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Urs APP

INÉDIT
Urs App

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Le Culte du Vide

La découverte occidentale du bouddhisme

et l'invention de la philosophie orientale

 

 

       Urs App est né en 1949 à Rorschach (Suisse).

 

       Après des études à Fribourg, Kyoto et Philadelphie, il a obtenu un doctorat en science des religions (bouddhisme chinois) à Temple University (Philadelphie, États-Unis) en 1989.

       Après dix années passées à Kyoto, en tant que professeur et directeur associé de l'Institut International de Recherches Zen à Hanazono University, il est désormais installé en France, où il poursuit ses recherches sur le bouddhisme, l'histoire de l'orientalisme et la découverte européenne des religions et des philosophies de l'Asie, sous la forme de livres et de films documentaires, en collaboration avec des institutions européennes et japonaises : l'Institut de Recherche sur la Culture Zen (禅文化研究所, Kyoto), le Fonds National Suisse, la Scuola Italiana di Studi sull'Asia Orientale, l'École française d'Extrême-Orient ou le Musée Rietberg de Zurich.

 

       Parmi les nombreux textes d'Urs App (notamment The Birth of Orientalism. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2010, Prix 2012 de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres/Institut de France, ou Richard Wagner and Buddhism. Rorschach/Kyoto: UniversityMedia, 2011), aucun n'était pour l'instant disponible en français.

 

       Nous proposons ici la première traduction du début de son maître-livre, The Cult of Emptiness (Rorschach/Kyoto: UniversityMedia, 2012), une référence érudite et conceptuelle dans l'histoire des idées et de la philosophie, où apparaît notamment pour la première fois le concept du « mécanisme d'Arlequin » (ou « projection d'Arlequin »).

Michaël Ferrier

白隠慧鶴 Hakuin Ekaku (1686-1769), Aveugles sur un pont. Rouleau suspendu, encre sur papier, ©Museum of Fine Arts, Boston, Gitter-Yelen Collection

白隠慧鶴 Hakuin Ekaku (1686-1769), Aveugles sur un pont.

Rouleau suspendu, encre sur papier, ©Museum of Fine Arts, Boston, Gitter-Yelen Collection

Quoiqu'elle ait déclenché une des rencontres culturelles les plus décisives de l'histoire du monde, l'histoire de la découverte par l'Occident chrétien de la plus importante religion d'Asie,

le bouddhisme,

n'en est encore qu'à ses balbutiements.

PRÉFACE

Traduit de l'anglais par Michaël FERRIER

       Tandis que la découverte des continents de notre Terre par les Européens a été le sujet d'innombrables études et que ses protagonistes (comme Christophe Colomb) sont connus universellement, les recherches sur la découverte européenne des « continents spirituels » du globe - ses religions et ses philosophies - en sont encore à leurs balbutiements. La découverte par l'Occident chrétien de la plus importante religion d'Asie, et la source la plus significative de ses philosophies, le bouddhisme, en est un exemple parfait : quoiqu'elle ait déclenché une des rencontres spirituelles et culturelles les plus considérables et les plus décisives de l'histoire du monde, les questions les plus élémentaires même restent à son sujet sans réponse. Qu'est-ce que les Européens ont découvert en premier de la pensée bouddhique ? Où et quand cette découverte a-t-elle eu lieu et qui y était impliqué ? Qu'est-ce que les Occidentaux ont étudié des philosophies bouddhiques asiatiques et de celles qui leur étaient reliées, comment les ont-ils comprises ou se sont-ils mépris à leur sujet, et quelles furent les répercussions de telles découvertes en Europe ?

