internationale. Double tour de force.

[7] Comment écrire pour Jasper Johns, Paris, La Différence, 1992.

歌川広重、東海道五十三次の13番目の宿場

Utagawa Hiroshige, Le Mont Fuji à l'aube près de Hara, 13e des 53 stations du Tōkaidō

Utagawa Hiroshige, Le Mont Fuji à l'aube près de Hara,

13e des 53 stations du Tōkaidō

         Structure japonaise tout d’abord. Dès la première phrase de Transit A consacrée au Japon par exemple, le ton est donné : « Ceci est la dernière page du livre français, mais la première page du livre japonais. » Prenant en considération  « les possibilités (de) la physique du livre japonais », où l’ordre de lecture est inversé par rapport au livre français, Butor propose une solution éditoriale tout à fait insolite. En effet, l’ouvrage surprend dès qu’on le prend en main : d’un côté, vous avez Transit A, mais si vous renversez le livre (en faisant basculer vers vous le haut de la couverture), vous vous trouvez soudain face à un deuxième livre, du même auteur mais sur un sujet différent – quoique non sans relation : Transit B [8]. Dès l’abord, l’objet-livre surprend, ravit et désarçonne : pas de début ni de fin, on ne sait pas trop par lequel commencer et ceci n’est évidemment pas sans rapport avec le pouvoir d’ébranlement que le Japon provoque et dont le butor, oiseau roué s’il en est, sait si bien capter et relancer.

[8] D’autres livres ont depuis repris cette trouvaille éditoriale, comme tout récemment Florence de Mèredieu, La Chine d’Antonin Artaud, Le Japon d’Antonin Artaud, Ed. Blusson, 2007 – preuve qu’elle touche juste et qu’on saisit par elle quelque chose de profond dans la relation à l’Extrême-Orient et au Japon en particulier.

         S’échelonnant de gauche à droite – ou devrait-on dire d’Ouest en Est ? –, les textes se disposent les uns à côté des autres comme s’ils étaient découpés dans un seul gigantesque rouleau (comme ces rouleaux que Butor décrit et analyse justement dans le livre). On voit que nous ne sommes plus ici seulement dans le registre de l’accessoire décoratif ni du commentaire thématique, mais bel et bien dans une véritable pratique d’écriture qui emprunte ses procédés à des techniques japonaises, ou plutôt qui en propose un équivalent, grâce à cette structure transitoire qui est en même temps un mouvement et une invite.

         Le Japon de Butor n’a donc pas une fonction de dépaysement, de distraction ou de divertissement. Butor ne se contente pas de produire un discours sur le Japon, en restant en dehors et dans une position de surplomb. Lorsqu’il rencontre Hiroshige, ce n’est pas seulement pour commenter ses estampes mais pour lui emprunter la forme même du paravent qui structure son livre. À la manière traditionnelle d’écrire le Japon – désigner avec des mots certains traits du pays donnés comme « caractéristiques », donner à voir une « réalité » du Japon plus ou moins bien reconstruite – Butor tente ainsi de substituer des formes d’inter-fécondité qui touchent à la forme même du livre et à ses modes de lecture.

 

 

4. Quatrième panneau

Poétique de la relation

 

Oiseaux et fleurs du printemps et de l'été, paravent de Kanō Einō, époque Edo, Suntory Museum of Art, Tokyo ©photo Keizo Kioku

狩野 永納

Oiseaux et fleurs du printemps et de l'été, paravent de Kanō Einō, époque Edo, Suntory Museum of Art, Tokyo ©photo Keizo Kioku

« La portée du poème résulte de la recherche (...) des conjonctions de formes

et de structures grâce à quoi une idée du monde,

émise dans son lieu, rencontre ou non d’autres idées du monde. »

Édouard Glissant [9]

[9] Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997 p. 32.

         Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Cette structure japonaise se trouve en effet, dans le même temps, doublée d’une structure internationale. Faites donc votre choix : Transit A / Transit B, et entrez. Le livre va littéralement vous promener entre plusieurs villes, plusieurs pays, plusieurs continents : Paris, Mexique, Genève, Egypte, Canada, Japon... C’est le deuxième trait de génie du texte que de mettre les pays ainsi en relation les uns avec les autres, dans ce qu’on pourrait appeler une Poétique de la relation (le livre d’Édouard Glissant est publié chez Gallimard en 1990, et l’on sera peut-être bien inspiré de lire un jour ces deux œuvres gigantesques, celles de Glissant et celle de Butor, dans le même mouvement du siècle). Dès lors, on le comprend, c’est le monde lui-même qui est en jeu.