 

       Pendant que j'essayais de trouver les réponses à ces questions, je n'ai cessé de croiser dans ma recherche des références à une unique « philosophie orientale ». Je me rappelle très bien ma première rencontre avec cette étrange créature. Comme j'essayais de retracer pas à pas les sources orientales de Schopenhauer dans les Archives Schopenhauer de Francfort, je fus frappé par la note que le philosophe avait griffonnée dans sa jeunesse en recopiant la traduction latine des Upanishad - les textes philosophiques fondamentaux de l'Inde - qui avaient été publiés en 1801 sous le titre d'Oupnek'hat :

Les notes de Schopenhauer sur son exemplaire d'Oupnek'hat d'Anquetil-Duperron (Anquetil 1801, vol. 1, 7) 

Les notes de Schopenhauer sur son exemplaire d'Oupnek'hat d'Anquetil-Duperron

(Anquetil 1801, vol. 1, 7) 

アンクティル=デュペロンの『ウパニシャッド』のラテン語の翻訳 - ショーペンハウアーの手書きのメモ

©Urs App

         La ligne qui me fit sursauter commence avec le mot sacré indien OUM, que le traducteur Anquetil-Duperron donnait comme l'équivalent de Dieu (Deus). On pouvait s'attendre à ce que Schopenhauer remplace le « Deus » d'Anquetil par le mot « Brahm » ; mais que diable venait donc faire le mot « Omitto » avec les Upanishad de l'Inde, dont certains d'entre eux sont plus vieux que le bouddhisme lui-même ? M'étant spécialisé dans les religions chinoises et japonaises, je supposai que « Omitto » faisait référence au Bouddha de Lumière infinie Amitābha, connu au Japon sous le nom d'Amida et en Chine sous celui d'Amituo. La note indiquée par le renvoi manuscrit de Schopenhauer (« p. 15, not. 2 ») le confirmait. Mais la note de bas de page d'Anquetil concernant « Deus », qui tentait d'expliquer pourquoi OUM était l'équivalent de Dieu, menait à une plus grande confusion encore puisque qu'elle fournissait une explication reliant Omitto au dieu égyptien Phta. Que se passait-il donc ici ? Comment le Bouddha chinois Omitto avait-il fini, dans la première traduction européenne des Upanishad, par devenir l'équivalent du mot sacré OUM, du Brahman hindou, du Dieu judéo-chrétien et de la divinité égyptienne Phta ? Ma consternation et mon intérêt redoublèrent de conserve quand je lis dans la longue introduction d'Anquetil que les Livres de Salomon, les anciens Jing chinois (classiques), les Veda sacrés des Indiens et les Zend Avesta des Perses, transmettaient tous « le même dogme » (1801 : viii) et que cette doctrine « avait fait son chemin, sous le nom de doctrina orientalis, de l'Inde à la Perse, et de la Perse aux Grecs et aux Romains » (p. cviii). À l'appui de sa thèse, Anquetil citait de nombreux historiens de la philosophie faisant valoir l'existence d'une extrêmement ancienne « philosophie orientale ».

白隠慧鶴 Hakuin Ekaku (1686-1769), 無, Mu, "non", "rien", "vide"

白隠慧鶴 Hakuin Ekaku (1686-1769), 無, Mu, "non", "rien", "vide"

Il n'y a nulle « philosophie orientale » unique dans l'existence,

tout comme il n'existe pas une seule « langue orientale » ou une seule « cuisine orientale ».

 Quand et par qui cette « philosophie orientale » a-t-elle été inventée,

et quel rôle a joué cette invention dans la rencontre européenne avec l'Asie ?

         Étant donné que j'avais passé la moitié de ma vie en Asie et que j'avais étudié quelques langues et philosophies asiatiques, je savais très bien qu'il n'y a nulle « philosophie orientale » unique dans l'existence, tout comme il n'existe pas une seule « langue orientale » ou une seule « cuisine orientale ». Ce ne pouvait être qu'une invention occidentale. J'avais aussi appris de mes  recherches sur la découverte européenne des religions asiatiques qu'une invention similaire - l'idée d'une unique « religion orientale » - avait joué un rôle crucial dans la perception de l'Asie par l'Europe pré-moderne et la genèse de l'Orientalisme moderne [1]. Donc : quand et par qui cette « philosophie orientale » avait-elle été inventée, quelle était sa relation avec le bouddhisme, les autres religions et systèmes de pensée, tant asiatiques qu'européens, et quel rôle avait joué cette invention dans la rencontre européenne avec l'Asie ?

         Comme je suivais les traces de cette étrange créature en remontant le temps à partir du XIXe siècle, je continuai à rencontrer les constructions fictives d'une doctrine « interne » ou « ésotérique » commune, qui avait un parfum typique de bouddhisme Zen. Grâce en grande partie à mes amis Steven Antinoff et Naomi Maeda, j'avais commencé à étudier dans ma vingtaine cette forme particulière de bouddhisme (appelée Zen au Japon, Son en Corée, Chan en Chine et Thien au Vietnam) et passé ensuite une bonne partie de ma carrière académique à en explorer les facettes variées. Puisqu'il s'agissait de la forme de bouddhisme la plus en vogue parmi les élites au Japon, en Chine et au Vietnam, quand les missionnaires européens explorèrent pour la première fois les religions et les philosophies asiatiques aux seizième et dix-septième siècles, un tel savoir était un atout essentiel pour un voyage aux racines de la « doctrina orientalis » d'Anquetil.

         Ce livre traite de la période d'ensemencement, du Japon du milieu du seizième siècle au tournant du dix-huitième siècle, quand cette fleur imaginaire prit racine dans les principaux berceaux de l'Europe d'avant les Lumières, la Hollande et la France. Plus important peut-être encore, ce livre présente une vision complètement neuve de la découverte du bouddhisme par l'Europe et, pour la première fois, décrit les protagonistes et les sources les plus influentes de la première phase de cette rencontre capitale entre l'Est et l'Ouest.

(...) (Suit une série de remerciements, et de remarques méthodologiques sur les choix orthographiques, les illustrations et la composition de l'index).

 

Zortea (Italie), le 21 octobre 2011

[1] Urs App, The Birth of Orientalism

(La naissance de l'Orientalisme),

University of Pennsylvania Press, 2010.

鹿児島カテドラルザビエル教会所蔵のF.ザビエル上陸の図、長谷川路可画伯作

François-Xavier et Anjirō prêchant aux Japonais, Peinture murale de Luke Hasegawa

Source : Cathédrale Saint François-Xavier de Kagoshima

鹿児島カテドラルザビエル教会所蔵のF.ザビエル上陸の図、長谷川路可画伯作 François-Xavier et Anjirō prêchant aux Japonais, Peinture murale de Luke Hasegawa Source : Cathédrale Saint François-Xavier de Kagoshima

CHAPITRE UN

LES ALÉAS DE LA TRADUCTION

         Il est tout à fait à propos que l'histoire de la découverte occidentale du bouddhisme et l'invention d'une « philosophie orientale » unique doive commencer par un fiasco impliquant le mécanisme d'Arlequin. Arlequin est un des personnages principaux de la commedia dell'arte italienne, qui pense que le monde entier est exactement comme sa famille et agit en conséquence. Le potentiel comique aussi bien que tragique d'une telle projection du familier sur le royaume de l'inconnu est manifeste dans l'exemple du gouverneur du Texas Miriam "Ma" Ferguson, qui interdit l'enseignement des langues étrangères quelque quatre-vingts ans auparavant, en disant : « Si l'anglais était assez bon pour Jésus-Christ, il est assez bon pour nous » (Kristof, 2004).

 

         Les premiers acteurs de notre histoire sont un groupe de missionnaires jésuites pionniers et Anjirō (souvent appelé également Yajirō, né aux environs de 1511 [1]), un assassin qui a fui le Japon et fut l'un des premiers Japonais à atteindre l'Inde. Anjirō fit la rencontre de François Xavier (1506-1552), un des sept fondateurs de l'ordre des Jésuites, à Malacca, près de Singapour, en décembre 1547, et embrassa ensuite la religion chrétienne avec ardeur. Envoyé à Goa, sur la côte ouest des Indes, en 1548, il rejoint un groupe de novices jésuites qui venaient juste d'arriver de l'autre côté du monde. Parmi eux se trouvaient deux jeunes gens venant d'Espagne (Cosme de Torres et Juan Fernández) et deux du Portugal (Balthasar Gago et Luís Fróis). Ils vécurent avec Anjirō pendant presque un an dans le Collège Saint-Paul de Goa, et tous étaient destinés à jouer un rôle dans l'invention de la philosophie orientale.