 

Butor, Transit A
Glissant, Poétique de la Relation
Butor, Transit B

       Butor relie, il relaie et il relate. Il guette les rapports et les mélanges entre les lieux, les pays, les identités et les cultures, ouvrant en même temps dans une sorte d’inconnu et dans une sorte d’inextricable. Il veille sur les échos, les interférences, comme dans cette phrase de Transit (p. 128), qui pourrait résumer à elle seule le projet de Butor :

 

« Dans la résonance du bronze le plus catholique, je guette l’intrusion des vagues d’un gong bouddhiste ou des échelons d’un maillet shinto. »

 

       Ce faisant, il s’inscrit dans le sillage de Rimbaud, tout en le renouvelant avec des moyens complètement différents : il ne s’agit plus d’un « dérèglement de tous les sens » mais de « transformer délicatement le réglage de la vision » (Michel Butor voyageur à la roue) [10] .

[10] Michel Butor, voyageur à la roue : entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, Encres Editions (coll. Brèches), 1979.

       C’est comme s’il n’y avait plus d’élément porteur, on apprivoise le vide, on joue avec la gravitation, tel un oiseau, une comète ou un satellite à trajectoires torsadées, s’enroulant autour d’abîmes, creusant des coquilles dans le vertige. Mais ce n’est pas seulement un jeu : il y a là une donnée fondamentale du monde dans lequel nous vivons. À l’heure de la multiplication des murs, des barrières, des frontières et des digicodes sur la planète, la littérature selon Butor se situe résolument dans une autre direction qui est celle du passage, de la giration, du rotor, de nouvelles possibilités de l’agrandissement de l’humain.

 

       Ainsi est affirmé un nouveau mode d’existence, de circulation et de fonctionnement du discours poétique, mais qui est en même temps lié, ou pour mieux dire greffé, à une réflexion sur la relation à l’autre dans le monde d’aujourd’hui. Un autre qu’il ne faut pas chercher à arraisonner frontalement ou à pénétrer progressivement, mais qui se dirait au contraire par retours et par détours, par approches successives, comme lorsqu’on regarde un paravent, qui n’est jamais donné d’un seul coup et en entier : il faut toujours, pour en apprécier les finesses, se plier à un certain nombre d’approches, délicates et respectueuses.

 

5. Cinquième panneau

Poétique et politique

 

Jasper Johns, Three flags, 1958, Whitney Museum of American Art, New York

ジョーンズの「3つの旗」、1958年、NY ホイットニー美

Jasper Johns, Three flags, 1958, Whitney Museum of American Art, New York

« La parole du poète mène de la périphérie à la périphérie,

                   reproduit la trace du nomadisme circulaire, oui ;

                      c’est-à-dire qu’elle constitue toute périphérie en centre, 

            et plus encore, qu’elle abolit la notion même de centre et de périphérie. »

Édouard Glissant [11]

[11] Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 41.

         Cette façon de travailler est éminemment politique. L’œuvre de Butor nous parle politique à chaque instant : non pas de manière classique, banale, mais il faudrait être sourd pour ne pas l’entendre. Lorsqu’il évoque Genève par exemple, il est rare que Butor ne nous rappelle pas qu’il s’agit de la ville des grandes institutions internationales censées protéger ou promouvoir la recherche de la paix. Lorsqu’il parle du Mexique, la conquête espagnole est omniprésente. Lorsqu’il décrit le Japon, il ne passe pas sous silence le « viol » du Japon – c’est le mot qu’il utilise – au moment de la rencontre avec l’Occident à l’ère Meiji. La charge politique de l’écriture de Butor est certes beaucoup plus frontale et claire dans certains textes comme Comment écrire pour Jasper Johns par exemple, mais il est somme toute rare que ses livres en soient totalement dénués. Loin de tout « néo-orientalisme » – comme on le lui reproche parfois –, ce gyroscope met en place, touche par touche, une réflexion sur les  conditions de possibilité du contact des cultures dans le monde moderne, les émigrants, les réfugiés politiques, les personnes déplacées.