[1] Un grand nombre d'informations à son sujet a été recueilli dans la récente biographie de Kishino (2001). Voir bibliographie.

John Johnson, La vieille église de St Paul dans le vieux Goa, aquarelle (1798) ジョン・ジョンソン、旧ゴアのパウロ教会、水彩、1798年  Source : British Library

John Johnson, La vieille église de St Paul dans le vieux Goaaquarelle (1798)

ジョン・ジョンソン、旧ゴアのパウロ教会、水彩、1798年  Source : British Library

Ruines de l'église de St Paul (2014) パウロ教会の廃墟、2014年

Ruines de l'église de St Paul (2014)

パウロ教会の廃墟、2014年

         François Xavier décida d'employer Anjirō comme interprète pour sa mission au Japon mais il dut bientôt se rendre à l'évidence que cet « homme de grande foi et de grande piété » était « un homme du commun... qui n'était pas familier des sources littéraires japonaises, lesquelles, tout comme nos livres écrits en latin, utilisent une langue pratiquement étrangère » (DocJ 1.86). Néanmoins, François Xavier voulut qu'il soit « instruit dans la foi chrétienne et qu'il traduise la doctrine chrétienne tout entière en langue japonaise » (p. 29). Il n'avait à peu près aucune idée des problèmes que cela impliquait. Anjirō se révéla un bon étudiant, fut bientôt baptisé, puis confirma dans une lettre à Ignace de Loyola sa foi « en Dieu, créateur de toutes choses, et en Jésus-Christ qui fut crucifié pour notre rédemption » (p. 43). C'est probablement Cosme de Torres qui s'entretint avec Anjirō au sujet de la religion de son Japon natal et fournit les informations au père Nicolò Lancillotto (mort en 1558), qui les inclut dans ce qui devint le premier rapport sur la religion japonaise à jamais toucher l'Europe (p. 45-46). Ce rapport de 1548 était rempli de surprises.

         Anjirō parla aux missionnaires de la vie de « Sciacca » (en japonais : Shaka, i.e. Shakyamuni Bouddha), qui seulement trois mois après sa naissance avait déjà marché trois pas, désigna le ciel et la terre et dit : « Moi seul suis dans le ciel et sur la terre » (p. 52) [2]. Quand le roi de la terre lointaine, le père de Sciacca, lui ordonna de se marier à un membre de la famille, Sciacca s'enfuit dans les montagnes, où il vécut en pénitence pendant sept ans. Puis il commença à prêcher une nouvelle religion et fit pas moins de 8 000 disciples (p. 53). Anjirô informa les Jésuites qu'avant la mission de Sciacca, de nombreux dieux étaient honorés dans son pays. Cependant, Sciacca leur enseigna qu'il n'y a « qu'un seul Dieu, créateur de toutes choses » (p. 53). Ses disciples « détruisirent toutes les idoles de ce pays » et il leur donna une image de Dieu représentant un homme avec trois têtes (p. 53). J'interromps ici la fantasque biographie de Bouddha par Anjirō, car il est déjà clair qu'il le portraitura comme une sorte d'apôtre de la chrétienté. La peinture par Anjirō de la religion japonaise suivait une ligne semblable et représentait un véritable culte des saints, la croyance en une vie ultérieure, au paradis, à l'enfer, au purgatoire, aux démons et aux anges gardiens (p. 57). Anjirō affirma que les prêtres de son pays récitaient l'Ave Maria aux mêmes moments et de la même manière que les Chrétiens (p. 57-58) et qu'ils avaient aussi des prières qui ressemblaient au Notre Père. Comme les prières latines à l'église, elles étaient récitées dans une langue comprise seulement des lettrés (p. 58). Dans les sanctuaires japonais, affirma Anjirō, les gens adorent des statues de saints décorées comme celles de l'Europe, y compris celle d'une femme qui, exactement comme la Vierge Marie, tient « son fils entre ses bras » (p. 60).

[2] La légende dit que le Bouddha fit sept pas dans chaque direction immédiatement après sa naissance, désigna le ciel et la terre et proclama : "Dans le ciel et la terre, je suis le seul qui doit être vénéré."

Statue d'Anjirô, le premier chrétien du Japon  最初の日本人キリスト教徒のアンジローの塑像

Statue d'Anjirô, le premier chrétien du Japon

 最初の日本人キリスト教徒のアンジローの塑像

         La projection d'Arlequin opérée par Anjirō - « votre religion est tout comme celle que nous avons chez nous » - eut probablement pour contrepartie celle de Lancillotto ; en tout état de cause, Lancillotto pensa que les Japonais devaient avoir reçu leur religion « de quelque Chrétien hérétique qui fonda cette secte » (p. 68). Le polymathe français Guillaume Postel (1510-1581), à qui fut remis une copie du rapport de  Lancillotto, fut si impressionné par les informations fournies par Anjirō qu'il s'empressa d'écrire le premier le premier livre représentant en Occident le Japon et son étonnante religion : Les merveilles du monde (1552). Dans la droite ligne d'Arlequin, Postel identifia le père du Bouddha à Joseph et sa mère à la Vierge Marie (Postel 1552: 20r-v), et en arriva à la conclusion que l'histoire de Xaca (Shakyamuni) n'était rien « d'autre qu'une nuée obscure extraite de l'histoire évangélique » (p. 22r).

 

         Après leur arrivée au Japon le 15 août 1549, les Jésuites furent les bénéficiaires consternés d'un autre effet Arlequin. En Inde, Anjirō avait dit aux missionnaires que le fondateur de la religion japonaise était originaire de Cengicco (Tenjiku 天竺), un pays qu'il était incapable de situer sur une carte. Lancillotto pensait qu'il devait se trouver dans la large région qui s'étend au nord et à l'ouest de la Chine, alors connue comme la « Scythie » (DocJ 1:51). Cependant, à l'insu à la fois d'Anjirō et des missionnaires, Tenjiku désignait en fait le sous-continent indien. Sur les vieilles cartes japonaises du monde, Tenjiku avait la forme de l'Inde et, puisque l'existence de l'Europe était encore ignorée, était située près de l'extrémité occidentale du monde. À leur arrivée au Japon, les Jésuites furent rapidement identifiés comme des tenjikujin 天竺人 : « des hommes de Tenjiku », la terre natale du bouddhisme. En Inde, les brahmanes n'avaient exprimé que de la répulsion et du mépris pour les missionnaires européens « hors-caste ». Au Japon, par contraste, les Jésuites s'aperçurent à leur grand étonnement que les prêtres et les moines étaient extrêmement intéressés par les nouvelles de Tenjiku et l'enseignement des missionnaires. Des membres du clergé bouddhique les autorisèrent à prêcher aux portes de leurs temples et les invitèrent même à séjourner dans leurs monastères. Aidés de leur fidèle interprète Anjirô, les missionnaires expliquèrent à des foules de Japonais curieux que tous les habitants de leur lointain pays d'origine, Tenjiku, croyaient en « Dainichi ». Schurhammer, le biographe de St François Xavier, rapporte (1982:4.225) que le fondateur de la mission jésuite au Japon avait pour habitude de parcourir les rues de la ville de Yamaguchi en criant : « Dainichi wo ogami are ! » (« Priez Dainichi ! »), implorant ainsi tout un chacun d'adorer Dainichi (Vairocana Bouddha), le grand Bouddha Soleil qui est particulièrement vénéré dans la secte d'Anjirô, la secte Shingon du bouddhisme japonais. Les descriptions jésuites des horreurs de l'enfer (en japonais jigoku 地獄) et les délices de la Terre Pure (en japonais jōdo 浄土) semblaient toutes trop familières à leur public japonais. Les Japonais étaient impressionnés par le savoir scientifique de ces hommes de Tenjiku, qui donnait même un accent de vérité à leurs proclamations les plus farfelues, comme celle selon laquelle Dainichi avait créé le monde en six jours, mis enceinte une vierge, et avait eu un fils humain qui fut brutalement exécuté mais resurgit ensuite d'entre les morts et monta dans la Terre Pure.