 

         La poétique de Butor, et son rapport à la politique, il l’a rarement aussi bien décrite que lorsqu’il parle de Jasper Johns et qu’il la relie en profondeur à ce qu’il nomme « une danse générale des nationalités dans une recherche d'une paix nouvelle et d'un nouveau monde qui donnait enfin quelque justification à tous les malheurs endurés ». C’est une « activité suspecte, en relation avec tout le clandestin, l'interdit », une « activité protestataire de cri contre toutes les injustices, aussi bien celles de la société, que celles de la nature » (Comment écrire pour Jasper Johns, La Différence, 1992).

Jasper Johns, Skin with O’Hara Poem, avec les empreintes de la main et du visage de l'artiste, 1963

Jasper Johns, Skin with O’Hara Poem, avec les empreintes de la main et du visage de l'artiste, 1963

ジャスパー・ジョーンズ「皮膚とオハラの詩」1963年

         Réponses aussi à la dislocation des corps, les reprises et les variations volatiles des mots, des textes et des tableaux sont des machines de guerre contre l’« horrible radotage de la guerre », pour ne garder que le léger des orages, des explorations, des massacres, des découvertes et des exterminations... Pour dénoncer « nos haines, toutes nos guerres, notre obstination à nous exterminer tout au long des quatre saisons alors que la mort, n’est-ce pas, nous prendra très bien sans cela. » Toiles, cadres, châssis si longuement, si soigneusement, si amoureusement décrits, deviennent ainsi comme les barreaux d’une échelle pour s’évader. Dans ce monde en proie à la folie des renfermements et des clôtures, le mieux à faire est de devenir un peu Mexicain, un peu Canadien, un peu Américain, un peu Japonais... Pérégrinations et migrations dessinent alors le portrait d’un écrivain des temps modernes, à l’état-civil fort incertain.

        

       On le voit : il ne s’agit pas seulement de déjouer les formes usuelles du livre, les protocoles de la narration, il s’agit aussi de déjouer un certain ordre du monde, et une certaine lecture du monde qui nous est imposée aujourd’hui, afin de redonner à l’autre sa place dans le texte du monde. Chaque texte est pour ainsi dire un envoi (comme dans la poésie de Butor qui regorge de dédicaces : voici un homme qui passe sa vie à donner, et à donner de la poésie). Alors la respiration, l’espoir peuvent se faufiler et produire ce texte à la hauteur de la dévastation qui nous vise.

 

6. Sixième panneau

D'un butor japonais

Kishi Renzan

岸連山、チェルヌスキ 美術館

Aigle sur un pin enneigéKishi Renzan, vers 1850

  • ©Musée Cernuschi, Paris

« Lecteur qui referez mieux cette région de mon livre en la lisant,

vous ne manquerez pas d’y inclure les développements qui s’imposent... »

Michel Butor [12]

[12] Transit B, Paris, Gallimard, 1993, p. 123.

       Il est temps maintenant d’ouvrir le dernier panneau de notre paravent. Et, à notre tour répondant à l’invitation de l’œuvre, de chercher à aller un peu plus loin pour achever de tracer ce portrait de Butor en volatile japonais.

 

         L’aire de distribution du butor est très vaste : l’espèce la plus commune en Europe est le butor étoilé qui a le menton blanc et un capuchon noir sur la tête. On le trouve aussi en Asie : il est déjà répertorié dans la somme de Henry Seebohm, The Birds of the Japanese Empire, publié à Londres en 1890 (R.H. Porter, 18 Princes Street, Cavendish Square).

 

         Au Japon, on le trouve particulièrement autour du Lac Biwa, ou Biwa-ko, le plus grand des lacs d'eau douce du Japon (670 km², fournissant de l'eau potable à 15 millions de personnes dans la région... et donc à quelques butors de passage). Situé au centre de la préfecture de Shiga, au nord-est de l'ancienne capitale impériale, Kyôto, ce lac, en raison de sa proximité avec les anciennes capitales de Nara et de Kyôto, est souvent cité dans la littérature japonaise, en particulier la poésie et les récits de batailles. Quant à l'oiseau dont nous parlons, sous sa variante du héron gris (ou héron bleu : 青鷺 aosagi), le plus proche cousin du butor, il fait même partie des mots de saison (kigo) du haiku. 