École Kanō, Musée municipal de Kōbe, 狩野派、神戸市立博物館 - Source : Imamura Rio, Riosloggers

École Kanō, Musée municipal de Kōbe, 狩野派、神戸市立博物館 - Source : Imamura Rio, Riosloggers

Anjirō est le 3e personnage à partir de la gauche (notez sa petite taille et son rôle de meneur)

         La traduction dans le « style Arlequin » du christianisme dans le bouddhisme porta ainsi un fruit doublement étrange. D'un côté, elle entraîna les Jésuites à exhorter les Japonais à avoir une foi absolue dans le Bouddhadharma (l'enseignement) de Dainichi, et de l'autre elle eut pour conséquence que les Japonais considérèrent les missionnaires jésuites comme de fervents réformateurs bouddhistes. Les lettres et les archives des missions jésuites en contiennent des preuves innombrables, tant en ce qui concerne l'utilisation par les Jésuites du vocabulaire bouddhique pour la religion - presque inévitablement Dainichi pour Dieu et buppō (佛法, bouddhadarma, l'enseignement de Bouddha) pour religion - que pour le fait que les Japonais les considéraient comme des représentants du bouddhisme indien.

 

         Une des preuves les plus flagrantes en est le plus ancien document en caractères chinois qui ait été publié en Europe, l'acte de 1551 du daimyō (gouverneur de province) de Yamaguchi, Ōuchi Yoshitaka 大内 義隆, confirmant la donation aux missionnaires jésuites d'un temple bouddhique abandonné :

L'acte du Daidōji - 大道寺の法律行為 (Cartas Evora, 1598 : 61 recto & verso) ©Urs App

L'acte du Daidōji - 大道寺の法律行為 (Cartas Evora, 1598 : 61 recto & verso)

©Urs App

       Je traduis la partie essentielle de ce document ainsi :

Traduction française du texte japonais original

 

(le contenu réel de l'acte du daimyō)

Les bonzes qui sont venus ici des régions de l'Ouest sont autorisés, dans le but de promouvoir la loi bouddhique, à établir leur communauté monastique dans le Temple Bouddhique de la Grande Voie.

Traduction française de la "traduction" portugaise, telle qu'elle fut publiée

(comment les missionnaires jésuites présentèrent l'acte)

[Le daimyō] accorde le Grand Dai, Voie du Ciel*, aux pères de l'Occident qui sont venus prêcher la loi qui produit des Saints en conformité avec leurs vœux jusqu'à la fin du monde.

* Le « Grand Dai, Voie du Ciel » : traduction quasi-littérale du nom du temple donné aux Jésuites par cet acte : le Daidōji 大道寺 (temple de la grande voie). (Note du traducteur).

         La colonne de gauche, qui reproduit ce que le texte japonais dit en réalité, montre le mécanisme d'Arlequin du côté japonais : les Jésuites y apparaissent comme des représentants du bouddhisme, qui héritent d'un temple bouddhique dans le but de promouvoir la religion bouddhique. La colonne de droite, par contraste, montre Arlequin au travail du côté européen. Ici, la Grande Voie du bouddhisme est transformée en la Grande Voie du Ciel, le bouddhadarma en « la loi qui produit des saints » et les « bonzes bouddhistes » apparaissent comme les « pères de l'Occident ». Rendu célèbre par l'affichage de cet édit et le bouche-à-oreille, le temple jésuite de Yamaguchi fut bientôt inondé de visiteurs poussés par la curiosité. Les prêtres et les laïcs de confessions variées qui voulaient poser des questions aux bouddhistes au long nez de Tenjiku étaient si nombreux que les Jésuites avaient du mal à trouver du temps pour lire la messe. Les prêtres de la secte Shingon étaient particulièrement satisfaits d'apprendre que Dainichi, le Bouddha cosmique primordial**, était vénéré si exclusivement avec tant de ferveur dans la terre natale du bouddhisme.