Aire de répartition du butor étoilé au Japon,

Aire de répartition du butor étoilé au Japon, サンカノゴイの地図

À l'écoute du Butor étoilé -
00:00 / 00:00

On en trouve par exemple chez Bashô, dans ce haiku délectable :

 

Le héron, qui dort tout le jour

Est en fait un animal

Très respectable

 

Ou chez Buson, dans le cliquetis de ces trois vers :

 

Le vent du soir

L’eau clapote

Aux pattes du héron

 

         Mais si l’on s’intéresse au butor lui-même, comment se nomme en japonais cet échassier de mœurs plutôt nocturnes, qui niche dans les roselières des marécages ? Dans la plupart des dictionnaires franco-japonais, on s’aperçoit que le terme « butor » est le plus souvent traduit par une appellation très étrange : 山家五位 (サンカノゴイ, « sanka no goi »).

         Ce sanka no goi a en Asie une bien meilleure réputation que le butor en France. En Chine par exemple, dans la province du Yunnan et dans les régions du Tibet, le peuple Qian utilise les butors pour trouver des trésors. La raison en est simple : les oiseaux mènent les villageois vers les points d’eau, où ils s’en vont pour boire. Suivez le butor et vous trouverez de l’eau, mais aussi du sel, qui apparaît à la surface lorsque l’eau s’évapore. Et découvrir du sel, dont le rôle est essentiel dans l’économie locale, c’est comme découvrir un trésor.

          Mais au Japon, la légende du butor est plus belle encore. Le sanka no goi porte en effet un nom énigmatique, qui vient des circonstances étranges où il fut découvert. C’est une succession d’idéogrammes très insolite pour les Japonais eux-mêmes. Sanka signifie : la maison de la montagne (山家). Étonnant pour un oiseau censé nicher dans les roseaux sur les rives du fleuve, mais cette étymologie nous rappelle peut-être que le butor, oiseau paradoxal de boue et de plaine, est aussi un oiseau des cimes et de canopée. Quant au mot « goi » (五位), qui désigne un titre honorifique de l’aristocratie japonaise (« du 5e rang »), il trouve son explication dans l’histoire suivante.

Portrait de l'Empereur Daigo (détail), couleurs sur soie,

époque Muromachi, Sanbô-in du temple Daigo-ji, Kyoto

Portrait de l'Empereur Daigo (détail), couleurs sur soie, époque Muromachi, Sanbô-in du temple Daigo-ji, Kyoto

醍醐天皇像(部分)、絹本着色、室町時代、醍醐寺三宝院、京都

         Il faut aussi préciser que le règne de Daigo constitue une période de rayonnement culturel au sein de l'époque Heian. C’est lui notamment qui ordonne en 905 la compilation de la première anthologie de waka, le Kokin Wakashû (古今和歌集), dont il confie la rédaction à Ki no Tsurayuki : 1111 waka, en 20 livres, représentant un siècle et demi de création poétique, où figurera notamment la poétesse Ono no Komachi (小野 小町).

Édition XVIIIe siècle du Kôkin Wakashû, couverture en bois sculpté ©Raymond and Frances Bushell Collection (M.91.250.332)

Édition XVIIIe siècle du Kôkin Wakashû, couverture en bois sculpté

©Raymond and Frances Bushell Collection (M.91.250.332)

         Nous sommes aux alentours du Xe siècle. Règne alors sur l’archipel l'empereur Daigo (醍醐天皇, Daigo Tennō), soixantième empereur du Japon selon l'ordre traditionnel de la succession, qui a régné de 897 à 930. Un jour, l’Empereur ordonne à ses vassaux de lui capturer un oiseau : ceux-ci se mettent en route et lui rapportent ce fameux butor... Le butor fait alors une très forte impression : doux et docile, il est calme et son port est empli de noblesse. Séduit, l’Empereur décide de lui donner le 5e rang dans la hiérarchie de la Cour – décision exceptionnelle, faut-il le préciser, pour un tel volatile (pour donner une idée de l’importance de cette distinction honorifique, précisons qu’à certaines époques, on recevait un terrain justement à partir du 5e rang).

Ki no Tsurayuki (c. 872-945), par Kikuchi Yosai

Ki no Tsurayuki (紀 貫之,c.872-945), par Kikuchi Yosai(菊池容斎)

         Par une dernière rotation, nous voici donc rendus à notre point de départ. Il y a en effet dans cette histoire un retournement incongru mais savoureux, semblable à celui que Butor décrit dans Retour du boomerang et que j’ai rappelé tout à l’heure. Ainsi le butor français, cet âne, ce balourd, cette bête, cette brute, cette ganache grossière, ce malotru, ce maroufle, ce mufle, est-il considéré par l’Empereur des poètes comme un oiseau courtois et délicat, gentilhomme et intelligent, distingué et galant ! Cette « volatile malheureuse, / Qui, maudissant sa curiosité, / Traînant l'aile et tirant le pié, / Demi-morte et demi-boiteuse » (comme disait La Fontaine dans Les deux Pigeons), la voici adoubée au rang d’une sommité aristocratique, passant en quelque sorte du poulailler au prétoire, de la basse-cour à la Cour.

 

         La littérature regorge de ces noms d’oiseaux mal famés ou graciles, soudain devenus des phénix merveilleux qui enchantent leurs lecteurs et les aident à vivre et à penser. C’est pourquoi je proposerai de nommer désormais notre Butor (inter)national d’une périphrase qui lui rendra enfin justice : le Héron du Japon. Après le Cygne de Cambrai (Fénelon), celui de Mantoue (Virgile), ou encore l’Aigle de Meaux (Boileau), voici que s’envole dans le ciel de la littérature le Héron du Japon. Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’un écrivain français s’envole vers l’Archipel et en revient muni d’ailes poétiques nouvelles et transfiguré – voyez Claudel, qui se baptisa lui-même L’Oiseau noir dans le soleil levant, translittération approximative, mais ô combien évocatrice, de la graphie japonaise de son nom dans le syllabaire nippon (クローデル, soit Kuro deru, prononciation voisine de Kuro dôri, « l'oiseau noir »). Car de quoi s’agit-il exactement dans cette migration ? De trouver une manière d’être enfin soi-même dans le détour révolutionnaire par la parole de l’étranger.

        

         Tel est je crois, pour finir, le butin du butor.

 Michaël FERRIER    

 

©2009 by Michaël Ferrier/Editions Cécile Defaut/

Tokyo Time Table 2016, complété et corrigé.

Japon : la Barrière des Rencontres, Michaël Ferrier, 2009

p. 95-113.

       Ce texte a été prononcé le 27 septembre 2008 en présence de Michel Butor, à l'occasion du colloque international organisé par Ogawa Midori et Olivier Ammour-Mayeur, intitulé « Michel Butor : à la frontière, ou l’art des passages » (Rikkyô University, Tokyo).

       Il a ensuite été repris dans le livre Japon, la Barrière des rencontres, publié en 2009 aux éditions Cécile Defaut. On en trouvera ci-dessous la version orale (enregistrement réalisé par Patrick Rebollar), quelque peu différente de la version écrite, suivie de la séance de questions/réponses.

Takehara Shunsen, Ehon hyaku monogatari Livre d'images d'une centaine d'histoires (1841)

竹原春泉画『絵本百物語』より「五位の光」

Takehara Shunsen, Ehon hyaku monogatari

Livre d'images d'une centaine d'histoires (1841)

Colloque Butor de Tokyo, 27/09/ 2008 - Michaël FERRIER
00:00 / 00:00

ÉCOUTER

On y entendra successivement :

- Michel Butor lui-même sur son intérêt et son amitié pour Édouard Glissant,

- Ogawa Midori, sur « l'état-civil incertain » de Butor et de Ferrier,

- Eberhardt Gruber, sur la nécessité de « valoriser ce qui est dévalorisé » qui fait le sel de la littérature,

- Michaël Ferrier sur le lien entre la littérature et la faiblesse (« Nous vivons dans un monde qui fait la guerre à tout ce qui titube, à tout ce qui chancelle »), ainsi que sur le rapport entre la littérature et la migration  et enfin sur Ôe Kenzaburô,

- Chris Reyns-Chikuma, au sujet d'une certaine tendance française à abuser des abstractions,

- une invite finale à aller manger des ramen.

Ide Gakusui (1899-1982), Héron sous la pluie, 1950

井出  岳水 Ide Gakusui (1899-1982),

「雨中 白鷺」Héron sous la pluie, 1950

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