** Dans le bouddhisme tantrique Adi-bouddha, en Extrême-Orient Vairocana. (Note du traducteur).

Moulage de l'acte du Daidōji, Parc commémoratif François Xavier, Yamaguchi ©Urs App

Moulage de l'acte du Daidōji,

Parc commémoratif François Xavier,

Yamaguchi ©Urs App

Le parc commémoratif François Xavier de Yamaguchi, à l'emplacement du temple Daidōji donné aux Jésuites en 1552 ©Urs App

Le parc commémoratif François Xavier de Yamaguchi,

à l'emplacement du temple Daidōji donné aux Jésuites en 1552

©Urs App

         Quand Anjirō eut déserté les Jésuites pour retourner au commerce moins sacré mais plus profitable de la piraterie navale, François Xavier commença progressivement à concevoir des doutes sur la terminologie de son ex-interprète et en vint à craindre un fiasco total quand il réalisa à quel point il avait eu tort de présumer que les Japonais avaient connaissance du Dieu créateur (Schurhammer 1928 : 35-6). Après avoir prêché la loi de Dainichi pendant deux ans, François Xavier commença soudain à appeler Dieu « Dios » au lieu de « Dainichi » et il ordonna à Cosme de Torres (vers 1510-1570) d'avoir des entretiens avec des prêtres de sectes japonaises variées pour mesurer la profondeur du « Sprachproblem » (problème linguistique), comme l'appelle son biographe Schurhammer. Le seul interprète possible pour de tels entretiens était Juan Fernández (1526-1576), qui - en partie grâce à Anjirō et malgré le manque de matériaux pédagogiques - avait réussi à glaner quelques éléments de japonais parlé pendant ses deux premières années dans le pays.

 

         Bien que la première phase de deux ans de la mission jésuite au Japon ait été très colorée par la projection d'Arlequin involontaire d'Anjirō - le christianisme traduit en termes bouddhiques -, c'est une nouvelle entreprise, encore plus fascinante et bien plus influente, qui commença avec les entretiens Torres/Fernández à l'automne de l'année 1551 : la traduction du bouddhisme en termes chrétiens. Cette opération nécessita l'étude des religions japonaises et joua, comme nous le verrons, un rôle fondateur dans l'invention par l'Europe d'une philosophie orientale. Il n'est pas surprenant que cette opération fut elle aussi modelée par un mécanisme d'Arlequin, projetant ce qui était familier sur ce qui ne l'était pas. Cela la rend doublement importante pour étudier le début de cette aventure en détail. Que s'est-il passé dans la phase la plus primitive de la traduction du bouddhisme en termes occidentaux ?

         Comme je le montrerai dans ce livre et ceux qui suivront, le noyau central du contenu de la    « philosophie orientale », telle qu'elle fut présentée aux dix-septième, dix-huitième et début du dix-neuvième siècles, trouve son origine dans le Japon du seizième siècle. Les fossiles qui permettent de reconstituer la genèse de cette invention européenne incluent des sources comme les rapports jésuites sur les religions japonaises de 1551 et 1556. Mais ce qui tient le rôle de la pierre de Rosette dans mon archéologie de cette invention est une merveilleuse découverte faite en l'année 1902 dans la ville d'Evora, au Portugal. Le musée de cette ville abritait un paravent peint venu du Japon au Portugal à la fin du seizième siècle. Durant les siècles suivants, la doublure du papier en devint visible par endroits. Comme les relieurs européens, qui utilisaient souvent du papier imprimé recyclé, tiré de stocks d'invendus, pour renforcer la couverture et le dos des livres, les fabricants de paravents japonais avaient tendance à consolider les peintures sur le cadre de bois en les doublant avec du papier recyclé. Dans le cas de ce paravent, ils utilisèrent des douzaines de pages couvertes d'une écriture manuscrite au pinceau et à l'encre japonaise. L'examen de ces fragments par des historiens du vingtième siècle montra que presque la moitié des soixante-huit éléments étaient reliés à Ai Gozaemon Ryōza, un officiel de haut rang qui, avant et après son baptême chrétien (1583), servit comme conseiller et secrétaire du souverain japonais Toyotomi Hideyoshi (Gonoi 2000 : 85-91.104). L'autre moitié est constituée de documents et de lettres de la mission jésuite. En 1963, la majorité des fragments conservés fut publiée pour la première fois dans un livre japonais, qui contenait aussi des études de spécialistes japonais sur le contenu et la signification de cette extraordinaire trouvaille (Ebisawa 1963). Ayant étudié ces matériaux au milieu des années 1990, j'ai plus tard trouvé un deuxième livre sur le paravent d'Evora. Publié en portugais et en japonais, il contenait des mémoires de recherche ainsi que des reproductions photographiques relativement bonnes de tous les fragments de textes (Itō 2000) :

エヴォラ屏風文書、Fragment de lettre trouvé dans le paravent d'Evora ©Urs App, Itō 2000

エヴォラ屏風文書、Fragment de lettre trouvé dans le paravent d'Evora

©Urs App, Itō 2000

         C'est seulement alors que la vraie signification de cette découverte pour l'histoire de la découverte européenne de la pensée orientale commença à poindre pour moi, au cours de mon travail sur La naissance de l'Orientalisme. Tandis que les rapports de mission avaient tendance à communiquer seulement ce que les Jésuites comprenaient, ou pensaient qu'ils comprenaient de leurs conversations avec leurs informateurs japonais, les fragments du paravent d'Evora répercutent un des premiers rapports connus par les informateurs japonais sur les religions japonaises et contiennent une partie de sa terminologie originelle. Cela en fait une source extrêmement précieuse qui nous permet de reconstituer partiellement les informations délivrées par les experts japonais. Mais la valeur de la fameuse pierre de Rosette qui conduisit Champollion à déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens venait du fait qu'elle représentait à la fois un texte et ses traductions. La raison pour laquelle je nomme les fragments du paravent d'Evora la « pierre de Rosette de la philosophie orientale » est que nous disposons d'une version latine presque contemporaine des parties qui nous intéressent le plus. Ainsi, en nous fondant sur les fragments du paravent d'Evora, nous sommes capables de déduire non seulement les grands axes de l'information fournie par les informateurs japonais et quelques-unes de leurs sources, mais également la manière dont cette information originale était comprise et transformée par les Jésuites. Je montrerai dans ce livre que cette interprétation, publiée pour la première fois dans le Catechismus Christianae fidei de Valignano (1586), influença profondément les autres missionnaires aussi bien que les intellectuels européens, et fournit des éléments constitutifs d'une importance cruciale pour l'invention de la « philosophie orientale ». Alors que l'histoire des idées regorge de cas où une invention ne peut être retracée jusqu'à une source spécifique et où les supputations doivent jouer un large rôle, notre « pierre de Rosette » - les fragments japonais cachés dans le paravent d'Evora avec leur contrepartie latine contenue dans le  Catechismus de Valignano - nous offre l'occasion d'étudier les étapes initiales d'un processus de traduction interculturelle. Nous pouvons donc, pour ainsi dire, examiner l'ensemencement et la germination d'une fleur issue de l'imagination, la « philosophie orientale », aux seizième et dix-septième siècles. L'éclosion de cette fleur au dix-huitième siècle et sa fanaison ultérieure au dix-neuvième siècle forment un sujet très large, qui devra être exploré séparément.

 Urs APP              

©2018 by Urs App/Tokyo Time Table/

Michaël Ferrier pour la traduction en français

白隠慧鶴 Hakuin Ekaku (1686-1769), Aveugles sur un pont

BIBLIOGRAPHIE

  • Anquetil-Duperron, Abraham Hyacinthe, Oupnek'hat (id est, secretum tegendum), Levrault, Argentorati, 2 vol., vol. 1, 1801.

  • App, Urs, The Birth of Orientalism (La naissance de l'Orientalisme), University of Pennsylvania Press, 2010.

  • Schopenhauer’s Compass (La boussole de Schopenhauer), Wil/Kyoto, UniversityMedia, 2014.

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